2. Pédagogie Freinet et connaissance humaine.

Peut-on parler de projet d’éducation spirituelle dans la pédagogie Freinet?

Il y a dans la pédagogie Freinet une certaine conception de l’homme et de son destin ; par conséquent, une idée originale du sens de son éducation. C. Freinet perçoit l’homme comme un être aspirant à l’infini265. Il désire la puissance, et cette quête d’infini est l’impulsion et le moteur de sa vie, ’Ce sentiment de puissance lui est aussi essentiel que le souffle même (..), il lutte pour cette plénitude de vie qui est sa raison d’être et la promesse de son épanouissement.266’. Il conçoit ’l’incessante montée de l’homme vers la lumière et la perfection.267’.

Le processus naturel qui autorise ces impulsions vitales est le tatônnement instinctuel qui fait progesser l’individu par directions successives, par contournement et ’dépassement des barrières 268 , lui permettant ainsi de s’adapter. L’homme est perméable à son expérience, ce qui justifie cette potentialité d’adaptation permanente. L’éducation est alors définie strictement par C. Freinet, comme ’l’adaptation au milieu de la montée de l’individu vers l’efficience de son être. 269

Freinet conçoit ainsi l’homme comme un chercheur de sens, il a besoin de co-naître, ’il n’y a pratiquement pas de limite à ce besoin de connaître (..) l’homme cherche toujours la difficulté, sa nature est de se surpasser sans cesse, de connaître le pourquoi des choses, de se poser des problèmes et d’en rechercher la solution. 270 . Mais il s’agit avant tout de partir de l’expérience pour acquérir une connaissance d’intelligence,’partir humblement et obstinément de l’expérience, de la vie, aider à la comparaison intuitive, puis formelle, des rapports qu’on pourra promouvoir ensuite à la permanence de lois, c’est préparer dans les esprits, l’épanouissement du véritable esprit scientifique qui est bien, lui, un définitif accroisement de puissance et de force en face de la nature aveugle. 271 . Dans la conception de l’Ecole Moderne, la connaissance d’intelligence est le fruit de l’expérimentation active ; aussi l’élève est-il conduit à la généralisation à partir du tatônnement expérimental, ’la généralisation ne sera plus une opération préalable de l’abstraction intellectuelle, mais la conclusion logique de l’expérience tatônnée ; les lois seront l’expression normale de rapports redécouverts, sentis, intégrés à l’être (...) l’enfant ne se contentera plus d’apprendre et de ’savoir’ les sciences. Il vivra, il rebâtira, pour se l’approprier, la connaissance logique qu’elles permettent d’acquérir. 272

En réalité la conception de l’expérimentation relève de l’activité personnelle, c’est-à-dire du travail. Le sens véritable advient, c’est-à-dire que l’intelligence se différencie très progressivement dans l’ouvrage, dès lors que la production est voie de sens pour soi-même et pour l’universel. La production a ’du sens de l’homme’ et du sens social, elle est ’une poésie, une offrande, un enseignement. 273 . Il y a une compréhension de sens par le travail. La réalisation est vectrice d’une reconnaissance d’être. L’Ecole Moderne fut pionnière dans cette conception de l’importance fondamentale de l’activité manuelle et artistique, de l’activité productive et oeuvrante, de l’effort de participation, de l’implication en deçà de l’imagination. Aussi l’intelligence ne saurait être cultivée en soi, par des moyens spécifiquement intellectuels274. L’éducation intellectuelle s’initie à la faveur du travail. Autrement dit, la pensée se dégage lentement de la fonction travail. Il déclare en ce sens :

‘’Vous êtes encore envoûtés par cette redoutable erreur philosophique et scolastique, née d’ailleurs de la tradition religieuse, qui sépare arbitrairement le corps impur et ses fonctions terre à terre, d’une âme qui serait intelligence, légèreté et pureté. C’est au nom de cette intelligence formelle, abstraite du processus vital, qu’on a perpétré cette séparation si grave de conséquence entre le travail et la pensée ; qu’on a procédé à cette distinction de degré au nom de laquelle on rejette le travailleur dans le domaine fermé de la peine et de la souffrance, en une condition ou il risque de ne jamais retrouver ni assise humaine, ni dignité, ni espoir de s’élever jamais jusqu’à l’accomplissement des desseins impérieux de la nature.275’.’

Il valorise en cela l’occupation matérielle, de laquelle procède une lente montée de la pensée intelligente et logique, ’C’est le travail qui distille la pensée, laquelle agit, par réaction, sur les conditions de travail. Il serait curieux d’étudier le progrès humain en fonction de cette interdépendance méconnue.276’. Le travail distille ’l’essence idéale’ dont ’la culture formelle ne donne que des ersatz.277’. Ainsi, l’enfant tend à monter naturellement du travail primitif à l’activité différenciée, afin de parvenir jusqu’à la connaissance intellectuelle, à la culture philosophique et à la conception morale de la vie. ’Il fera cette ascension d’autant plus tôt, avec d’autant plus de maîtrise, qu’il sera mieux constitué.278’.

