3. Le Personnalisme pédagogique390.

Gravitant autour d’une pédagogie innovante, nous avons cotoyé des enseignants qui se posent des questions de fond sur le sens de leur travail et de leur rôle à l’école. Le sentiment d’une position insatisfaisante et un désir de mieux faire ont motivé une dynamique de recherche. De manière plus directe, l’insatisfaction, pour certains, d’un sytème scolaire dont ils évoquent le souvenir amer, dans le cadre d’un itinéraire propre, ou au vu de l’élimination, fait que l’on espère trouver, dans une autre pratique, des moyens de réaliser son idéal. Car un fait est qu’on reste malgré tout dans une forme d’expectative forgée par la conviction. Des éléments de biographie montrent qu’on s’insère dans une perspective humaniste, dont l’unité de vue traverse une vie personnelle et professionnelle. Dans tous les cas, on est en recherche. L’engagement est libre. Il s’inscrit dans un processus de personnalisation enseignante, qui arbore la position du questionnement et du doute.

Autour d’une pratique innovante, il y a, en réalité, une interpellation d’attitude, de sens d’être, de positionnement personnel, du sens de soi-même, notamment dans le cadre d’une conception de la profession. Il est certain que, comme nous l’avons constaté, à l’origine de la pratique innovante il y a de la remise en cause, de la culpabilité, une sensibilité à l’injustice et une espérance de justification. La position fervente de l’expectative et une attente du mieux fondent le ressort dynamique d’une recherche et d’une pratique novatrice. Car, quel que soit son ancrage spirituel, une foi authentique et une conviction d’avènement impulsent l’action, dont nous avons élucidé la visée personnaliste commune. On dirige son action en fonction d’une perspective, d’une idée de la personne à promouvoir. Quel que soit le référentiel, la personne est au centre de la raison pédagogique.

On considère que chaque enfant est unique, irréductible à un autre et que l’attitude pédagogique doit respecter cette unicité ; chacun étant porteur de talents différents à considérer. La visée collective est éducative, non seulement instructive ; on considère que la transmission culturelle est vectrice de sens pour l’enfant et, en tant qu’enseignant, on cherche à apporter une contribution en cette voie. Car on le perçoit comme ouvert à l’intelligence du monde et de lui-même, et on le considère comme capable de progression. Il y a un idéal de formation de la liberté, d’autocréation, selon un choix de sens personnel. L’enseignant, comme éducateur, se perçoit comme un passeur qui épanouit une liberté. C’est un être voué à l’expression dans la communauté, dont il faut considérer le besoin de liaison, d’expression dans le groupe. En ce sens, c’est un être unique, différencié, mais non séparé. Il y a l’idée d’une réalisation personnelle de l’être et de sa vocation au service de l’homme.

D’emblée, la responsabilité inclut l’idée de liberté car, ’tout être raisonnable est un législateur universel, et non le simple sujet d’une législation universelle, l’auteur de la loi et non le simple sujet de la loi. 391 . La formation de la liberté est un projet pédagogique dont on estime l’actualisation réaliste, car il est toujours possible d’en observer la mesure renouvelée. Les enseignants en témoignent à l’appui de faits concrets et apparemment banaux, que l’on décrit ; ’ça se vit, ça se voit’, ’c’est une utopie réaliste’. Il y a une réelle perception d’avènement de liberté lorsque, par exemple, on fait état de responsabilisation spontanée chez les élèves, d’un développement intellectuel, d’un comportement social, en dépit des régressions et contre-sens qui convient fréquemment au retrait.

