Quartier de la gare, quartier d’affaires ?

Pourtant, dans cet univers de fluidité et de transparence, la place de la gare dans la ville est plus complexe qu’il n’y paraît. La seule volonté d’inscrire les chemins de fer dans la modernité sociale des réseaux suffit pour redessiner les installations de la gare elle-même selon une architecture fonctionnelle conforme à cet espoir. En revanche, dès que l’on sort du domaine ferroviaire pour vraiment pénétrer la ville, cette seule volonté ne suffit plus pour vraiment transformer les lieux. L’équation quartier de gare = quartier d’affaires, si elle est partie intégrante de la vision moderniste des chemins de fer et de la ville, ne se traduit pas aussi simplement dans la réalité. À chaque exemple où elle semble fonctionner, on peut, semble-t-il, opposer un contre-exemple.

Mais au-delà de cette comptabilité de médiocre intérêt, les analyses menées sur les différents exemples observables semblent aboutir à quelques conclusions. L’une d’entre elles tient à ce que l’émergence d’un quartier d’affaires à proximité d’une gare TGV n’est jamais la conséquence spontanée de l’amélioration de l’offre de transport. Les réussites que l’on peut constater s’appuient toujours sur une très forte implication des collectivités locales et des élus locaux (voir par exemple Jacques Chevalier et alii, 1995 et 1997 à propos de l’opération Novaxis au Mans ou Philippe Ménerault et Patricia Stissi, 1996 concernant Euralille). À travers ce volontarisme, c’est bien la représentation de la grande vitesse qui s’impose aux faits.

L’analyse du contexte de ces opérations d’urbanisme alimente encore la présomption de relative indépendance entre la desserte à grande vitesse et la rénovation des quartiers de gare. En effet, l’histoire des villes et des quartiers nouvellement desservis par le TGV ne commence évidemment pas le jour où les premiers voyageurs descendent du train rapide. L’opération de la Part-Dieu, à Lyon, était par exemple largement entamée avant qu’il y soit question de l’arrivée du TGV. En cela, la cité rhodannienne répondait à un constat dressé alors par la Datar de sous-équipement des « métropoles d’équilibre » en matière d’accueil des activités décisionnelles et de structures commerciales modernes. De nombreuses autres grandes villes de Province ont vu s’ériger à la même époque des centres commerciaux intégrés et des complexes d’affaires, d’ailleurs souvent en des sites peu éloignés de la gare : ainsi par exemple à Strasbourg (Gérard et Gérard, 1999).

Qu’ensuite, l’arrivée du TGV à Lyon, et plus précisément dans la nouvelle gare de la Part-Dieu, soit venue y conforter le marché de l’immobilier au milieu des années 80 semble une réalité (168). Il semble cependant acquis que, tant la nature de cette opération d’urbanisme et ses dynamiques profondes que sa singularité et son ampleur pour une ville de Province trouvent d’autres fondements que l’établissement d’une liaison ferroviaire performante avec Paris.

À une échelle plus modeste, les études menées sur le cas manceau confirment cet enracinement historique des projets. Ici, ce sont les liens très particuliers que la cité et les édiles locaux ont de longue date entretenus avec le système ferroviaire qui peuvent expliquer la mobilisation autour de quelques immeubles de bureaux avec vue sur les voies (Chevallier et alii, 1995, 1997).

En revanche, dans l’exemple grenoblois, c’est une logique essentiellement interne, liée à la mise en place de lignes de tramways qui a présidé au réaménagement de la place de la gare, de ses liaisons avec le centre-ville et du franchissement des installations ferroviaires. « Le TGV n’a [...] joué qu’un rôle marginal dans l’occupation du site » (Mannone, 1997, p. 83). La création d’un centre d’affaires par-delà la voie ferrée – baptisé « Europole » comme il se doit et de taille plutôt modeste eut égard aux dimensions de l’agglomération – s’inscrit en premier lieu dans un effort de rénovation de la partie occidentale du territoire de la commune-centre par extension du centre-ville. Les difficultés de commercialisation des surfaces de bureaux et l’alternance politique intervenue en 1995 à la tête de la Mairie ont finalement fait évoluer sensiblement la consistance d’Europole qui plutôt qu’un centre d’affaires accueille aujourd’hui une « cité scolaire internationale » et une cité judiciaire (Pradeilles, 1997).

La gare marseillaise de Saint-Charles présente encore une autre configuration dans laquelle l’arrivée du TGV-Méditerranée et le réaménagement du pôle d’échange multimodal (Zembri-Mary, 1998) vient télescoper une autre opération de toute autre envergure – qui s’appellera ici « Euroméditerranée », évidemment. Directement soutenu par l’état, l’ambition de ce projet est de restructurer en profondeur le rôle de la cité phocéenne en érigeant un centre décisionnel censé acquérir une dimension internationale à l’échelle du bassin méditerranéen (Morel, 2000). Reste, comme le soulignent Patrick Guyon et Jean-Roland Barthélémy (1999), que les deux opérations Saint-Charles et Euroméditerranée, tout en cherchant à se conforter l’une l’autre, n’ont pas suscité de véritable synergie.

