2. Méthode de recueil des données.

Nous avons réalisé des entretiens individuels d’une durée variable, de trois à cinq heures d’enregistrement, voire plus, puisque certains ont été rencontrés à deux reprises, tandis que d’autres ont été revus plusieurs années après la première entrevue.

Quels ont été les principes qui ont présidé à la conduite des entretiens ? Sont-ils classables dans telle ou telle catégorie ? Tout d’abord, il faut souligner que, compte-tenu de notre formation initiale de psychologue, nous avions quelques notions et expériences relatives à l’entretien individuel. En effet, nous avions eu l’occasion de l’étudier et de l’éprouver en stage. Certes, on objectera que c’est un renvoi naïf, que ce n’est pas une référence et que cela n’augure en rien de sa bonne conduite. Cependant, on peut concevoir que le chercheur fait avec ce qu’il est et lorsque, en la matière, nous faisons état de ce que nous avons intégré, il nous semble qu’un entretien qui se veut compréhensif, finalisé par une recherche de sens, sollicitait une certaine attitude, parente de la démarche clinique, dans une disposition proche de la conceptualisation Rogérienne, où l’écoute et la reformulation, cette disposition centrale et confiante vers le sujet, sont deux atouts majeurs qui constituent une force maïeutique. Et c’est cette logique qui, d’une certaine façon, a présidé à notre démarche.

Nous avions de grands domaines à aborder mais, loin de guider l’entretien, nous nous laissions guider par l’enseignant, en pratiquant fréquemment la reformulation. Pourquoi ce genre d’attitude ? C’est notamment parce que, ayant présenté par téléphone et par courrier notre thème de recherche sous la forme d’une interpellation à peu près formulée en ces termes : Comment comprendre l’engagement perséverant dans la pratique d’une pédagogie innovante ?, nous faisions l’hypothèse que l’interessé avait une élaboration de réponse, qu’il s’agissait avec notre aide, nous le disons simplement, c’est-à-dire avec l’écoute et la reformulation, de faire advenir. D’une certaine manière, il avait à raconter son histoire en lien avec cette problématique de l’engagement persévérant dans la pratique de telle ou telle pédagogie innovante. Il avait des choses à dire ; il fallait le laisser dire, ne pas censurer, ne pas paralyser, mais inviter à approfondir. La disposition était celle de l’accueil, en nous plaçant du point de vue du sujet. Il s’agissait d’être réellement présent à l’autre. Dans tous les cas, eux étaient disponibles et motivés pour cette rencontre, ce qui facilitait la tâche. Donc, que ce soit de notre côté ou du leur, le terrain était favorable, ’l’énergie vitale’, comme l’exprime Wilhelm Dilthey (1833-1911) - dont on relit les travaux comme l’un des pères de l’entretien compréhensif de recherche - était bien présente pour qu’advienne une connaissance, chacun faisant naître l’autre à plus d’entendement.

Si l’écoute, la reformulation, l’attention bienveillante furent les points de référence de notre attitude, nous souhaitions nous abstenir, tant que faire se peut, d’interpréter les propos. A partir des données présentes à la conscience des enseignants, nous étions finalement plutôt en position d’accueil et de reformulation du sens de la conscience. En outre, nous évitions naturellement, dans nos questions, des notions évocatrices, telle que l’idée de la différence en Gestion Mentale, celle de la Médiation dans l’oeuvre de R. Feuerstein, celle du tatônnement expérimental chez Freinet. Toutes ces questions étaient à bannir car elles induisaient un domaine dont nous avions sans doute envie que l’enseignant nous parle mais qui ne correspondait pas à une utilisation notionnelle spontanée. Or, nous nous étions donné comme consigne implicite de reprendre ’au vol’, sous forme de question ou de reformulation, uniquement les concepts et idées, que l’enseignant abordait de prime abord.

