3) Des lieux de culte plurifonctionnels, modifiables et évolutifs , des églises ouvertes à la vie sociale qui n’engagent pas l’avenir

En 1968-1969, le Comité National des Constructions d’Eglises commanda une enquête afin d’éclairer l’Episcopat français dans le cadre des décisions qu’il était conduit à prendre sur l’équipement religieux des villes de France. Cette enquête fit apparaître que pour un groupe réduit de la population, estimé à 500 000 Français, « ‘le rattachement à la culture traditionnelle par le biais d’un bâtiment n’a pas d’importance. C’est la démarche personnelle qui est valorisée au plus haut point, mais comme participation à une institution insérée dans la vie sociale ’»124.

Le père Capellades qui dirigea l’élaboration de ce rapport, estimait que ces chrétiens, bien que minoritaires, étaient néanmoins ceux qui avaient le plus d’influence sur l’évolution des mentalités et des structures125. En matière d’architecture religieuse, certains d’entre eux préconisaient la polyvalence, les locaux à géométrie variable tandis que d’autres pensaient qu’il faudrait se tourner vers l’utilisation de locaux sociaux. Quelques uns même affirmaient refuser toute nouvelle construction sous quelque forme que ce soit126.

Constatant qu’il existait parmi les responsables du clergé et parmi les laïcs responsables de la programmation des églises une réticence à construire et un accord pour affirmer qu’il n’était plus possible de construire comme avant, le C.N.C.E. escompta s’appuyer sur les perspectives qu’offrait ce courant de pensée pour favoriser l’émergence d’expériences architecturales innovantes pouvant servir à orienter le débat sur « ‘les équipements religieux’ »127.

Le C.N.C.E. suggéra donc que l’Eglise affecte l’essentiel de ses ressources au maintien et à l’animation des communautés chrétiennes minoritaires mais militantes. Parallèlement, il s’agissait de dégager le message apostolique des « ‘structures ecclésiales qui se sont identifiées à la culture nationale ’», à savoir les églises monumentales traditionnelles car, écrit le père Capellades, « ‘Pour communiquer et nourrir la foi, il faut trouver des formes qui ne soient ni aliénantes, ni sécurisantes’ »128. L’ambition du C.N.C.E. était de développer une pastorale dans laquelle les chrétiens authentiques soient présents dans la cité sans qu’ils apparaissent liés aux structures de pouvoir. Pour cela il n’était pas envisagé de fermer les églises d’un seul coup, mais de réduire, à l’avenir, le nombre de locaux spécifiques : « ‘La messe redevenant l’Eucharistie fraternelle de petites communautés ne demande pas d’édifices particulier’ »129.

Le C.N.C.E. suggéra ainsi de substituer à l’église paroissiale « omnivalente » un ensemble d’équipements spécialisés disséminés sur un vaste territoire. Désormais la plurifonctionnalité se situerait donc à l’échelle de la ville et de l’ensemble de ses équipements religieux.

Ces équipements se composeraient de centres de ressourcement et de prière – de dimensions modestes -, de lieux de rassemblement dominical - « ‘salles ‘banales’, salles construites spécialement mais de façon très économique et à multiples usages, ou à l’occasion, salles empruntées ou louées’ »130-, et d’un ensemble de « ‘locaux divers répartis selon la commodité’ »131.

L’ambition des responsables de la construction des églises était de proposer à l’Episcopat un système d’équipements religieux qui rompe avec le couple traditionnel église-paroisse et qui puisse présenter le maximum de souplesse afin de pouvoir s’adapter à un futur où « ‘l’urbanisation et les modes changent de plus en plus vite’ »132.

En conclusion, pour vérifier le bien-fondé de ce dispositif, le C.N.C.E. appela le clergé français a avoir « ‘le courage et la liberté de faire des expériences afin de tester la valeur des possibilités nouvelles’ »133.

