D. Personne et création.

1. Personne et Acte.

Si la personne est co-naissance de liberté, le sujet, comme le définissait J.B. Bui-Kim-Duong, se connaît voulant et actant. Les auteurs personnalistes privilégient la notion d’acte responsable. L. Not adhère à la définition selon laquelle, ’La personne c’est l’être conscient de lui-même, doué de raison, maître et responsable de ses actes. 137 . D’autres auteurs insistent sur la dimension morale de l’engagement, qui relève d’une décision finalisée impliquant le choix du sacrifice.

Selon G. Gobry, la liberté s’exprime profondément à travers le choix de l’intuition du sens, qui est ’une épreuve de désindividualisation radicale 138 . Pour l’auteur, ’seule la conscience convertie est libre. 139 . La conversion ’est la possibilité de manifester ce que toute conscience porte en elle : la valeur (...), la valeur n’est immanente que dans et par la conversion. 140 . Pour G. Bastide141, l’acte de naissance de la personne réside essentiellement dans la conversion. Tenter de satisfaire l’individu équivaut au désavoeu, car le chemin d’épanouissement du ’soi’ conduit en réalité à l’évanouissement du ’moi’, dès lors que ce dernier se constitue en ’je’. Normativité, conformisme, recherche d’un idéal collectif imaginaire, rien de tout cela ne permet à l’’individu de se découvrir lui-même et, tant que l’esprit ne s’est pas trouvé lui-même, le dynamisme de la vie, qui est désir, trompé par les illusions, s’attache aux possessions individuelles qui conduisent à l’inquiétude.

Or, E. Mounier indiquait résolument que la tâche personnaliste, contre toutes les formes d’asservissement et de déterminismes, est de rendre à l’individu ’la conscience de ce qu’il est. 142’, car il affirmait la puissance de l’esprit créateur : ’ce n’est pas la force qui fait les révolutions, c’est la lumière.143’.

Aussi la conversion relève-t-elle de l’intériorisation d’attitude, qui traduit une disposition volontaire et vertueuse consentant aux valeurs, s’exprimant en actes dirigés, car la conversion n’est pas une fin en soi, puisque la valeur demande à être instaurée. Dès lors, le renoncement est le propre de la personne, ’l’esprit d’abandonnement est l’âme de la seule authentique audace.144’. Selon Ph. Cormier , ’Le désir converti en volonté prend la forme du renoncement par lequel il se défait de soi, est libéré de soi et peut aimer.145’. Pour G. Gobry, ’on ne peut connaître l’expérience des valeurs que par le sacrifice.146’.

Il y a donc l’idée d’une conquête de la personne, tandis que ’l’individu’ en est la condition négative. La liberté est ’un fragile embryon qu’il faut faire croître au prix de bien des peines, elle ne se donne pas, elle s’achète.147’. Elle émerge de l’effort. Landsberg, qui fut disciple de M. Scheler, indiquait que ’la liberté n’est pas un état, mais toujours un acte. Il faut choisir cet acte.148’. La liberté ne peut donc pas être toute faite ; l’engagement va parfois jusqu’à se pervertir et se tromper. ’C’est donc au-delà des vicissitudes la fidélité qui constitue la personne et l’engagement qui est une véritable expression de la personne.149’.

P. Ricoeur, à la suite de L. Landsberg, qui lui a paru le plus lucide sur le problème, conçoit le déplacement critique comme lieu de naissance de l’attitude, modélisée par l’engagement, fortifiant la conviction et redessinant un fil de continuité. L’intimité forme ainsi l’identité et définit l’altérité.

Le critère de l’engagement correspond alors à un ordre de valeur discernée, une hiérarchie du préférable, ’parce que je m’identifie à une cause qui me dépasse. 150 . Il inclut le caractère de dette de l’engagement lui-même. La conviction procède ainsi du risque et de la soumission, ’je choisis, mais je me dis : je ne puis autrement. Je prends position, je prends parti et ainsi je reconnais ce qui, plus grand que moi, plus durable que moi, plus digne que moi, me constitue en débiteur insolvable. 151 . Dans tous les cas, elle atteste la ferveur et le renouvellement, car la personne est un être projeté, désirant ; c’est pourquoi Landsberg soulignait que l’engagement est la partie essentielle du devenir de la personne.

Si l’implication est un témoignage du sens propre à la personne, l’engagement permet également à celle-ci de se former, ’L’action ne vise plus principalement à édifier une oeuvre extérieure, mais à former l’agent, son habileté, ses vertus, son unité personnelle.152’. Au demeurant, E. Mounier indiquait que l’exigence la plus immédiate d’une vie personnelle, s’adressant aussi bien à l’incroyant qu’au croyant, est celle de notre engagement. Il soulignait même le défaut d’une éducation chrétienne trop orientée vers le scrupule et pas assez vers la décision.