Dans ce contexte, nous n’avions pas de questions réellement élaborées sous forme de grille détaillée, puisque les questions se formulaient à partir du donné de l’enseignant. En revanche, à partir de ce donné - selon une méthodologie semi-directive- les questions posées ou les reformulations avaient pour vocation de l’approfondir. Précisons cependant que nous souhaitions que certaines thématiques soient abordées, par exemple au sujet de l’itinéraire scolaire et professionnel et de l’éducation religieuse ; si celles-ci ne s’imposaient pas naturellement, nous les introduisions par interrogation. Par exemple : Pouvez-vous me décrire votre itinéraire scolaire ?, Professionnel ?, Avez-vous reçu une éducation religieuse ?, Pouvez-vous m’en parler ?, Avez-vous des engagements associatifs, socio-culturels ?, Y’a-t-il eu des moments d’arrêt, de questionnement ? A noter également que, volontairement, nous opérions parfois un renversement de perspective, en interrogeant l’antithèse à partir du donné. Dans tous les cas, par l’étonnement et la destabilisation induite, cette méthode visait l’approfondissement. Nous posions des questions du genre : la requête de cette méthode ne traduit-elle pas un désir de pouvoir ? Etes-vous en contradiction avec ce que vous dîtes ? Telle une volonté d’interpeller la crédulité pour mieux rechercher l’authenticité.

Dès lors, comment se sont déroulés les entretiens ? Nous commencions toujours - à moins que l’enseignant nous conduise spontanément ailleurs, ce qui est parfois arrivé, et dans ce cas nous suivions son chemin - par la même question d’entrée : Est-ce que vous vous souvenez de ce moment premier où vous avez entendu parler de la Gestion Mentale. (..) de la pédagogie Freinet, du PEI, est-ce que vous pouvez vous remémorer ce moment, Vous revoyez des personnes des situations, est-ce que vous pouvez m’en parler ? Et, à partir de là, c’est l’image d’un écheveau qui convient, comme métaphore, à la guidance de l’entretien. Il se déroule, on le ’ré-enroule’, il se déroule encore, revenant au point de départ pour mieux approfondir et saisissant toute nouvelle thématique pour mieux la développer ; et c’est précisément au coeur de l’approfondissement que de nouvelles thématiques émergeaient. Cela supposait de notre part une réelle méthodologie de suivi et de maîtrise d’une organisation logique, qui escomptait ne pas perdre le fil conducteur, garder le cap pour éviter les trop grandes dérives, tandis que nous devions stocker en mémoire, parfois avec l’aide d’une trace écrite, les diverses voies explorées, pour mieux y revenir ensuite. La tâche nous était rendue possible, étant donné que nous avions des intuitions premières, des pré-hypothèses a priori par rapport à l’ idée de la personne, qui est la notion fédératrice de notre recherche, mais elle ne nous était pas encore dévoilée plus largement, puisque nous menions en parallèle une recherche d’ordre philosophique à partir de lectures sur ce sujet. Ainsi s’avançait et se construisait le débat. Lorsque nous sentions un tarissement, l’entretien s’arrêtait.

Les entretiens se sont déroulés sur trois ans. Nous avons revu a postériori quelques enseignants. Ce fût pour nous une nouvelle expérience, source d’apprentissage. Nous avons acquis progressivement de l’entraînement et une meilleure conduite, c’est pourquoi nous avons laissé de côté quelques entretiens préalables que nous jugions insuffisants. Dans l’ensemble, il y eu quelques ’ratés’ dans la méthode, dont les exemples particuliers pourraient fragiliser cet exposé. En effet, nous pensons avoir commis quelques erreurs. Ainsi, en relisant l’entretien, il nous est arrivé de nous dire : ’Ici, nous avons introduit une question réellement inductive’ ; là, ’nous avons utilisé brutalement une formulation directive’ ; ici, ’ce n’est pas approfondi.’.

Malgré tout, des repères méthodologiques se sont tracés, qui couvrent, d’une part, l’attitude, et, d’autre part, la conduite de l’entretien, tandis que ce cadre a constitué une référence. Si ce dernier s’est amendé au cours des premiers entretiens, il ne s’est pas réellement modifié en cours de route. Fut-il le bon ? L’argument qui prévaut pour une réponse affirmative est sans doute que notre fondement méthodologique est en harmonie avec notre problématique. Cette cohérence se situe autour de la logique compréhensive. C’est pourquoi, comme nous l’évoquions en préambule, nous nous sentons proche des vues de C. Rogers sur la démarche clinique et de W. Ditlhey dans sa visée herméneutique.

