Les métropoles ne sont pas seules au monde

Bien que ces quelques pages se soient déjà beaucoup appuyées sur l’oeuvre de Saskia Sassen, il convient de souligner que l’articulation majeure qui forme le coeur de son propos n’a pas encore été abordée. Car pour l’analyste américaine, la ville globale demeurerait un phénomène parfaitement vide de sens si l’on devait le considérer de manière isolée du reste du monde. C’est dans les relations qui se tissent entre les deux parties que naît la dynamique métropolitaine : le développement et la concentration de la fonction de commandement et d’intermédiation que matérialisent les activités de services de haut niveau répondent à une nécessité portée par la totalité du système productif de la sphère capitaliste.

En effet, de multiples tensions agitent les organisations productives. Aux éléments déjà évoqués à propos de l’épuisement du fordisme (chapitre 3) – l’éclatement géographique des marchés, mais également des réseaux de production, l’intensification de la concurrence, l’accélération des rythmes d’innovation et d’échange – Saskia Sassen (1991, p. 157 et suivantes) ajoute quelques évolutions plus internes aux firmes : diversification des inputs, croissance de la taille des grands groupe, spécialisation fonctionnelle des unités de production. Toutes ces tendances rendent plus complexe et délicate la coordination des activités. Celle-ci devient d’autant plus nécessaire que les modes fordistes de régulation ont en majeure partie disparu. C’est donc un véritable défi organisationnel qui est posé à l’économie désormais mondiale. C’est dans ce contexte, pour répondre à une nécessité de coordination que les sièges centraux des firmes ne peuvent plus assurer par leurs seuls moyens, que se développe une offre toujours plus étendue et spécialisée de services de haut niveau. La métropole s’impose alors comme le site de production de ces services de coordination qui saura être suffisamment efficace pour gérer cette complexité.

Les analyses de Pierre Veltz, qui évoque une « géographie de l’organisation », ou celles de Manuel Castells, qui décortique « la société en réseau » et fait des métropoles les noeuds d’un « espace des flux », se placent dans la même perspective organisationnelle que le schéma précédent. Il y a donc à nouveau une large convergence d’auteurs qui ne sont certes pas totalement étrangers les uns aux autres. Mais l’intérêt de cette articulation du processus métropolitain sur des évolutions plus générale est aussi de réintroduire de manière cohérente le reste du territoire, celui qui n’est pas directement sous les feux de la ville globale.

De ce point de vue, et malgré ces convergences, on peut déceler des différences d’approches. Ainsi, Saskia Sassen présente-t-elle la ville globale comme une formation tout à fait spécifique. Même si le réseau des métropoles s’étend au-delà de New-York, Londres et Tokyo, il demeure pour cet auteur limité aux étages supérieurs de la hiérarchie urbaine. Par ailleurs, toujours selon la même analyse, les fonctions assurées par les métropoles, ainsi que leur fonctionnement interne, les distinguent nettement du reste de l’espace économique, créant une « discontinuité dans la hiérarchie » (Sassen, 1991, chapitre 7).

La « logique assurancielle » qui constitue le principal atout de la métropole selon Pierre Veltz (1996, p. 237 et suivantes) semble au contraire beaucoup plus universelle. Elle incite tant les firmes que les ménages à venir « en métropole » chercher la diversité qui leur permettra de s’adapter plus facilement aux évolutions. Cette conception « universaliste » des atouts de la métropole découle logiquement de la lecture plutôt tranchée que Pierre Veltz donne des évolutions du système productif : on a vu au chapitre 6 comment il considère la persistance de « poches de taylorisme classique » comme le simple résidu d’évolutions encore inachevées. Dans ce cadre d’analyse, la totalité des firmes, des activités et des salariés sont impliqués par le développement des organisations productives selon le principe d’autonomie-intégration. Cette même totalité vient s’insérer au sein de « territoires-réseaux », dont la métropole est l’un des archétypes, plutôt que de « territoires-zones » (Veltz, 1996, pp. 61-66).

En cohérence avec les chapitres précédents, on choisira une voie médiane. Elle consiste d’abord à retenir – plutôt de Saskia Sassen – la représentation d’un espace productif dualisé. D’un côté, les métropoles, noeuds de réseaux, sont en situation de maîtriser les échanges à l’intérieur de cet espace, de l’autre, l’espace banal émet et reçoit, mais ne contrôle pas les flux qui le parcourent.

Pour autant, il convient d’introduire davantage de souplesse dans le propos de l’auteur américain concernant cette distinction. Même si elles sont très concentrées sur les sommets de la hiérarchie urbaine, les fonctions métropolitaines ne sont pas circonscrites à ces seuls lieux : New-York ne maîtrise pas la totalité des flux qui la concerne alors qu’Oyonnax (160) n’est pas sans une part d’autonomie. On a vu, notamment à travers les analyses de Félix Damette sur la trame urbaine française, que l’on peut construire une « hiérarchie métropolitaine » qui s’insinue très profondément dans le territoire.

Espace métropolitain et espace banal apparaissent alors étroitement imbriqués. On retrouve sur ce point les analyses de Manuel Castells. Celui-ci pose en effet, à côté d’un « espace des flux » largement attaché aux fonctions métropolitaines, un « espace des lieux » plus banal. Mais dans l’esprit du sociologue, les deux sont indissociables. Ils résultent conjointement d’une construction sociale commune de l’espace. Cette interpénétration des deux éléments de la dualité spatiale permet aussi de mieux comprendre la position de Pierre Veltz dans la mesure où elle propose un schéma selon lequel l’économie en réseau n’ignore aucun lieu, même si elle n’en recouvre pas toutes les activités ni tous les modes de fonctionnement.

On en restera donc à cette représentation à double face d’un espace métropolitain qui domine une espace banal. Elle n’est évidemment pas sans point commun avec celle qui, au sein des dynamiques du système productif, distingue le taylorisme flexible du double mouvement d’autonomie intégration.

Notes
160.

()011Oyonnax est une ville de l’Ain, spécialisée dans la plasturgie. Elle y réussit d’ailleurs plutôt bien (+22% d’emplois entre 1982 et 1990) (Inséé, 1995, en part. p. 57 et suivantes). À partir de la grille d’analyse de la population active élaborée par Pierre Beckouche et Félix Damette (1993), elle a pu être classée parmis les villes à production hyper-industrielle dont l’emploi est principalement concentré dans les fonctions de fabrication. L’espace productif banal profond en quelque sorte.