Des trafics révélateurs des hiérarchies de l’espace productif

Pour aller plus loin dans la compréhension de ces mouvements de personnes, on peut croiser ces résultats avec quelques caractéristiques des voyageurs. On cherchera alors à vérifier la mesure dans laquelle ces flux révèlent une hiérarchisation de l’espace. Dans cet esprit, on retiendra deux variables dont les diverses analyses menées sur ces résultats d’enquête ont déjà montré l’importance (Klein et Claisse, 1997). La première est naturellement la PCS. La seconde est le lieu d’habitation du voyageur en distinguant simplement les Parisiens qui se rendent en Province des provinciaux qui montent à Paris.

Compte tenu de la taille de l’échantillon observé qui ne permet pas de conserver des effectifs suffisants pour garantir la fiabilité des résultats dès que l’on distingue trop de sous-catégories, on utilise ici un jeu de 4 variables simplifiées, construites selon 2 modalités chacune :

Dans cet ensemble, la variable de PCS joue un rôle tout à fait particulier au regard de la question posée. En effet, l’hypothèse sous-jacente est que plus un flux de voyages de A vers B révèle un taux de voyageurs de PCS élevée, plus ce flux est porteur d’informations, de capacités de commandement ou de compétences de haut niveau. Si le flux inverse, orienté de B vers A est composé de voyageurs de PCS inférieure plus nombreux, alors on peut induire que les échanges de personnes entre A et B traduisent une relation dissymétrique de domination des activités de l’espace A sur les activités de l’espace B.

Les résultats de la décomposition sont présentés dans les deux tableaux suivants. Pour plus de clarté, le premier est relatifs aux flux de trafic uniquement composés de ressortissants du travail non-métropolitain (WBAN) et le second, aux flux de trafic uniquement composés de ressortissants du travail métropolitain (WMET).

Tableau : Parts respectives des PCS supérieures et inférieuresparmi les voyageurs ressortissants du travail non-métropolitain selon le type de ville de Province origine ou destination des flux,et le lieu de résidence du voyageur,dans trafic d’affaires tout mode de l’enquête TGV-A de 1993
WBAN AGGL PROV PCS- 35 % La variable discriminante de la répartition du trafic selon la PCS est, si l’on considère les flux du travail banal, le lieu de résidence des voyageurs (PROV/PARI).
La nette prépondérance des PCS+ chez les Parisiens est le signe d’une domination des espaces non-métropolitains de Province par les structures de coordination parisiennes
WBAN AGGL PROV PCS+ 65 %
WBAN VILL PROV PCS- 27 %
WBAN VILL PROV PCS+ 73 %
WBAN AGGL PARI PCS- 12 %
WBAN AGGL PARI PCS+ 88 %
WBAN VILL PARI PCS- 9 %
WBAN VILL PARI PCS+ 91 %

Au sein de chacun des deux tableaux s’opposent deux configurations distinctes de répartition sociale des voyageurs. Concernant le travail non-métropolitain, ou banal, on constate que les flux générés par les Parisiens sont d’un niveau hiérarchique sensiblement supérieur à ceux issus du déplacement des provinciaux à Paris. Que les flux observés ici concernent de grandes agglomérations ou des villes plus modestes est de ce point de vue indifférent. Cette dissymétrie est en outre confortée par un net déséquilibre des volumes de flux : sur ce segment, le nombre de provinciaux montant à Paris est entre 3 et 4 fois supérieur à celui des Parisiens qui descendent en Province. On peut alors interpréter ces résultats comme le signe d’une domination des structures de coordination économique parisiennes sur les activités non-métropolitaines de Province.

Ce schéma de domination de l’espace banal par un espace métropolitain est largement cohérent avec celui proposé par Saskia Sassen. La lecture parisienne de l’espace non-métropolitain n’est cependant pas à prendre au pied de la lettre : rien n’indique que cette domination ne transite pas également par d’autres relais, en Province, situés notamment dans les plus grandes agglomérations. Les données utilisées ici ne permettent pas de le vérifier, ni de l’infirmer. Quoi qu’il en soit, dans cet espace banal, largement structuré sur le mode hiérarchique, la grande vitesse joue son rôle de vecteur des échanges, en particulier en impliquant une baisse des coûts de déplacement à laquelle sont par nature sensibles des activités très influencées par le modèle organisationnel du Taylorisme flexible. C’est vraisemblablement sur ce créneau-là que l’usage de la grande vitesse comme opportunité se lira le mieux.

Le tableau concernant le travail métropolitain de la page suivante donne à voir une structure identique de contraste entre deux configurations de la répartition sociale des voyageurs. Mais dans ce cas, le lieu de résidence des voyageurs n’est plus la variable qui détermine le niveau hiérarchique des flux. En outre, les flux apparaissent quantitativement moins déséquilibrés : les provinciaux qui montent à Paris ne sont « que » 1,8 à 2 fois plus que les Parisiens qui descendent en Province.

