E. Personne et communion.

1. Personne et communion.

La personne est insérée socialement. C’est un être en relation interpersonnelle. Cette relation peut-être constructive lorsqu’elle s’appuie sur une volonté de promotion mutuelle. M. Nédoncelle (1905-1976) formule ainsi une ontologie personnaliste de l’intersubjectivité, ’la relation intersubjective n’atteint sa perfection et sa pureté, c’est-à-dire sa transparence que dans l’amour. L’amour est une promotion mutuelle du moi, un aveu mutuel à autrui grâce auquel l’autre ne signifie plus non-moi, mais transparence réciproque.177’.

Le désir de relation, plus largement de réunion, de coopération et de partage, correspond à un besoin profond de la personne, necessaire à son épanouissement, ’Communauté de travail, communauté de destin ou communion spirituelle sont indispensables à son humanisation intégrale.178’. E. Mounier déclarait que le personnalisme179 rangeait parmi ses idées centrales l’affirmation de ’l’unité de l’humanité180’, s’opposant à toutes les formes de racisme et de castes, au mépris de l’étranger et à l’élimination des anormaux, ’un homme même différent reste un homme à qui nous devons permettre de poursuivre une vie d’homme.181’. Or, pour l’auteur, portés par des siècles d’individualisme, beaucoup ont oublié la dimension fondamentale de la communauté. Il disait, à ce sujet, que les premiers à faiblir sur ce point furent les chrétiens. Formés à l’intelligence du mal individuel et recentrés sur l’intériorité, ils auraient trop souvent grossièrement réduit cette dernière à la méfiance, voire à l’exclusion de l’extérieur et du collectif.

Le personnalisme développe une conception fraternelle du rassemblement. La ’fraternité’ vraie se définit, selon CH. Baudouin, ’non par une commune origine, mais par une fin commune. 182 . L’amitié fraternelle procède ainsi d’une reconnaissance de vocation ’Le nous d’un groupe (...) ne commence à être un nous communautaire que du jour où chacun des membres a découvert chacun des autres comme une personne et se met à la traiter comme telle, à l’apprendre comme telle 183 . Aussi la formation d’une communauté184 dans laquelle sont encouragées la camaraderie et la solidarité est-elle très importante pour la formation de la personne, car la personnalisation procède grandement de l’entraide réciproque.

Foncièrement, l’idée de l’entraide et de la solidarité est universelle et transversale. J. Lacroix185 percevait ainsi un fondement personnaliste aux théories marxistes. Il soulignait au préalable qu’ ’il serait sans doute absurde de parler du ’personnalisme’ de Marx (1818-1883). Il l’aurait sans doute qualifié de théorique et d’abstrait. 186 . De fait, c’est plutôt dans l’analyse qu’il mène en son époque de la condition humaine qu’il faut voir un plaidoyer pour la personne. L’organisation de la société impose un travail dépersonnalisant, qui ne permet pas à l’homme de s’incarner dans son oeuvre. Il introduira le concept d’aliénation, de désaisissement et d’appauvrissement au travail, ’Le vrai travail, celui de la cité communiste, ne sera pas tant la source de la richesse, qu’une activité spécifique de l’homme : manifestation de sa personnalité et jouissance de la vie. 187 . Aussi le communisme est-il pour lui la réalisation parfaite de la personne et des personnes humaines, et ’il ne serait pas faux par conséquent de découvrir et de comprendre chez Marx un fond personnaliste étonnant. 188 . En ce sens, il n’est pas impertinent de parler d’un ’prophétisme marxiste’ qui, en l’occurence, se réfère à une vision laïque, athée, réfutant l’idéologie religieuse bourgeoise.

Soulignons, en filigrane, qu’ E. Mounier s’insurgera vertement contre ’l’invasion de l’âme bourgeoise.189’, ’l’esprit que nous appelons bourgeois (...), qui nous apparaît comme le plus exact antipode de toute spiritualité.190’. Il dénonçait l’amour de l’argent, plus largement les possessions, comme un leurre viciant l’homme, le séparant de ses frères, y compris ’dans ses messes.’. Perçu comme la trahison d’une vérité, le christiannisme bourgeois le révoltait, ’Le confort est au monde bourgeois ce que l’héroïsme était à la Renaissance, et la sainteté à la chrétienté médiévale : la valeur dernière, mobile de l’action.191’.

S’agissant de l’intuition d’une perspective rationnelle commune avec le personnalisme, E. Mounier évoquait le mystère du communisme, en dépit même de ses erreurs et de son diabolisme192, ’Nous avons dit et nous disons toujours que le communisme à côté de ce que nous y refusons, enferme de multiples vérités politiques, économiques sociales et humaines, et que notre devoir (...) est de reconnaître la vérité partout où elle se trouve193’. Il déclarait de façon audacieuce que ’communisme et christiannisme sont noués l’un à l’autre comme Jacob avec l’ange, dans une rigueur et une fraternité de combat qui dépasse infiniment l’enjeu du pouvoir.194’. Il supputait que, si Hitler avait choisi les communistes et les juifs comme ennemis principaux, ce n’était pas un hasard, ’Et quand ils jetaient les chrétiens avec eux dans les mêmes camps et dans les mêmes fournaises, Hitler liait la solidarité désormais inaliénable des trois combattants actuels de l’histoire sacrée.195’. E. Mounier concevait un personnalisme communautaire qui, bien qu’utopique, mais averti, se défendait, selon l’idée de la personne, de l’idéalisme.

Notes
177.

M. Nédoncelle, Intersubjectivité et ontologie, p. 254.

178.

E. Mounier, le Personnalisme, p. 110. E. Mounier montre que le désir communautaire correspond à une force attractive puissante dont l’expression extrémiste se trouve dans les mouvements sectaires.

179.

’Personnalisme (..) le mot ne plaisait pas à Mounier parce que sa réaction première visait l’individualisme bourgeois ; mais il finit par l’adopter faute de mieux, en y adjoignant l’épithète communautaire-, pléonasme précisait-il, la communauté étant incluse dans la définition de la personne.’, in J. M Domenach, Emmanuel Mounier, ’Ecrivains de Toujours.’, p. 80.

180.

E. Mounier, L’engagement de la foi, p.71.

181.

Ibid.,

182.

Ch. Baudouin, découverte de la personne, p. 91.

183.

E. Mounier,Engagement et Foi, p. 33.

184.

Il faut préciser qu’ Emmanuel ’Mounier s’est toujours élevé contre toute cristallisation sociologique d’une sorte d’appropriation de la vie morale, contre toute idée de posséder des vertus : il a lutté contre la constitution des sectes pures, contre l’établissement diffus d’une sorte de conscience collective des’ bons’.’, in J. Lacroix, Mounier éducateur, Esprit, déc 1950, p. 841.

185.

J. Lacroix, Le Personnalisme, Sources, Fondements, Actualités, p. 57.

186.

Ibid., p. 57.

187.

Ibid., p. 58.

188.

Ibid., p. 58.

189.

J. M. Domenach, Emmanuel Mounier, ’Ecrivains de Toujours’, p. 10.

190.

E. Mounier, Manifeste au service du Personnalisme, p. 19.

191.

Ibid.,

192.

Voir à ce sujet ’ Mounier tout sauf anti-communiste (...) Mounier tout sauf communisant.’. A. Mandouze, le Personnalisme d’Emmanuel Mounier. Hier et Demain. Pour un cinquantenaire, p. 98 à 101.

193.

E. Mounier, Engagement et Foi, p. 138.

194.

Ibid., p. 70.

195.

Ibid.,