2) Mobilité des classes laborieuses et immobilité des églises

Au début des années cinquante, la France connaît une grave crise du logement. Pour faire face au déficit de logements, évalué alors à trois millions, les responsables du MRU vont favoriser l’industrialisation du bâtiment. Les grandes opérations de plusieurs centaines voire de plusieurs milliers de logements vont se multiplier. Le fonctionnement des grandes villes ainsi que l’évolution du mode de vie et des mentalités des citadins sera bouleversé par la multiplication des grands-ensembles, puis des Z.U.P. situées la plupart du temps à leur périphérie53.

La taille, la nature composite des agglomérations en voie de constitution où se côtoient centre ancien, zones pavillonnaires et immeubles collectifs empêchent, en effet, que les habitants des différents quartiers puissent s’identifier à une image commune de la ville où ils résident. En particulier, le clocher de l’église ou de la cathédrale ne constituent plus un élément d’identification, l’expression visible d’une communauté consciente de son appartenance à un groupe cohérent socialement, géographiquement et dans ses croyances. «‘Que reste-t-il de commun entre la banlieue aux petits pavillons et les îlots des grands immeubles’ ? », écrit en 1959 le père Capellades dans L’Art Sacré, «  ‘Il n’est plus possible aux habitants d’une trop vaste agglomération de nourrir le sentiment qu’ils appartiennent à une même communauté humaine’ »54 .

La disparition d’une expérience partagée entre ceux qui fréquentent le centre des affaires ou ceux qui travaillent dans les zones d’activité, ceux qui habitent dans les quartiers résidentiels ou ceux qui logent dans les tours des banlieues fait que la ville apparaît désormais comme un conglomérat d’entités indépendantes.

Les liens familiaux ou personnels avec le quartier et la paroisse disparaissent peu à peu. Simultanément l’église ne constitue plus le lieu de réunion de fidèles conscients de leur appartenance à une même communauté humaine mais un édifice fréquenté par des personnes tenant à préserver leur individualité, choisissant telle église par goût pour la liturgie qui y est pratiquée ou pour la qualité de l’architecture de l’édifice. «L’église n’est plus l’expression visible d’une communauté mais l’édifice qui abrite une communauté d’individus», déplore le père Capellades55.

La cohérence ancestrale entre le quartier, le village et l’ensemble de la vie sociale se trouve bouleversée et, avec elle, l’attachement à l’église. « ‘Le principe territorial, expression d’un monde terrien et stable a perdu de sa valeur en notre siècle urbain et mobile’», affirme de son côté le chanoine Paul Winnigeren 195756.

Les déménagements auxquels sont obligés des familles entières pour chercher du travail aggrave ce phénomène : « ‘On passe d’un logement à l’autre au gré des vicissitudes de la vie’», souligne le père Capellades57.

L’idée se fait donc jour que la paroisse ne doit pas forcément constituer un dispositif territorialisé, figé et inamovible. Paul Winniger émet ainsi l’hypothèse d’une action missionnaire spécialisée disposant de chapelles et de prêtres mobiles : «‘une chapelle et un prêtre, peut être mobile, elle aussi. (...) Ce local sera provisoire ou amovible, même itinérant’ »58. Ce type de mission, inspiré des chapelles roulantes du père Werenfried qui circulent alors en Allemagne de l’Ouest, constitue selon Winniger une réponse tout à fait réaliste, adaptée au déplacement des travailleurs. Il suggère que des églises ou des chapelles mobiles accompagnent les grands chantiers temporaires, comme ceux des grands barrages, ainsi que cela s’observe d’ailleurs à cette époque aux Etats-Unis et au Canada.

Afin de montrer que cette proposition trouve son fondement dans la tradition, Paul Winniger convoque l’Ancien Testament et cite l’épisode de l’Exode pendant lequel les Hébreux emmenaient avec eux la tente du Tabernacle au travers du désert du Sinaï. Mais, désormais, le nomadisme dont il est question résulte, plus prosaïquement, de la volonté d’accompagner la mobilité de l’appareil industriel.

Pour faire face à cette mobilité imposée par « l’universelle bataille économique », il s’agit d’employer des méthodes similaires à celles utilisées par les aumôniers qui, en temps de guerre, pour suivre la troupe « disposent de tentes et de cars-chapelles », poursuit Paul Winniger59.

A la mobilité sociale croissante s’ajoutent les évolutions liturgiques et pastorales qui annoncent la réforme conciliaire. L’ensemble de ces mouvements semble alors interdire que l’on fige l’agencement architectural et la localisation des lieux de culte. L’intérêt de l’église provisoire réside alors en ce qu’elle «n’engage pas l’avenir» et permet aux communautés de s’adapter en fonction de l’évolution des mentalités, souligne le père Capellades60.