Dans tous les cas il ne concevait pas la connaissance d’universalité, comme le produit d’une mécanique strictement cérébrale, selon ’un produit mystérieux de la pensée.279’. Elle relève, selon l’auteur, d’une forme de clarté instinctive, telle une résolution de problèmes par ’illumination, sans détailler le processus qui mène sûrement au résultat.280’ , ’les rapports entre les objets ou les actes jaillissent intuitivement, comme des éclairs qui illuminent brusquement tout le champ d’investigation.281’.

Si le processus de recherche ressort du tatônnement, il y a, chez Freinet, une conception de l’élévation de l’homme selon une co-naissance d’intériorité, ’les vraies richesses ne peuvent venir que de l’intérieur. Et c’est cet intérieur que nous ne connaissons pas et qu’il nous faut étudier si nous voulons mieux comprendre le comportement humain et influencer plus utilement le processus éducatif.282’. Elle est une co-naissance à soi-même, au service de sa propre puissance, ’La loi est un aboutissement, un outil précieux à utiliser pour son propre service.283’.

L’idée de la formation intellectuelle procède notamment, plus singulièrement chez Freinet, d’une retrouvaille de ’lignes de vie’, d’une découverte d’’inflexions’ imprimées, dont le subconscient, à la faveur de l’histoire de l’individu, est riche, ’La richesse, la profondeur de ce subconscient sont indéniables. Les inflexions dont il est comme le noeud inextricable restent encore pour nous mal précisées et pourtant elles sont, elles restent et elles marquent notre personnalité et notre destin.284’. La réalisation de la destinée de l’homme est subordonnée aux retrouvailles ’d’humbles et essentielles fondations285’. Il stipulait notamment une retrouvaille de source et de direction de jouissance infantile, selon ’les émanation idéales qui sont la splendeur constructive de notre personnalité.286’.

S’agissant de ces chemins de clartés et de vérités dont C. Freinet entrevoyait la possibilité, il déclarait que : ’les voix du salut sont encore là à notre portée’, car il avait une haute idée de l’homme et de son destin, selon cette perspective de la perméabilité aux valeurs et du développement de la créativité qu’elles impulsent. Il affirmait que les vérités essentielles ’sont bien plus simples et bien moins nombreuses qu’on ne le croit.287’. ’Des systèmes pour nous amuser, nous domestiquer ou nous exploiter, ça oui, il en naît toutes les semaines, et les bibliothèques en débordent. Mais les principes vrais de pensée saine et de progrès humain ne constitueraient pas aujourd’hui encore, un bien gros livre. Confucius, Bouddha, Jésus, Mahomet, s’y sont essayés, (..) lorsqu’on les médite, on a aujourd’hui encore, le sentiment d’une plénitude apaisante.288’.

Déclarant que le but de l’éducation est ’de préparer l’enfant à son rôle d’homme. 289 , C. Freinet ne pensait-il pas que la finalité profonde des connaissances scolastiques était la révélation d’intériorité, la connaissance de soi ? Car il disait :

‘’C’est peut-être bien l’origine du grand drame humain, que cette séparation, et que l’impuissance de la connaissance à mener jusqu’à la sagesse.290’. ’Cette faculté d’aller en profondeur (..) ne suppose pas forcément l’ampleur des connaissances, ni la formelle acquisition scolastique. Ce sont plutôt comme deux voies séparées, qui ne devraient pas l’être puisque l’une devrait conduire à l’autre pour la faire plus puissante et plus claire. Et c’est peut-être bien l’origine du grand drame humain que cette séparation, et que l’impuissance de la connaissance à mener jusqu’à la sagesse.291’. ’

Notes
265.

’Je parle quelquefois d’infini pour signifier le vaste champ de l’insondable qui, sans cesse, exalte le pouvoir de l’homme, sans faire de ce mot un synonyme de divinité transcendante, irradiant d’en haut une lumière révélée.’cf : C. Freinet, Oeuvres Pédagogiques, p. 329.

266.

C. Freinet, Oeuvres Pédagogiques, p. 348.

267.

Ibid., p. 258.

268.

Ibid.,

269.

Ibid, p. 341.

270.

Ibid, p. 272.

271.

Ibid., p. 341.

272.

Ibid, p. 577.

273.

Ibid, p. 258.

274.

Ici réside une différence de point de vue avec la pédagogie de la médiation ou la Gestion Mentale.

275.

C. Freinet, Essai de Psychologie Sensible, p. 267.

276.

Ibid.,

277.

Ibid., p. 268.

278.

Ibid., p. 271.

279.

Ibid, p. 558.

280.

C. Freinet, Les dits de Mathieu, p. 99.

281.

C. Freinet, Essai de Psychologie Sensible, p. 577.

282.

Ibid, p. 416.

283.

Ibid, p. 577.

284.

Ibid., p. 561.

285.

Ibid.,

286.

Ibid., p. 269.

287.

Ibid., p. 57.

288.

Ibid., p. 97.

289.

Ibid., p. 253.

290.

Ibid., p. 59.

291.

Ibid., p. 59.