Il s’agit, cependant, et toujours, d’une formation d’inconnaissable ; paradoxe qui s’avise d’une liberté insaisissable, qui échappe à l’emprise pédagogique, mais nécessite la médiation éducative. La formation de la personne intègre le paradoxe selon lequel la formation d’une volonté correspond à une formation d’intentionnalité de fins, pour une fin qui reste impalpable : la personne pour la personne, inobjectivable ; inappropriée dans un schéma positif, elle est l’idéal incarné dans une praxis. La tension entre faits et sens, souligne M. Soëtard392, est la base de l’épistémé kantienne. Le ressort de l’acte, a fortiori de l’éducation, est dans l’idée de l’inconnaissable. Il y a une foi vivante. Le co-naissable est le naissant, le vivant. La personne est foi. C’est dans l’acte qu’elle se révèle. Le vivant est dans l’acte. La seule connaissance conforme à la raison est la connaissance de foi.

Le personnalisme pédagogique est dans l’idée d’une liberté d’avènement. L’action pédagogique, en dépit de la corruption originelle, rallie une perspective d’avènement de liberté. La condition persévérante est le lieu même de la pédagogie. Il y a, dans le personnalisme pédagogique, une utopie de liberté selon un naturalisme éclairé. Le pédagogue est découvreur de permanence de force individuelle, formateur de personnalité. On dira que la pédagogie procède, en quelque-sorte, d’une formation à la décision de soi-même, du développement de soi qui n’existe pas, en réalité, en dehors du chemin tracé au coeur de la condition de chacun. Elle est découverte d’unité et de voie d’accomplissement. Le pédagogue, reflet de permanence d’être, est tremplin d’être, relais de continuation d’être. Il est médiateur d’expansion propre.

La notion d’oeuvre n’est pas le produit d’une fin positivement connaissable ou d’un moyen pré-ajusté ; elle est désaliénée et véritable. Elle est la traduction d’une fragile liberté. M. Soëtard met en garde, malgré tout, le pédagogue contre la perversion positive du personnalisme pédagogique qui enfermerait dans des catégories préétablies, aliénant l’élève et l’enseignant ; seul l’espoir de la liberté en serait le ressort ; ’il n’y a rien à dire positivement, métaphysiquement, du but qui est à atteindre, et toute matérialisation suprasensible de cette fin mettrait immédiatement en cause la liberté de l’éducandus : celle-ci reste pure forme visée en et par l’éducation (...) savoir que cette liberté ne peut être ’produite’, comme aboutissement d’une action technique, qu’elle a son propre principe, inconditionné, de surgissement, et que la pédagogie reste un moyen au service d’une fin qui la dépasse infiniment. 393 . Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de science de la liberté. E. Stein affirmait ainsi une science de la personne.

Assurément, le personnalisme procède d’une pédagogie incarnée. Le témoignage que l’acte transcende, authentifie la liberté. P. Ricoeur indissociait, en ce sens, l’acte du lieu de naissance de l’attitude. La philosophie personnaliste est ’d’abord une attitude 394 , souligne B. Comte. La pédagogie est une politique d’élection, d’intuition de sens, à travers laquelle l’acte est en permanence dans un mouvement d’antériorité, car la personne est au coeur du paradoxe d’une foi fondatrice, dont l’immatérialisation constitutive empêche toute définition a priori. Le personnalisme pédagogique, certes armé dans les contraintes et les moyens, est celui de l’instant dans le surgissement créateur, libre d’emprise. L’affirmation de la liberté inconditionnelle de l’homme fait du personnalisme une philosophie qui exclut tout dogmatisme. La personne ne peut se comprendre que dans cette articulation trinitaire de l’acte de la liberté. K. Wojtyla soulignait l’indissociabilité de l’acte et de la personne, de la personne et de l’acte. La personne est acte, la personne est liberté ; la liberté ne peut se concevoir indépendamment de l’acte.

Notes
390.

Nous empruntons cette formule à M. Soëtard dans Mon Personnalisme Pédagogique, p. 67-78.

391.

M. Soëtard op., cit, p. 68.

392.

Ibid., p. 71.

393.

Ibid., p. 75.

394.

B. Comte, Emmanuel Mounier et l’engagement de la personne, p. 26-35.