C. Personne et éducabilité spirituelle.

1. Personne connaissance et conscience.

Socrate profère le ’connais-toi toi-même’. J. Lacroix dira que la connaissance de soi est un devoir moral. Chacun est doté, chacun porte une générosité ; c’est à partir de cet avoir que se découvre l’être ; encore faut-il se choisir, car ’ce que nous serons dépend de ce que nous avons. A chaque homme (..) de se connaître. 110 . Se connaître n’est pas se réciter, mais se créer. Ainsi, l’éducation forme le caractère, elle ne le récite pas. Le caractère ne se résume pas, chez E. Mounier, à des typologies structurales ; il est l’expression singulière des promesses personnelles, ‘connaître un caractère, c’est connaître et aimer ses promesses (...), mon caractère, ce n’est pas ce que je suis, au sens où un instantané psychologique fixerait toutes mes déterminations révolues, tous mes traits dejà creusés. C’est la forme d’un mouvement dirigé vers un avenir et dévoué à un plus être. C’est ce que je puis être, plus que ce que je suis, mes disponibilités plus que mes avoirs, les espérances que je laisse ouvertes plus que les réalisations que j’ai déposées’ . 111 112

E. Stein113 considère en ce sens que l’homme est capable de s’extraire des conditionnements qui opèrent subrepticement, à son insu, parce que celui-ci est capable de se connaître, de se comprendre à partir d’une conscience intrinsèque qui opèrerait une forme de réfléchissement. J.B. Dui-Kim-Duong définit la conscience par la connaissance, ‘’la conscience, grosso modo, est l’acte par lequel le même sujet connaissant se connaît connaissant, le même sujet voulant se connaît voulant, le même sujet agissant se connaît agissant.’ 114 . La conscience est l’avènement du sujet connaissant, ‘la conscience est cette intime expérience de soi-même, c’est donc la connaissance de soi-même comme sujet, comme principe quod de cette même connaissance.’ . L’homme a une connaissance d’humanité, ’En vertu de sa liberté, la personne est donc capable de pénétrer cognitivement sa propre vie psychique et de découvrir les lois auxquelles elle obéit. 115 . Et parce que le sujet est l’être se sachant libre dans sa décision.

La personne est au creuset de la connaissance. K. Wojtyla dira ainsi que la conscience est ’la compréhension du déjà compris. 116 . G. Bastide définira la personne par une liberté, selon l’acte de connaissance et d’implication, ’l’homme est donc libre en tant que personne, dans l’acte par lequel l’esprit se connaît et se construit dans ses oeuvres. 117 .

S’agissant du ressort de la connaissance, E. Stein valorisera la notion d’expérience interne, ’La forme la plus originale sur quoi se construisent les jugements et les conclusions ultérieures et qui, conservée en mémoire, nous permet progressivement d’amasser un trésor d’expériences grâce auxquelles nous ’nous connaissons nous-mêmes’, nous l’appelons avec Husserl la perception interne.118’. Joachim Boufflet119 montre l’intérêt que portait E. Stein aux sciences de l’esprit et particulièrement à la notion d’intuition, ’elle pensait que l’intuition était le chemin pour expliquer les fondements théoriques de la connaissance.120’. Elle déclare ainsi,

’En partant de l’acte d’intuition comme un acte particulier de la connaissance, j’étais parvenue à quelque chose qui me tenait particulièrement à coeur et qui toujours m’occupa à nouveau dans tous mes travaux ultérieurs : la structure de la personne humaine(...) pour ces questions, les cours et les écrits de Max Scheler, comme les oeuvres de W. Dilthey furent pour moi d’une grande importance.121’.

L’intuition est la manifestation de l’âme vivante car, ’Le point central de l’âme est le lieu d’où sourd la voix de la conscience qui, se rendant perceptible, nous invite à prendre librement des décisions personnelles.122’. E. Mounier réfèrera cette intuition à ’la pureté de l’éclair, l’esprit est fait pour deviner les valeurs qu’aucun éclat ne signale (..) il doit garder l’initiative et la maîtrise de ses buts qui vont à l’homme par-dessus l’homme.123’.