Or, selon l’auteur, le propre de la personne est sa puissance subversive ; ’c’est la personne qui est profondément révolutionnaire. 153 . L’indignation qui porte à l’affrontement la qualifie : ’on ne peut être totalement chrétien aujourd’hui, si mal le soit-on, sans être un révolté. 154 . E. Mounier dénonçait en son époque une forme de collaboration du catholicisme compromettant ’pour longtemps, la cause du Christ, désormais identifié à celle de la classe possédante. 155 . Il se sentait proche d’un christianisme incarné, à l’antipode d’une conception ’individualiste et idéaliste de la foi qui n’a que trop sévi depuis cent ans. 156 . Il percevait, en ce sens, ’les zones vives de l’espérance communiste 157 greffant ’l’espérance chrétienne’ dans sa traduction engagée.

En conséquence, l’existence de la personne s’avère ’éponyme 158 , elle ne peut qu’échapper à l’anonymat. Il y a une exposition et une expression propre de la personne, qui fait de ’sa force un de ses principaux attributs. 159 , si bien qu’ en la matière, E. Mounier évoquera une saine irascibilité, une agressivité féconde qui, lucidement perçue, est à promouvoir pour l’éducation de la personne.

Dans tous les cas, l’engagement propre à celle-ci témoigne d’une force d’affirmation, d’un esprit d’initiative et de risque. Or, nous subissons l’héritage d’une sociologie éducative chrétienne contre-nature, légitimée par la religion de l’esprit, se traduisant par une méfiance envers l’instinct, que l’on s’empresse de détourner ou d’ordonner, avant de le reconnaître, de l’accepter et de le conduire. A cet égard, il existe, selon E. Mounier, ’un christianisme contre l’instinct, contre la chair. 160 , ’L’Eglise (..) ne demande jamais comment spiritualise, embellit et divinise-t-on un désir.’. Il évoque, à ce sujet, une certaine forme de ’divorce entre l’Eglise et la vie. 161 .

Or, l’idée de la personne inclut celle de l’homme terrestre, enraciné. C’est à partir de la condition charnelle de l’homme que l’instinct se spiritualise. Aussi le point de départ de l’éducation est-il de reconnaître et de prendre en compte cette vitalité naturelle de l’enfant, qui, au demeurant, doit être accompagnée et guidée, ’tant que la décadence domine autour de nous, le danger n’est pas d’entraîner avec l’élan chrétien une nature trop impétueuse, il est bien plutôt de faire excuser par l’humilité et par l’obéissance chrétienne l’affaissement de l’homme debout.162’.

E. Mounier dénonçait le sens d’une éducation dévirilante qui, par un conditionnement imposé, étouffe l’expression de la liberté, provoque des inhibitions, se construit sous la perspective de l’intimidation, ’qui passe sa jeunesse à réfréner, repousser, refouler, ne sait plus proposer à la vie que des gestes de négation et de repli : l’initiative et la création, autant que l’amour, ne partent que d’attitudes intérieures épanouies.163’. Car il s’agit moins de bâillonner l’instinct que de l’épanouir, ’C’est ce pas élastique, cette vigueur contenue, cette disponibilité vibrante que l’ascèse doit obtenir de l’instinct. Transfiguration, non domestication.164’.

Or, pour l’auteur, loin de former la personne dans son indépendance et son autonomie radicale, on conditionne les hommes au repli, qui, disait-il, est une ’caricature dégradée de la prudence’, à l’éloignement, à la non-intervention, meilleur règle de vie que l’audace et le risque, ’le goût esclave explique l’impuissance molle, le conservatisme passif, le respect un peu niais du pouvoir (..) en même tant que désirée, l’autonomie persiste à être redoutée secrètement comme dangereuse et même coupable.165’.

Il y a bien, à travers l’idée de la personne, une certaine conception de l’homme à promouvoir. Paulette Mounier déclarait, ’un homme fort et unifié face à la vie et aux évènements est donc ce que Mounier appelle de ses voeux. Et, cependant, il sait tout autant que quiquonque à quel point nous sommes aussi par nature fragiles.166’. L’homme qu’il qualifie est cet homme debout, capable de résister, selon sa dignité profonde, aux assauts, aux pressions exercées sur lui. Non seulement il résiste, mais il s’affronte, il s’expose à tous les risques, en vertu de la liberté, par le refus de l’aliénation.

