3) La trame paroissiale traditionnelle confrontée à l’extension rapide des villes

Durant les années qui préludent au Concile Vatican II, se développe au sein de l’Eglise un débat sur la définition d’une pastorale adaptée à l’époque contemporaine. Dans ce débat, la question de la contradiction entre un accroissement de la mobilité des populations, liée au développement de l’activité industrielle et des loisirs, et le caractère figé et archaïque de la trame paroissiale traditionnelle occupe une place importante.

La première des solutions qui est alors évoquée pour contrer ce phénomène, est de multiplier les paroisses en périphérie des villes. Il apparaît rapidement que cette solution n’est pas entièrement satisfaisante. En effet, les nouveaux quartiers où logent les populations qui viennent des campagnes ou d’autres centres urbains, sont éloignés des usines ou du centre des villes. Les ouvriers et les employés sont donc contraints à des déplacements quotidiens alternés pour se rendre d’un endroit à l’autre.

Si, pour le clergé catholique, la construction de nouvelles églises s’impose comme une solution évidente et incontournable, celle-ci ne résout pas les questions qu’engendrent l’éloignement géographique entre lieux de travail et quartiers d’habitat. Il apparaît alors illusoire d’espérer reconstituer la cohérence de la vie du village en implantant des églises au coeur des quartiers résidentiels.

En 1945 paraît un ouvrage écrit par l’abbé Michonneau avec la collaboration de l’équipe sacerdotale du Sacré-Coeur de Colombes, commune ouvrière de la banlieue parisienne. Cet ouvrage est consacré aux questions que posent la paroisse et la ville67. Le constat fondamental qui fonde cet ouvrage est celui que la masse du prolétariat, malgré la survivance de l’observation de certains rites comme la première communion, le mariage ou l’enterrement à l’église, vit désormais essentiellement avec une mentalité païenne68.

Confronté à ce constat inquiétant, l’auteur ne remet cependant pas en cause l’organisation paroissiale. Il souhaite simplement la transformer car il observe que le prolétariat ouvrier continue d’avoir un contact avec l’Eglise et ses prêtres par l’intermédiaire de la paroisse. La transformation qu’il suggère - « paroisse oui, mais paroisse en pays de mission, paroisse missionnaire » - s’inspire directement des conclusions de l’ouvrage de l’abbé Godin auquel est d’ailleurs dédié le livre. Cependant, l’abbé Michonneau propose de dépasser la dualité entre la paroisse traditionnelle et les prêtres missionnaires dépendant des évêques en milieu ouvrier en fusionnant les deux entités dans une paroisse d’une nature nouvelle. Dans ce nouveau cadre, les prêtres ne se borneraient plus à l’administration spirituelle des croyants fréquentant l’église et s’attacheraient à aller vers l’ensemble des habitants résidant sur le territoire paroissial69.

La paroisse n’étant pas préparée pour pénétrer le prolétariat païen, elle doit donc être transformée. « Le milieu paroissial n’est pas une communauté », souligne l’abbé Michonneau, « ‘il n’a pas le dynamisme des chrétientés primitives, n’a aucune force percutante pour entamer le monde païen au sein duquel il végète’ »70. La convocation de l’Eglise primitive qui s’inscrit ici dans une dimension critique du fonctionnement des paroisses, jugé trop statique pour évangéliser les quartiers populaires, annonce la présentation, quelques années plus tard quand l’Eglise prendra conscience que la déchristianisation concerne l’ensemble des couches sociales, des communautés chrétiennes primitives comme une alternative au système paroissial.

En effet, l’évolution démographique et sociale des centres urbains que bouleversent en quelques années l’édification de « cités verticales » et de « quartiers champignons » conduisent certaines autorités du clergé catholique, comme Monseigneur Louis Gros, vicaire général de l’Archidiocèse de Marseille, à juger que la baisse de la pratique religieuse résulte d’évolutions complexes.

Pour comprendre les causes de ce phénomène et tâcher de lui trouver des solutions, quelques responsables ecclésiastiques vont avoir recours aux enquêtes sociologiques qui connaissent alors un grand essor.