’L’âme’ est spécifiée comme dimension féconde :

‘ ’Il y a des qualités plus intimement liées à la personnalité que les qualités intellectuelles. Il ne s’agit pas seulement de la constitution spécifiquement éthique de la personne (...) mais de l’ouverture aux valeurs en général, des diverses capacités qui sont les conditions de toutes formes d’intuition des valeurs. Alors que les activités intellectives ne jaillissent pas de l’intérieur, ne montent pas des profondeurs du moi, ces profondeurs sont éveillées dans la vie affective et volitive (...) l’âme s’ouvre au monde des valeurs 124’.’

L’âme est présente à la vie cognitive, ’L’âme elle-même est source de vie. Lorsqu’elle s’éveille, ces nouvelles forces irradient vers la vie de l’esprit et le monde s’ouvre en quelque sorte à neuf à l’individu qui le vit. S’il ne vit pas de ses profondeurs, à partir de l’âme, ses forces sont perdues pour sa vie.125’.

Selon cette définition, l’intériorité est le lieu de naissance de l’attitude, le creuset de l’intuition de la valeur. Cette valeur, G. de Nysse la situe dans la connaissance de foi, ’La foi est la seule connaissance conforme à notre condition. 126 . Intuition de la connaissance et foi coïncident ; le sens et la foi sont pleinement liés. En réalité, la personne est entrevue au regard de cette foi fondamentale. J. Lacroix affirmait que ’le personnalisme est ce qui peut donner déjà un premier sens concret et philosophique au mot foi. 127 . Celle-ci ’est le fruit d’une attitude fondamentale et existentielle de l’être humain, embrassant et sa raison et sa volonté, et son sentiment. 128 .

P. Ricoeur proposera de ’faire paraître comme ’attitude’ la personne en oubliant le mot personnalisme.129’. Il suggère de répérer l’attitude-personne 130. Il définit la constitution éthique, et non proprement morale de la personne, car il situe, avant la morale, l’éthique131, qu’il nomme l’éthos de la personne : ’l’éthos : la visée éthique définit le mouvement originaire de la personne vers une vie accomplie-avec et pour les autres- dans des institutions justes. 132 . L’attitude comme orientation conceptuelle, P. Ricoeur l’a définie, avec E. Weil, comme une pré-compréhension.133.

La foi, comme attitude, établit la personne. Elle est de l’ordre d’un désir de vérité, d’une attention aux signes de liberté. S. Weil encensera ’l’idiot du village’, qui a du génie parce qu’il aime la vérité. Elle déclarait avec conviction :

‘ ’L’idiot du village qui aime réellement la vérité, quand même il n’émettrait que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu’Aristote ne l’a jamais été. Il a du génie, au lieu qu’Aristote le mot talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d’Aristote, la sagesse serait pour lui de refuser sans hésitation. Mais il n’en sait rien, personne ne le lui dit, tout le monde lui dit le contraire. (...). Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre, ou à peine mieux que moyen qui ont du génie. Il n’y a pas à craindre de les rendre orgueilleux, l’amour de la vérité est toujours accompagné d’humilité.134’.’

La foi est paradoxalement corrélative du doute, de l’incertitude, du questionnement. L’attente intime de la valeur se manifeste par une secrète sensibilité au mal et à l’injustice, se traduisant par une forme de malaise, de révolte, de réquisition. Elle est une incompréhension. Or, pour l’auteur, le sacré repose dans cette cavité sourde et innocente de l’homme qui espère le bien et s’étonne du mal. ‘Cette partie de l’âme qui demande : ’Pourquoi me fait-on du mal ?’ est la partie profonde qui en tout être humain, même le plus souillé, est demeurée depuis la première enfance parfaitement intacte et parfaitement innocente’ . 135 . Car, ‘’depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, il y a au fond du coeur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.’ 136 ’. La personne est l’être du désir interrogé, de l’interpellation de liberté.

Notes
110.

J. Lacroix, L’éducateur personnaliste, p. 849.

111.

E. Mounier, Traité du caractère, p. 59.

112.