Plus largement, E. Mounier déclarait que ’ La notion la plus proche de celle de personne est celle de vocation. 167 . Celle-ci s’actualise par la révélation d’une ’personnalité spirituelle 168 . R. Benjamin169 soulignera la dimension signifiante de cette vocation. L’individu est un sujet, il est possibilité de signe. Devenir une personne, c’est donner à l’individuel en nous une certaine signification. La formation de la personne procède ’d’un sens d’ouvrage’. L’oeuvre est un temoignage de sens d’être personnel, ’se personnaliser, c’est donner à son oeuvre une certaine signification. 170 . Ainsi, la source de la créativité procède-t-elle grandement de la vocation, ’Etre créé, je suis une personne, c’est-à-dire co-créateur de ce monde qui se fait (...) la notion de personne (..) se trouve liée à la notion fondamentale de création. 171 ’. Pour N. Berdiaeff, la personne est’une rupture, une solution de continuité du monde, dans lequel elle apporte un élément nouveau. 172 .

Selon E. Mounier, la finalité de la personne est la poursuite ininterrompue de cette vocation. C’est pourquoi il s’ensuit ’que le but de l’éducation n’est pas de tailler l’enfant pour une fonction ou de le mouler à quelques conformisme, mais de le mûrir ou de l’armer (parfois de le désarmer) le mieux possible, pour la découverte de cette vocation qui est son être même et le centre de ses responsabilités d’homme.173’.

P. Landsberg considérait également l’importance de l’ héritage de sens, qui ne saurait être exclusif de la filiation parentale, bien que lui étant largement dépendante ; car la création se renouvelle à partir d’une inscription déjà initiée généreusement. La personne n’est pas ajoutée, elle est pénétrée, ’La personne est une activité produisant perpétuellement un sens en coopération et en lutte constante avec le destin intérieur, provenant des profondeurs de l’hérédité, et avec la pression du milieu : mais de telle sorte que ce n’est que dans leur rencontre que le destin devient destin, que le milieu devient milieu.174’.

C’est donc une idée proche d’ E. Mounier que cette pensée de la personne comme libre surgissement, dont on concevra la position articulée : à la fois projetée et recueillie, mobilisée selon le désir de la valeur, suffisamment inscrite pour s’exposer, et suffisamment recueillie et unifiée. Enracinée et projetée, la personne se forme au coeur d’une fidèle et secrète dynamique, non exempte de volonté. L’auteur soumettra avec réserve cette définition ouverte et rigoureuse : ’Une personne est un être spirituel constitué comme tel par une manière de subsistance et d’indépendance de son être ; elle entretient cette subsistance par son adhésion à une hiérarchie de valeurs librement adoptées, assimilées et vécues par un engagement responsable et une constante conversion ; elle unifie ainsi toute son activité dans la liberté et développe par surcroît, à coup d’actes créateurs, la singularité de sa vocation.175’.

Notes
137.

L. Not, regards sur la Personne, p.15.

138.

G. Gobry, La Personne, p. 415.

139.

Ibid., p. 416.

140.

Ibid., p. 417.

141.

G. Bastide, De la Condition Humaine. Essai sur les conditions d’accès à la vie de l’Esprit, p. 400.

142.

E. Mounier, Oeuvres, tome IV, p. 489.

143.

Cité par G. Lurol, Mounier I, Genèse de la Personne, p. 232.

144.

J. M. Domenach, op., cit, p 22.

145.

Ph. Cormier, Généalogie de Personne, p. 199.

146.

G. Gobry, La Personne, p. 65.

147.

Ibid., p. 402.

148.

Cité par J.Lacroix, op., cit p 83-84.

149.

Ibid.,

150.

P. Ricoeur, Le Personnalisme d’E. Mounier, p. 227.

151.

P. Ricoeur, Préface de Emmanuel Mounier. p. 12.

152.

E. Mounier, Le Personnalisme, p. 106.

153.

N. Berdiaeff, de l’esclavage et de la liberté de l’homme, p. 177.

154.

Cité par J.M. Domenach, op., cit, p. 128.

155.

E. Mounier, Carnets de route, Feu la Chrétienté, p. 145.

156.

Ibid., p. 143.

157.

Ibid., p. 146.

158.

E. Mounier, Introduction aux Existentialismes, p. 11.

159.

E. Mounier, Le personnalisme, p. 67.

160.

E. Mounier, L’affrontement chrétien, p. 49.

161.

Ibid., p. 59.

162.

Ibid., p. 86.

163.

E. Mounier, L’affrontement chrétien, op., cit, p. 63.

164.

Ibid., p. 65.

165.

Ibid., p. 91.

166.

Ibid;, p. 14.

167.

Cité par J. Lacroix, op. Cit., p 86.

168.

Ch. Baudouin, Découverte de la Personne, p. 95.

169.

R. Benjamin, Notion de Personne et Personnalisme Chrétien.

170.

Ibid., p 95.

171.

Ibid., p 134.

172.

N. Berdiaeff, De l’esclavage et de la liberté de l’homme.

173.

E. Mounier, Manifeste au service du Personnalisme, p. 70.

174.

P. Landsberg, Quelques réflexions sur l’idée chrétienne de la personne, Esprit, p. 388.

175.

Ibid.,p. 523.