2. La pédagogie comme praxis.

La désignation de la pédagogie a longtemps oscillée entre une visée théorique (théoria) et une conception pratique (poïésis). Cette définition remonte à l’antiquité grecque avec Platon et Aristote, au 4ème siècle avant Jésus- Christ. Platon développera initialement la dualité théoria/pratique, tandis qu’Aristote spécifiera la pratique en praxis/poïésis. La poïésis ’n’a pas de fin en elle-même, elle est du domaine de la technique ou de la l’art, de l’agencement des moyens en vue d’une fin comme l’activité d’un architecte qui construit sa maison.’. Dans un sens identique, F. Imbert374 définit la poïesis comme une activité fabricatrice qui, abstraitement, et en soi, est extérieure à l’agent et cesse quand son but est atteint. Aussi s’agit-il de moyens, et non de fins. Tandis que la praxis appartient au domaine de l’éthique. J. Maritain, dans sa philosophie de l’éducation, parlait ainsi de l’erreur du pragmatisme. ’Insister sur l’importance de l’action (..) est certes une excellente chose à plus d’un égard, car la vie est action. Mais l’action et la praxis tendent à un but, à une fin déterminante sans laquelle elle perdent leur direction et leur vitalité. Et la vie existe, elle aussi pour un but qui la rend digne d’être vécue. La contemplation et l’achèvement parfait de soi-même, dans lequel l’existence humaine aspire à fleurir, échappent à l’horizon de l’esprit pragmatique. 375 ’..

S’agissant de la pédagogie, est-elle pure théoria, réflexion abstraite désincarnée du monde sensible, se révélant à elle-même sa propre fin ? Ressort-elle d’une pure pratique s’apparentant à la poïésis et visant la fabrication d’un produit caractérisé par son immuabilité ? Ou connote-t-elle ces mouvements d’équilibre, au milieu des tensions entre la fin et les moyens, entre le penser et l’agir ?

Selon J. Houssaye376, la pédagogie serait une pratique impulsée par la reflexion théorique, incarnée dans l’action et constitutionnellement appelée à être interrogée et théorisée. Il se réfère aux propos de D. Hameline et J. Piveteau377 : ’Certes, les sciences de l’éducation apportent, chacune en son champ, des moissons de faits véritables. Mais la pédagogie n’est pas, tant s’en faut, la science de l’éducation. Elle est une pratique de la décision concernant cette dernière. L’incertitude est donc son lot. Incertitude conjoncturelle, augmentée par la mobilité parfois vertigineuse des repères contemporains, mais incertitude essentielle dès lors qu’une connaissance et une action sont à conjoindre dans une théorie de la pratique.’.

M. Altet378 argumente de ’la nécessité de dépasser l’opposition théorie - pratique et de recentrer la pédagogie sur une praxis où la théorie est nécessaire.379’. Pour M. Soëtard380, la théorie pédagogique doit s’accomplir en empruntant la voie de la théorisation de la praxis. Selon l’auteur, le concept de pédagogie s’articule autour des trois dimensions suivantes : ’une perspective philosophique’, une ’perspective scientifique’ et une ’perspective pratique’; ’quel meilleur mot trouver, qui fasse la synthèse de ces trois démarches, sinon celui de pédagogie ? 381’.

Rappelant que le sujet de l’éducation est bien l’enfant, la démarche pédagogique réclame en priorité une ’philosophie de l’enfant.’. Toutefois, on ne peut échapper à la nécessité de connaître ’positivement’ l’enfant qui est à éduquer ; aussi le recours aux savoirs en sciences humaines se légitime-t-il. Mais, de son point de vue, les lois dégagées ne sauraient être appliquées par pure injonction à un sujet préformé.

Ecartant une conception prédéterminée de l’enfant, M. Soëtard invite à considérer que celui-ci se distingue des êtres de la nature, car ’il garde précisément un pouvoir autonome sur son propre devenir’. Il cite à ce propos Pestalozzi, pour qui les ’ lois du développement de la nature humaine’ sont subordonnées à une ’loi du devenir’, dont l’intéressé garde l’entière maîtrise. Enfin, c’est dans la perspective pratique que se joue, selon M. Soëtard, l’essentiel de l’éducation : ’Ce que la philosophie ne pourra que pressentir comme direction et ce que la science ne pourra que soutenir, seule la pratique pourra le réaliser. La pédagogie est d’abord et avant tout une praxis, une action d’humanisation qui s’opère dans l’hic et nunc de la situation, une action au regard de laquelle et la philosophie et la science gardent une simple valeur instrumentale, encore que ces instruments soient desormais indispensables pour favoriser le développement de cette force autonome qui est au coeur de chaque être humain.’