Au sein du travail métropolitain, les flux de Parisiens et de provinciaux ne présentent pas de particularité du point de vue de leur composition. Le clivage s’opère cette fois autour du type d’espace de Province dont on observe les échanges avec Paris. Entre Paris et les grandes agglomérations, les flux apparaissent socialement équilibrés. Ils sont composés en presque totalité de voyageurs appartenant aux catégories les plus élevées. Peut-être, si les données utilisées le permettaient, une distinction serait-elle repérable entre les deux sens de flux en décomposant plus finement ces catégories, elle n’est en tout cas pas visible ici.

Tableau : Parts respectives des PCS supérieures et inférieuresparmi les voyageurs ressortissants du travail métropolitain selon le type de ville de Province origine ou destination des flux,et le lieu de résidence du voyageur,dans trafic d’affaires tout mode de l’enquête TGV-A de 1993
WMET AGGL PROV PCS- 5 % Concernant le travail métropolitain, c’est la taille des villes de Province (AGGL/VILL) qui détermine la répartition des flux selon la PCS. Le lieu de résidence apparaît indifférent.
Plutôt qu’une interprétation en termes de domination d’un espace sur un autre, ces résultats renvoient l’image d’un réseau métropolitain hiérarchisé.
WMET AGGL PROV PCS+ 95 %
WMET AGGL PARI PCS- 4 %
WMET AGGL PARI PCS+ 96 %
WMET VILL PROV PCS- 16 %
WMET VILL PROV PCS+ 84 %
WMET VILL PARI PCS- 15 %
WMET VILL PARI PCS+ 85 %

Entre Paris et les villes plus modestes, en revanche, les flux sont d’un niveau hiérarchique significativement moindre, mais toujours sans contraste entre Parisiens et provinciaux. Ces résultats n’appellent donc pas d’interprétation directe en termes de subordination des activités métropolitaines d’un espace par un autre. Le phénomène de différenciation spatiale révélé ici distingue les grandes agglomérations de Province des plus petites villes. L’image produite reprend celle d’un réseau métropolitain hiérarchisé, mais les modalités selon lesquelles s’organisent les différences sont très différentes de celles qui prévalaient pour les activités banales.

C’est l’insertion dans des systèmes d’échange d’un niveau supérieur qui paraît distinguer les grandes agglomérations et Paris d’une part, des plus petites villes d’autre part. S’il fallait continuer intuitivement la figure qui se dessine, on pourrait sans aucun doute relier Paris à quelques autres capitales mondiales par des flux liés au travail métropolitain d’un niveau qui n’est pas atteint entre Paris et les grandes agglomérations françaises. De même, les échanges, que l’on n’observe pas ici, entre grandes agglomérations et plus petites villes devraient se situer au niveau de ceux repérés entre Paris et ces plus petites villes.

En revanche, à chacun des niveaux, les flux ne semblent pas trahir de dissymétrie fonctionnelle, de relation de commandement dans un sens et de subordination dans l’autre. Bien sûr, il convient de prendre cette dernière assertion avec prudence car il faut bien envisager que des échanges se produisent entre les différents niveaux du réseau métropolitain et que ces échanges soient orientés. Les données utilisées ici ne permettent guère que des hypothèses.

La structure du réseau métropolitain telle qu’elle se dessine à travers ces données évoque enfin deux figures déjà décrites dans les chapitres précédents. L’apparent équilibre hiérarchique des flux d’échanges au sein des activités métropolitaines renvoie tout d’abord assez clairement aux modes d’organisation analysés en termes de dualité autonomie/intégration. En présentant une image où chaque cellule d’un même niveau du réseau métropolitain échange avec ces équivalents, sans relations de subordination, les flux de personnes donnent à voir la part d’autonomie. La question de la transcription au sein des flux de déplacements de la nécessaire intégration demeure posée. La seconde figure rappelée par ces données est celle de la grande vitesse comme nécessité car ces échanges qui se réalisent en dehors des structures hiérarchiques formelles impliquent une souplesse et une adaptabilité que le relatif effacement de la distance rend seul possibles.

En conclusion, les flux de déplacements à grande vitesse du travail métropolitain et ceux des activités banales apparaissent nettement différenciés, notamment par leur inscription dans l’espace productif. Ils permettent non seulement d’observer des structures spatiales bien particulières, mais offrent aussi une interprétation de ces phénomènes. Ces analyses visent à enrichir la compréhension de la demande de transport en dépassant le simple constat de différences entre les lieux ou d’évolutions dans le temps. Dans cette perspective, la possibilité de relier certaines caractéristiques de la demande de déplacements à grande vitesse à des structures sociales plus globales est essentielle. Le chapitre cinq avait déjà permit d’envisager l’usage de la grande vitesse comme une composante de la globalisation. À travers leur articulation aux deux dualités – organisationnelle et spatiale – du système productif, les flux de passagers du TGV ou de l’avion se chargent encore davantage de sens.