En effet, on constate que le milieu social de nombreuses paroisses urbaines subit des modifications profondes et rapides résultant du percement de voies nouvelles ou de la construction d’immeubles H.L.M.. L’importance et la rapidité de ces évolutions s’accompagnent du bouleversement des pratiques religieuses ce qui pose de nouveaux problèmes en matière d’action apostolique.

Afin de comprendre quelles sont les évolutions des données démographiques des paroisses, l’Eglise va donc se baser sur les analyses réalisées par des bureaux d’études spécialisés. Il s’agit, en particulier, de fournir aux curés une image, la plus proche de la réalité, de la composition sociale et des pratiques des paroissiens. « ‘Grâce aux données fournies par les enquêtes sociologiques les curés pourront établir la carte sociologique de leur paroisse, en suivre l’évolution, localiser les centres d’influence, superposer à cette carte sociologique celle de la pratique religieuse’ », écrit, dans l’avant-propos de La ville et l’Eglise 71, Monseigneur L. Gros. Cet évêque conclut : « ‘Combien de curés qui croient connaître leur paroisse et qui en réalité ont à la découvrir’ »72.

Les paroisses rurales se sont multipliées jusqu’au XIIème siècle. Ce mouvement ne s’est pas accompagné pour autant de la création de paroisses urbaines. Celles-ci commencèrent à se multiplier entre le XIème et le XIIIème siècle en Italie du Nord, en Flandre et dans la vallée du Rhône dans les villes où l’activité commerciale en se développant engendra la création de zones bâties à la périphérie des villes. Les ordres mendiants – Dominicains, Franciscains, Augustins – fournirent alors le clergé nécessaire suffisamment mobile pour encadrer les nouvelles populations. Mais la multiplication des nouvelles agglomérations urbaines et l’accroissement de leur taille, sans aucune mesure avec ce qui avait précédé, débuta après 1750 avec le développement de la révolution industrielle.

Le gonflement des villes à la fin du XIXème siècle s’est traduit par la création de lotissements qui ont pris très vite l’allure de quartiers dotés d’organes économiques et sociaux mais dépourvus de vie religieuse. Cette évolution qui a commencé en Europe à partir de 1850, s’est traduite par un décalage croissant entre la paroisse géographique et la géographie des quartiers urbains. Ainsi Jean Chélini constate que « ‘la paroisse a cessé d’être un organisme urbain vivant pour devenir un cadre administratif arbitraire’ »73. Il ajoute : «‘Les conséquences actuelles sur les communautés paroissiales sont de trois ordres : un divorce net et définitif entre le territoire paroissial et l’assiette des quartiers, un gonflement excessif des effectifs paroissiaux, une “déparoissialisation” de la vie religieuse ’»74. Il observe également que, parallèlement, les paroisses urbaines connaissent une véritable congestion. Ainsi, Paris et Marseille, durant les années cinquante, comportent quelques énormes paroisses groupant près de 50 000 âmes75.

Le clergé urbain a donc souvent en charge des paroisses dont le poids de la population76 l’oblige à ne s’occuper que de quelques centaines de paroissiens et, de fait, à se limiter aux seuls pratiquants. Il apparaît ainsi que la paroisse de ville ne répond plus, dans bien des cas, à sa mission parce que l’église est trop restreinte, les prêtres trop peu nombreux et les populations paroissiales trop grandes pour posséder la cohésion d’une communauté.

Mais ce phénomène, assez simple, d’inadéquation entre la trame paroissiale et la géographie humaine des grandes villes s’est doublé d’un autre fait, plus grave aux yeux des clercs, celui de la déparoissialisation de la vie religieuse dans les grands centres urbains. En effet, la densité du nombre des églises au coeur des grandes villes permet au citadin de choisir librement son lieu de culte en fonction des commodités qu’il offre. Cette évolution est d’autant plus forte, indique J. Chélini, que l’on se rapproche du coeur des villes et que l’église est placée au milieu du quartier des affaires sur une voie passante77.

On observe ce même phénomène dans des villes moyennes en extension urbaine, comme par exemple Chambéry, où les nouveaux habitants ne manifestent pas d’attachement à une paroisse précise à laquelle auraient pu les unir des liens familiaux ou personnels. Dans de telles conditions, observe le père Pierre Virton, « ‘il y a un très grand nombre de personnes qui ne connaissent pas réellement leur paroisse. Leur choix ne sera pas motivé par l’appartenance mais par l’heure de l’office, l’aspect de l’église, l’attrait de tels sermons, la liturgie ancienne ou nouvelle, individuelle ou communautaire’ »78.