Inspiré par l’analyse pestalozzienne, l’auteur donne à comprendre le concept de praxis, qui rend compte de l’acte éducatif du point de vue de la mise en oeuvre de deux libertés : celle du pédagogue et celle de l’enfant. D’après M. Soëtard, ce libre arbitre est fondé sur ’la reconnaissance de la position autonome du pédagogue et sur la prise en compte effective de la liberté de l’enfant qui se fait.382’. Et puis, cette praxis s’affirme au constat de la béance entre théorie et pratique, ’l’une et l’autre s’articulent dialectiquement (dans une tension contradictoire) au principe même de l’éducation, qui perd son sens dès qu’elle bascule entièrement d’un côté comme de l’autre.383’ N’est-ce pas dans un sens similaire que Ph. Meirieu invite à penser la pédagogie en tant qu’’elle émerge avec la reconnaissance de la résistance de l’autre à l’entreprise éducative elle-même, et c’est cela qui constitue, à proprement parler, le ’moment pédagogique384’. ?

Citons également, dans ce mouvement de pensée, les réflexions de J. Houssaye385, qui illustrent bien le concept de pédagogie comme savoirs réfléchis de l’action éducative : ’A la suite de Durkheim (1903) ou de Soetard (1981), nous la définirons comme la théorie pratique de l’action éducative. Le savoir pédagogique s’élabore, pour chacun, dans le cheminement qu’il fait entre la théorie et la pratique. C’est cette faille qui autorise, génère et nourrit la pédagogie comme telle, dans sa spécificité ; c’est elle qui est un appel à un plus, tant au niveau de la pratique que de la théorie.’. La pédagogie serait donc une praxis pensée dans ’l’entre’, entre la théorie et la pratique, ni totalement science, ni totalement action, entre l’idée et la réalité, entre la loi et le fait. C’est pourquoi la science de la pédagogie s’arrime à une réflexion sur la praxis.

La pédagogie serait donc une création en acte. En ce sens, F. Imbert386 souligne, avec C. Castoriadis387 que, si on produit dans la pédagogie, cette production n’est pas une’Simple mise en oeuvre des facultés de l’individu, l’actualisation d’une puissance qui préexisterait en acte, mais actualisation d’une puissance au deuxième degré, d’un pouvoir-être (..) Il y a bien production, poïésis, et non simple repos dans l’immobilité de l’’acte’ ; mais cette production n’est pas simple production d’objets, l’objet Moi-Maître, ou l’objet enfant-assujetti, mais auto-production de sujets par essence inachevée et inachevable ; comme telle, elle relève de la praxis. 388 ’. Aussi le surgissement de liberté est-il le lieu de la praxis. Le sujet’ne cesse de s’auto-créer, d’ex-sister, à travers l’auto-création et l’ex-sistence d’un autre / d’autres sujets. 389 .

Ces réflexions nous ont conduite à camper en compréhension le concept de pédagogie désignée comme praxis . Bien que rationalisé dans des perspectives philosophiques, scientifiques et méthodologiques dont les références objectivables sont, au demeurant, évolutives, l’identité profonde de la praxis figure l’ humanisation en acte et traduit l’instant de surgissement de liberté. Aussi est-elle dynamique et renouvelée. C’est bien selon cette définition que la pédagogie a un rapport intrinsèque avec le personnalisme car, si la pédagogie comme praxis incarne le surgissement de liberté, alors celle-ci procède de la formation de la personne, car la personne est authentiquement liberté. La pédagogie, personnaliste en son essence, ne serait-elle pas une oeuvre de contagion de sens de liberté ?

Notes
374.

F. Imbert, La question de l’éthique dans le champ éducatif, pp. 17-19.

375.

J. Maritain , Pour une philosophie de l’éducation, p 27.

376.

J. Houssaye, Le triangle pédagogique, p 26.

377.

N. Postman, Enseigner, c’est résister.

378.

M. Altet, La formation professionnelle des enseignants.

379.

Ibid., p.11.

380.

M. Soëtard,France où va ta pédagogie.

381.

Id., p 249.

382.

M. Soetard, Le problème de l’unité des sciences de l’éducation, p 438.

383.

Ibid, p 437.

384.

Ph Meirieu, La pédagogie entre le dire et le faire, p 37.

385.

J. Houssaye, Une illusion pédagogique, p 28-30.

386.

Ibid, p 18-19.

387.

F. Imbert se réfère aux analyses de C. Castoriadis, in, Les carrefours du labyrinthe, p 38-39.

388.

Ibid, p 19.

389.

Ibid, p.19.