Des niveaux d’analyse différents

À l’évidence, les transitions ex abrupto de considérations globales à des questionnements très spécifiques sont nombreuses tout au long du texte. On peut en mentionner trois exemples parmi d’autres : le rapprochement de l’épuisement du fordisme et de la genèse du TGV, de l’affirmation d’une société informationnelle et de la mise en place d’un système informatisé de gestion de l’offre ferroviaire ou encore du phénomène de métropolisation et de la représentation urbanistique du quartier de la gare. Ces rapprochements ne sont pas fortuits, ils ne sont pas non plus symétriques : les tendances de société sont présentées ici pour leur capacité à éclairer telle ou telle dimension de la grande vitesse ferroviaire.

Elles permettent alors de contextualiser certains aspects, de charger de sens certains événements ou certaines évolutions. Le premier des trois exemples rappelés ci-dessus, donne une bonne illustration de cette démarche. L’invention du TGV est parfois racontée sur le mode personnel, attribuant à ses principaux acteurs une clairvoyance déterminante. L’organisation qui abrita ce processus – le service de la grande vitesse – ainsi qu’un certain nombre de choix techniques – l’utilisation de modèles de prévisions, l’option de véhicule de petite capacité circulant à haute fréquence, etc. – semblent alors apparaître hors de tout contexte. Cette vision, souvent issue de témoignages directs, est heureusement complétée par des analyses réintroduisant cette innovation dans l’évolution de l’entreprise ferroviaire. La tradition d’excellence technique et le jeu interne entre différentes directions opérationnelles, la montée de la concurrence routière et aérienne, l’effet de catalyseur qu’a joué de ce point de vue l’Aérotrain sont tour à tour évoqués. Mais rares sont les investigations qui débordent le cadre du petit monde ferroviaire.

Relire cette histoire à travers une analyse de l’épuisement du fordisme ne saurait prétendre apporter la clé unique de compréhension du processus qui a présidé à l’éclosion du train rapide. C’est néanmoins un moyen de donner un sens à cet enchaînement de situations. C’est un moyen de se prémunir d’une interprétation trop unilatérale de cette histoire immédiate. On a vu qu’elle permettait même, à l’occasion, de revenir sur diverses difficultés d’ajustement que le développement de l’offre TGV rencontre encore aujourd’hui. C’est, du global au spécifique, à travers cette construction d’une signification, que la restitution du contexte d’événements ou d’évolutions affectant la grande vitesse ferroviaire présente un intérêt.

Dans l’autre sens, il a été indiqué à plusieurs reprises que le statut d’innovation mineure du TGV ne lui confère vraisemblablement pas un rôle majeur dans l’élaboration « d’explications du monde ». En revanche, la mobilisation de diverses analyses globales a impliqué la reformulation de tendances lourdes d’évolution de société. Cette mobilisation s’est également opérée à travers la sélection des aspects qui sont apparus comme les plus pertinents pour apporter un supplément d’intelligibilité à la grande vitesse. Ces reformulations, ces applications de problématiques générales à une thématique étroite ne sont pas neutres. Pour peu qu’elles soient honnêtement menées, elles sont – pourquoi pas ? – susceptibles d’enrichir, même de façon très marginale, les analyses globales initiales. Le schéma qui sous-tend cet espoir s’oppose à la représentation d’une accumulation linéaire des connaissances. Il tient plutôt des constructions de la complexité par le « bruit auto-organisateur » telles que les envisage Henri Atlan (1979).