J. Chélini constate que dans les villes, la pratique religieuse tend à devenir aparoissiale. Les effectifs de certaines paroisses urbaines étant pléthoriques, celles-ci se trouvent décalée par rapport aux quartiers. Elles deviennent étrangères au cadre social et géographique où elles sont situées car elles desservent une clientèle hétéroclite où les non-paroissiens constituent une très forte minorité et dans certains cas, la majorité79.

Il préconise, pour décider de l’implantation des nouveaux lieux de culte, de suivre et de prévoir avec certitude le développement des villes afin d’obtenir le « meilleur rendement apostolique »80. Ce travail d’implantation devrait être précédé de la refonte des circonscriptions paroissiales pour les rendre conformes à la physionomie nouvelle des quartiers. J. Chélini suggère de confier ce travail de réorganisation à des structures spécifiques qu’il faudrait créer : « ‘La tâche première de ces organismes pourrait être la refonte de la géographie ecclésiastique des villes en tenant compte des lieux de culte existant, de l’évolution démographique, de la création de lotissements urbains’ »81.

Cette suggestion s’appuie sur l’idée que les défaillances des paroisses résultent du décalage et des distorsions entre la trame paroissiale et la trame des quartiers urbains. Il s’agirait donc de créer des quartiers paroissiaux dont la taille idéale serait déterminée par la capacité à se connaître et à lier des relations de voisinage. Le concept de quartier paroissial est directement emprunté à l’unité de voisinage des urbanistes modernes.

Le fonctionnement de la ville est également pensé par analogie au tissu organique. « Ce quartier urbain », écrit J. Chélini, « représente une cellule de vie complète »82. La référence au monde organique permet de proposer un projet d’adaptation du système paroissial fondé sur l’idée que la trame urbaine constitue une structure vivante. Il s’agirait donc de procéder à un ajustement régulier de la trame paroissiale à la trame urbaine qui se transforme en fonction des évolutions de la ville.

J. Chélini souligne que l’implantation des nouveaux lieux de culte par les comités d’études socio-religieuses ne constituerait que la partie la plus facile de leur tâche, la plus importante et la moins évidente consistant à chercher à déceler le sens où la cité va évoluer. Pour être efficace, il faudrait donc que le clergé catholique se livre à un contrôle permanent de la vie urbaine en constituant des statistiques religieuses car, met en garde J. Chélini, « rien n’est plus mouvant qu’une ville ». Ce que l’on craint alors c’est que le développement économique de la France , l’élévation du niveau de vie et l’accroissement de la mobilité résultant de la vulgarisation de la pratique automobile ne s’accompagnent d’une désertification des centres urbains au profit des zones périurbaines et d’une dissociation entre lieu de travail et lieu de résidence. « La ville change sans cesse », conclut J. Chélini, « ‘et l’Eglise ne peut y être sans cesse présente que si elle suit ces mouvements de croissance et de régression’ »83.

Notes
67.

G. Michonneau, Paroisse ; communauté missionnaire, Paris, 1946.

68.

Ibid. p. 20.

69.

L’équipe sacerdotale du Sacré-coeur de Colombes estime, en 1945, que la proportion de pratiquants est d’environ 5% de la population de la paroisse. G. Michonneau, op. cit., p. 22.

70.

Ibid., p. 51.

71.

Jean Chélini, La ville et l’Eglise, Paris, 1958, p.25.

72.

Ibid., p. 26.

73.

Ibid., p. 156.

74.

Ibid., p. 157.

75.

Ibid., p. 164.

76.

A Paris en 1955 le rapport entre le prêtre et les paroissiens est de 1/14200, à Lyon de 1/2950. J. Chélini, op. cit. ; p. 166.

77.

Ibid., p. 169.

78.

P. Virton, S. J., Enquêtes de sociologie paroissiale, Paris, p. 28

79.

J. Chélini, op. cit., p. 173

80.

Ibid., p. 189.

81.

Ibid., p. 193.

82.

Ibid., p. 201.

83.

Ibid., p. 203.