Durant les années cinquante, certaines des causes du phénomène de déparoissialisation de la vie religieuse sont attribuées non seulement à la mobilité croissante des paroissiens et à l’amenuisement de la distance relative qui sépare les églises, mais au fait que certaines d’entre elles, situées sur des artères passantes et bénéficiant du flux des piétons qui les longent, connaissent un accroissement du nombre de leurs fidèles au détriment des églises situées au coeur des quartiers. Le sociologue Jean Chélini cite ainsi le cas de plusieurs églises de Marseille qu’il qualifie « de passage », dont la population étrangère à la paroisse assistant aux messes varie entre 34 et 90%. D’autres églises marseillaises se révèlent constituer des « églises étapes » entre les faubourgs et le centre de la ville. Enfin certains lieux de culte voient la part d’étrangers à la paroisse augmenter de manière significative car elles reçoivent des groupes importants d’excursionnistes dominicaux à leur descente d’autobus. J. Chélini parle à leur propos de « paroisses terminus » 61.

L’incidence des déplacements sur la fréquentation des églises se traduit également par la fréquentation des églises proches des gares par une clientèle composée essentiellement de fidèles de passage. Ainsi, le dimanche 13 mars 1949 la paroisse Saint-Laurent, toute proche de la gare de l’Est à Paris, se composait d’un assistance où les non paroissiens représentaient 47% de l’auditoire62.

En 1968 le père Capellades revient, dans L’Art Sacré, sur cette question. Après avoir reconnu la solidarité collective qui caractérise la société villageoise, il stigmatise la nostalgie qu’expriment alors beaucoup de prêtres et de chrétiens pour le monde rural. Cette nostalgie résulte, écrit-il, d’une vision idyllique de son fonctionnement, en réalité contraignant et fermé. La vie citadine, au contraire, permettrait d’échapper au caractère totalitaire des liens de voisinage. Prenant le contre-pied des milieux catholiques inquiets de l’influence, supposée négative, de la mobilité géographique et sociale sur la pratique religieuse, le père Capellades affirme de son côté : « ‘Loin d’aliéner la mobilité peut délivrer des conformismes étroits de la vie sédentaire, ouvrir des horizons nouveaux être un facteur d’élévation sociale’ »63. D’ailleurs, poursuit-il, il devrait être facile pour un chrétien d’accepter les vertus positives de la mobilité puisque la diffusion du christianisme s’est opérée grâce à des voyageurs infatigables et que le peuple de Dieu est « essentiellement un peuple nomade »64 .

Même s’il apparaît que l’accroissement des déplacements est, en partie, contraint par l’urbanisme en zoning des nouveaux quartiers - séparation entre villes-dortoirs et lieux de travail, absence d’équipements à proximité des logements, recherches de lieux de distraction ou désir de fuir la ville pour rejoindre résidences secondaires ou paysages agréables – le clergé catholique prend néanmoins conscience que la mobilité constitue une valeur importante du mode de vie moderne qu’il est nécessaire de prendre en compte. ‘« Il est vain d’aller contre tout ce qui va ne faire que se développer quasi à l’infini’ » écrit à ce propos, en 1963, l’abbé Michel Brion, alors secrétaire de l’évêché de Nantes65 .

L’idée d’adapter l’église à un type de fonctionnement urbain qui se généralise et qui semble irréversible, se fait alors jour. On craint, en effet, que de nouvelles églises implantées au coeur des “grands ensembles” soient peu fréquentées pendant la semaine, voire désertées le dimanche, si les paroissiens passent une grande partie de leurs journées loin de leur lieu de résidence et quittent la ville en fin de semaine.

Au début des années soixante, les animateurs du diocèse de Nantes s’interrogeront sur la nécessité de faciliter l’accès automobile aux futures églises en les installant à la périphérie des villes le long des routes les plus fréquentées et à mi-chemin des logements, des zones d’activité et des nationales qui mènent vers les lieux de vacances ou de détente. « Certains se demandent si de grands édifices à la sortie des villes ne seraient pas la meilleure forme d’implantation, alors que nous construisons toujours des églises pour des quartiers qui seront peut-être déserts avant dix ans, lors des week-end », écrit encore l’abbé Michel Brion66 .

Notes
53.

Concernant la question du logement de masse, voir Joseph Abram, L’architecture moderne en France, Tome 2, Du chaos à la croissance ; 1940-1966, 1999.

54.

Jean Capellades, « L’église dans la cité », L’Art Sacré n° 5-6, 1959, p. 8

55.

Ibid., p. 10.

56.

Paul Winniger, Construire des églises , Paris, 1957, p. 41.

57.

Jean Capellades, « L’église dans la cité », L’Art Sacré n° 5-6, 1959, p. 10.

58.

P. Winniger, op. cit., p. 57.

59.

Ibid., p. 56.

60.

Jean Capellades, « L’église dans la cité », L’Art Sacré n° 5-6, 1959, p. 14.

61.

J. Chélini, La ville et l’église, 1958, p. 171.

62.

Yvan Daniel, Aspects de la pratique religieuse à Paris, Paris, Editions Ouvrières, 1953, p. 23.

63.

Jean Capellades, « Où prierons-nous demain ?», L’Art Sacré n° 3, 1968, p. 21

64.

Ibid., p. 23.

65.

Michel Brion, L’Association des Centres Religieux du Diocèse de Nantes, Nantes , n. d. (1963 ), p.1.

66.

Ibid. p.3.