Notre travail s’inscrit ainsi dans une double perspective, compréhensive et élucidante. Compréhensive, parce que la démarche clinique encourage la proximité du sens individuel en référence à une problématique existentielle. Explicative, W. Ditlhey définissant l’herméneutique comme une interprétation de sens d’unité intérieure. S’agissant de la compréhension, il déclare :

‘ ’Quel est ce processus qui ressemble si peu aux autres démarches de la connaissance ? Nous appelons compréhension le processus par lequel nous connaissons un ’intérieur’ à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos sens (..) c’est seulement en reproduisant les divers indices qui tombent ainsi sous nos sens que nous reconstituons ’l’intérieur’ correspondant. Tous les éléments de cette reconstitution, sa matière, sa structure, ses traits les plus individuels, doivent être fournis par notre propre réalité vivante.60’. ’

La compréhension est alors constitutive de l’interprétation,

‘’Nous appelons interprétation un tel art de comprendre les manifestations vitales fixées d’une manière durable (..) expression authentique d’une vie intérieure.61’.’

Notre démarche qualitative est clinique et hérméneutique, car elle vise une élucidation de sens à partir d’une psychologie existentielle. Notons dès lors, et en filigrane, que le traitement statistique, compte-tenu de cette approche méthodologique et de la taille de notre population, s’avère inopportun, inadéquat.

S’agissant singulièrement de la référence à C. Rogers, est-ce à dire que nos entretiens sont à classer dans la catégorie non-directive ? Ce terme nous semble proche et, en même temps, impropre, car la thématique de recherche est déjà inductrice ; elle dirige la conscience des interviewés dans une certaine voie, qui est vectorisée. En effet, lorsqu’on s’interroge ’pourquoi l’engagement dans cette pédagogie ?’, on balise déjà un champ de réponse. Et lorsque des thèmes sont perçus et recueillis, qu’une question est formulée visant l’approfondissement, c’est en référence à des hypothèses et à des intuitions préalables. On ne peut pas dire qu’une certaine direction nous échappe. Le sens est présent chez l’interviewé ; on le reçoit, parce qu’il croise notre route, disposés que nous sommes par notre projet, alors qu’on invite celui-ci à faire ensemble un bout de chemin dans cette voie qu’il a tracée, escomptant l’éclaircissement, voire l’introduction d’autres chemins. On peut dès lors parler d’une semi-direction.

Comme le souligne M. Grawitz62, ’‘l’entretien non directif a été mis au point par Carl Rogers dans le cadre de la psychothérapie.63’, ce qui ne correspond pas à notre démarche présente mais, si ’Rogers avait d’abord cru cette thérapeutique réservée aux seuls malades anxieux, elle se révéla finalement si efficace qu’il l’étendit à de nombreuses situations d’entretiens’.64’.

Et pourtant, selon M. Grawitz, ’L’attitude non directive est fondamentalement une attitude démocratique et chrétienne de respect de la personne, de fraternité active et de confiance en l’homme65’. Elle ajoute, selon un point de vue qui reste discutable, que :

‘ ’sur le plan de l’efficacité, elle est celle qui permet le mieux d’approcher la réalité, la vérité des autres.’. Elle rappelle les principes d’empathie et de reformulation qui lui donnent ses marques, ainsi que la necessité ’d’écarter de l’entretien non-directif tout essai d’évaluation, d’interprétation (..) l’expérience a montré que ces pratiques empêchaient le sujet de relâcher ses défenses (..). Autrement dit, le sentiment de pouvoir être compris compte plus, aide davantage le sujet à se comprendre lui-même, qu’une démonstration intellectuelle brillante et une clarification juste, mais qui risque de le heurter ou seulement de lui paraître extérieure à lui-même. Dans le premier cas, les défenses du sujet se relâchent ; dans le deuxième, elles se renforçent.66’.’

Notes
60.

W. Dilthey, Origine et développement de l’herméneutique.

61.

Op., cit.

62.

M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales.

63.

Op., cit, p. 728.

64.

Ibid., p. 729.

65.

Ibid.

66.

Ibid.