P. Ricoeur citant E. Mounier déclarait que, ’Ceux qui ont sur l’homme un dessein d’avenir, sont seuls qualifiés pour déchiffrer les mystères de l’homme vivant (...), il n’y a de connaissance de l’homme que dans une volonté d’humanisme conforme à l’essence de l’homme.’, ’Ainsi l’intuition tient à la fois à la science objective mais aussi à la science ’combattante.’, in P. Ricoeur, une philosophie personnaliste, Esprit, p. 879.

113.

E. Stein, De la Personne. Contribution à la fondation de la psychologie et de la science de l’esprit.

114.

J.B. Bui-Kim-Duong, L’épanouissement de la personnalité humaine par la conformité au Christ, p. 30.

115.

Op., cit, p. 25 et 26.

116.

K. Wojtyla, Personne et Acte, p. 53.

117.

G. Bastide, De la condition humaine. Essai sur les conditions d’accès à la vie de l’esprit, p. 415.

118.

J. Boufflet, Edith Stein, philosophe crucifiée, p. 101.

119.

Ibid.,

120.

J. Boufflet, op., cit, p. 187.

121.

Ibid.,

122.

Ibid., p. 224.

123.

Cité par J.M Domenach, E. Mounier, p. 24

124.

E. Stein, De la Personne, op., cit, p 86.

125.

Ibid., p 93.

126.

Hans von Baltasar, Présence et Pensée, p. 67.

127.

Lacroix (J.), Le personnalisme, p. 420.

128.

Kasper (w), La foi au défi, p. 57.

129.

P. Ricoeur, Le Personnalisme d’E. Mounier. Hier et Demain, p. 224.

L’argument de P. Ricoeur est d’ordre épistémologique. Il montre qu’alors que le personnalisme de la première moitié du 20 ème siècle s’attachait à se démarquer du marxisme et de l’existentialisme ; les vagues déférlantes, dans les années soixante du structuralisme : ’pensée opératoire qui prétendait ne requérir aucun sujet pour conférer du sens à quoi que ce soit’, et celle de la prédication nietzchéenne du nihilisme, firent que ’le personnalisme se trouvait ainsi frappé de la même note d’infamie que ses deux frères ennemis (..) les faisant apparaître tous les trois (..) comme des variétés du même humanisme, mot honni entre tous’. Il en vient à conclure : ’je pense (..) qu’il y a le choix malheureux d’un ’isme’ mis en composition avec d’autres ’ismes’ qui ont été bien plus forts, ou bien comme lui des fantômes conceptuels.’, op., cit, p. 219.

130.

P. Ricoeur, Préface de Emmanuel Mounier. Ecrits sur le personnalisme, p. 11.

131.

la morale porte sur le bien et le mal considérées comme valeurs absolues. L’éthique porte sur le bon et le mauvais considérées comme valeurs relatives. La morale commande l’action par devoir. L’éthique recommande l’action dans l’amour. A. Comte-Sponville postule dans la lignée de Kant et de Spinoza que morale et éthique sont indissociables avec d’un côté ’l’enthousiasme éthique qui ne prétendrait agir que par amour’ et ’le fanatisme moral qui ne voudrait agir que par devoir.’ ; ’il nous faut d’autant plus de morale que nous sommes moins capable d’aimer.’ dit l’auteur. Comte-Sponville (A.), Valeur et Vérité. Etudes Cyniques, P.U.F. Perspectives critiques, 1994, p. 202-203.

132.

P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, p. 42.

’Par sa critique de ’l’erreur doctrinaire ou moraliste’, Emmanuel Mounier aura précisément contribué à restaurer le prestige de l’éthique, en lui faisant traverser toute l’épaisseur des techniques, des structures sociales, des idées, et soulever le poids des déterminismes et des inerties idéologiques (..). Il valorise l’idée de ’conscience éthique’, c’est en ce sens me semble-t-il qu’E. Mounier parle de ’valeurs’, ’d’échelle de valeurs’ (materielles, vitales, raisonnables, spirituelles (..), il comprend les valeurs comme des exigences permanentes. Il aura rendu l’éthique réelle et véridique. Esprit, déc 1950, pp. 864-869.

133.

P. Ricoeur, Préface de Emmanuel Mounier, p. 10

134.

S. Weil, Ecrits de Londres et dernières lettres. La personnalité humaine le juste et l’injuste, p. 29.

135.

Op., cit, p. 39.

136.

Op., cit, p. 13.