À cette situation d’insuccès (jusqu’à présent du moins) répond le relatif succès de Lille, si on l’évalue en termes de capacité à articuler deux opérations d’urbanisme aussi différentes qu’une gare TGV et un complexe associant centre commercial, immeubles de bureaux et logement (Aloyer, 1992). Pourtant, la configuration lilloise semblait très semblable à celle du port méditerranéen : volonté de sortir d’une crise urbaine marquée, arrivée du TGV et projet de quartier d’affaires (« Euralille » cette fois-ci, suivant toujours la même veine d’inspiration) conçu comme moyen et symbole de cette sortie de crise (Ménerault et Stissi-épée, 1996, p. 32 ). Muriel Rosemberg (2000) insiste aussi sur le rôle particulier tenu par le conflit autour du tracé de la ligne nouvelle par Lille ou Amiens. En suscitant une mobilisation commune et médiatique de différentes institutions locales et régionales, cette « bataille » a constitué, selon un joli mot de P. Nora (cité par Rosemberg, p. 41), « un événement [qui] a comme vertu de nouer en gerbe des significations éparses » autour d’un projet métropolitain.

Il est enfin intéressant de mentionner le cas de Nantes à propos duquel le c.e.t.e. de l’ouest porte une appréciation minimale des retombées du TGV sur le quartier de la gare : « Contrairement à ce que les élus avaient clamé, la présence de la gare TGV n’a pas joué en faveur de ce quartier pour attirer les activités » (Cete de l’ouest, 1997, p. 91). Ce jugement est à peine nuancé par le constat de la localisation d’un équipement public lié au tourisme d’affaires (un palais des congrès et d’expositions) et de la délocalisation du service financier de la Poste.

À l’issue de ce petit tour de France des quartiers de gare TGV, il apparaît que l’équation quartier de gare = quartier d’affaires se traduit de manière très diverse. Dans ces conditions, on peut s’interroger sur le fondement de ces tentatives ou de ces espoirs, assez systématiques, d’asseoir une zone d’affaires à proximité des gares TGV. C’est peut-être en observant l’une des rares agglomérations qui n’a pas vraiment tenté d’investir son quartier de la gare – il s’agit de Poitiers – que l’on peut mieux comprendre les dynamiques qui se jouent autour des gares TGV. Il faut alors pousser jusqu’au « Futuroscope », ce parc de loisir high-tech érigé dans les années 80 à proximité de la ville.

Voici donc un équipement qui n’a, de prime abord, rien à voir avec la desserte ferroviaire à grande vitesse, ni grand-chose avec les activités « quaternaires ». Pourtant, il suscitera de la part des responsables locaux des initiatives en matière d’aménagement finalement très semblables à ce qui semble la constante des projets d’urbanisme affectant les quartiers de gare : la mise en place d’une zone économique dédiée aux activités que l’on a pu qualifier de métropolitaines. Il servira aussi de support identitaire au marketing urbain de l’agglomération.

Bien entendu, on décèle des nuances entre les activités de production d’innovations technologiques que l’image du Futuroscope est censée attirer et les activités plus ouvertement orientées vers l’intermédiation qui s’installent préférentiellement autour des gares de centre-ville (169). Il semble néanmoins que, dans les deux cas, le déclic, le catalyseur de l’action des décideurs locaux repose sur une association entre la modernité perçue d’un équipement public et celles attachées aux activités économiques métropolitaines. Que la modernité de l’équipement public découle de la silhouette et des performances du train rapide, ou des innovations ludiques proposées par le parc d’attraction importe finalement peu. Elle constitue à chaque fois une opportunité – rarement spontanée – dont certains de ces « entrepreneurs politiques », pour reprendre l’expression de Bernard Jouve et Christian Lefèvre (1999), se saisissent (170).

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’arrivée du TGV dans une agglomération n’ait pas de conséquence systématiquement répétée, même sur le quartier de la gare. Ce n’est pas tant l’accessibilité nouvelle en soi qui est valorisée. Elle ne l’est jamais en dehors d’un contexte local précis, qui fait se croiser des histoires collectives et des individualités, des conjonctures économiques globales, mais de court terme et des potentialités locales qui se construisent dans la durée. À ces éléments il faut ajouter une configuration urbaine toujours différente, des caractéristiques propres aux conditions de desserte qui, nonobstant la même étiquette TGV, varient considérablement d’une cité à l’autre.

Cette irréductible variété de l’insertion urbaine de la grande vitesse ferroviaire semble s’opposer à la constance du discours affirmant la vocation économique du quartier de la gare. Cette dissociation entre le devenir tangible de ces zones et l’image qui leur est accolée ne doit pas être occultée. Elle apparaît comme une distinction entre la production matérielle de l’espace et sa production symbolique, selon la formulation empruntée ici à Muriel Rosemberg (2000) et ne désigne pas deux formes isolables de ce processus. Au contraire, elle veut signifier que l’espace est produit de manière indissociable selon ces deux plans, que le symbolique permet la transformation matérielle autant que l’aménagement concret constitue un discours sur l’espace. Dans ce cadre d’analyse, après avoir vérifié comment la grande vitesse s’inscrit de manière tangible dans l’espace métropolitain, à travers la structure des dessertes qu’elle permet, à travers aussi les usages qu’elle suscite, il convenait d’envisager de quel discours sur l’espace elle participe. C’est cet éclairage que fournit l’observation des gares et de leur environnement.

Il ressort alors de cet examen qu’indubitablement, le discours sur l’espace auquel la grande vitesse sert de support est très monolithique. Il est tout entier fait d’efficacité économique et d’ouverture géographique. L’omniprésence de l’Europe dans le nom des différentes zones d’aménagement est à entendre en ce sens. Muriel Rosemberg, analysant la publicité du marketing urbain, souligne le souci des différentes cités de « s’inscrire dans le monde » (p. 154), mais dans un monde imaginaire, largement idéalisé. Elle souligne aussi l’affichage d’une histoire – souvent réduite à quelques symboles valorisants – et simultanément, la référence constante à l’avenir, manière aussi de s’inscrire dans le temps ?

Enfin, pas un projet de ville n’omet le thème du cadre de vie. Vie culturelle, loisirs et environnement sont alors privilégiés. Mais si l’épanouissement des individus est en général mis en avant, les discours dénotent une instrumentalisation de ces préoccupations qui deviennent un élément de séduction comme le notait déjà Jean Gottman, mais répondent aussi à cette vision de la ville d’affaire standardisée que décrivaient les experts interrogés par Alain Bonnafous et Marie-Andrée Buisson (1991). Il faut alors admettre que les exposés de projets de ville, et en particulier les discours construits autour de l’équation quartier de gare=quartier d’affaires participent complètement d’un processus de production symbolique d’un espace métropolitain.

À l’évidence, le TGV semble disposer de nombreux atouts pour porter cette image classique de la métropole. La fluidité de la circulation des personnes et l’efficacité économique apparaissent presque comme sa raison d’être, les deux dimensions spatiales et temporelles, sa nature même, enfin, ses usages associent étroitement mobilité professionnelle et mobilité personnelle. Quoi d’étonnant, alors, que la grande vitesse soit si souvent choisie comme support de ces « discours métropolitains » ?

Bien sûr, ces jeux croisés de signification ne laissent rien indemne. On avait déjà posé comme standard de la ville d’affaire, le fait de disposer d’une offre de transport à grande vitesse. En supportant l’espace métropolitain, le TGV se construit, au plan symbolique, comme étant lui-même un objet métropolitain. Pour autant, le TGV ne se réduit pas non plus à cette seule dimension car, en paraphrasant Muriel Rosemberg (2000, p. 169), on peut énoncer que le discours (sur la ville, l’espace métropolitain ou un objet technique) révèle une intention et non une essence.

Notes
168.

()011... que mettent bien en évidence les chiffres rassemblés par Didier Duchier dans le cadre d’une thèse en préparation. Voir notamment Agence d’Urbanisme de la Communauté Urbaine de Lyon, (1986) et Rakowski (1990). Ils montrent notamment que le nombre de m Ils montrent notamment que le nombre de m de bureaux construits sur le secteur de la Part-Dieu évolue, en amplifiant les variations, de manière parfaitement corrélée à celui concernant l’ensemble de l’agglomération. Cette corrélation est respectée de 1975 à 1995, sauf entre 1981 et 1983, période de mise en service du TGV pendant laquelle la Part-Dieu connaît un pic que l’on ne retrouve pas ailleurs. Valérie Mannone (1997, p. 81) souligne pour sa part que l’occupation des bureaux du quartier est principalement le fait d’activité transférées du centre traditionnel, sauf entre 1983 et 1987, où la création d’antennes d’entreprises parisiennes l’emporte.

Jean Pelletier, dans un article qui légitime pourtant le discours des aménageurs de l’époque, souligne que si l’idée de construire une gare dans le quartier a été envisagée dans les années 60, elle a ensuite été abandonnée. C’est dans une logique ferroviaire (liée à la difficulté d’accueillir le trafic TGV à Perrache), très largement indépendante de l’opération d’urbanisme, qu’elle sera finalement ressuscitée et mise en oeuvre au début des années 80 (Pelletier, 1985)

169.

()011En réalité, l’annuaire des entreprises présentes sur le site du Futuroscope, laisse apparaître une grande variété d’activités de services aux entreprises qui vont du conseil en stratégie jusqu’à des centre d’appels téléphoniques nettement moins consommateurs de compétences de haut niveau.

170.

()011Que le Futuroscope ait fini par susciter la construction d’une gare TGV à ses abords immédiats est finalement le clin d’oeil de cette histoire. Cette nouvelle offre de transport, essentiellement destinée à la clientèle du parc de loisir, vient d’abord renforcer la compétitivité de cet équipement par rapport à ses concurrents Astérix ou Eurodisney. Elle conforte aussi l’image moderniste de la zone et constitue ainsi un élément, certes ténu, de sa valorisation en termes de développement économique. En revanche, il est peu probable qu’une entreprise se soit laissée séduire par une offre de transport qui ne permet de gagner Paris qu’une fois par jour, à 17h22.