Afin de bien faire comprendre que la question de la nature de l’architecture religieuse contemporaine relevait d’abord de la théologie et de la pastorale avant d’être une question de conception architecturale, et pour inciter les bâtisseurs et les utilisateurs à réfléchir au sens d’une architecture religieuse qui, désormais, pouvait être constituée par « ‘tout espace approprié à la rencontre humaine la plus profonde ’», les éditions du Cerf publièrent en 1971 un livre collectif où l’on retrouve les noms de ceux qui depuis une quinzaine d’années déjà, étaient au coeur du débat sur le renouveau de l’art sacré134.

Dans l’introduction, Jean Béraudy, du Centre National de Pastorale Liturgique, fait observer que de nombreux fidèles se demandent si la situation de l’Eglise dans le monde contemporain n’appellerait pas la création d’un nouveau type de lieu de culte qui ne se distinguerait plus des meilleures constructions profanes135. En guise de réponse, les différents auteurs de Espace sacré et architecture moderne suggèrent que les structures architecturales des églises puissent être modifiées aussi rapidement qu’évoluent les conditions de vie.

Le cardinal Lercaro136 dans un message adressé au symposium d’artistes qui se tint à Cologne en Février 1968, rappelle qu’il milite en faveur de l’église de quartier car il avait la conviction, partagée par d’autres, que l’édifice destiné à accueillir une communauté, devait être l’émanation de cette communauté et de ses structures sociales, humaines et urbaines.

« Nous devons avoir bien présent à l’esprit, même lorsque nous construisons un lieu de culte, le caractère extrêmement transitoire de ces structures matérielles, dont toute la fonction est une fonction de service par rapport à la vie des hommes », écrit le cardinal Lercaro qui ajoute : « ‘de la sorte , nous éviterons que les générations à venir se trouvent conditionnées par des églises que nous considérons aujourd’hui comme des églises d’avant-garde, mais qui pour elles risqueraient de n’être plus que des édifices vieillis’ »137. Pour le cardinal Lercaro il s’agissait d’inciter les architectes et le clergé à se contenter de réaliser des églises modestes et fonctionnelles qui puissent être soit modifiées, soit abandonnées, en fonction de l’évolution de la sensibilité religieuse.

Dans son propos, le père Capellades constate également que de nombreux fidèles ne considèrent plus l’église comme un lieu réservé à la prière et à la messe mais acceptent qu’elle puisse servir également à des réunions autour de questions religieuses et même à la vie sociale du quartier138. Comme le cardinal Lercaro, le père Capellades souligne que, dans un monde qu’il perçoit comme se transformant avec une extrême rapidité, il est nécessaire que la politique d’équipement religieux soit adaptable. Cela nécessite, souligne-t-il, que l’on utilise des techniques et des matériaux de construction « ‘légers, transformables et suffisamment peu onéreux pour qu’on ait pas scrupule à les remplacer, dans vingt ou trente ans, par des bâtiments mieux adaptés’ »139.

Dans cette perspective, l’architecture domestique apparaît comme un champ potentiel de références. Dom Frédéric Debuyst140 estime que c’est dans cette voie que les recherches architecturales doivent être conduites pour parvenir à la création de « maisons-églises », lieux de rassemblement de la communauté chrétienne, conçus comme des intérieurs simples et calmes, à l’opposé des recherches formelles et des visions monumentales qui ont prévalues durant la période pré-conciliaire141.

Dom F. Debuyst fonde historiquement la « maison-église » dans la première antiquité chrétienne à une époque où, affirme-t-il, les communautés de fidèles se rassemblaient dans des édifices domestiques préexistants qui donnaient d’emblée aux réunions un caractère familial et communautaire. Dans ces locaux, suppose-t-il, le mobilier, le siège, le pupitre et même l’autel devaient être mobiles afin de pouvoir répondre aux besoins de l’assemblée et aux traditions locales142. Dans cette optique, Dom F. Debuyst souhaite retrouver dans les lieux de culte contemporains l’« ‘incognito architectural’ » et la souplesse liturgique des locaux où se rassemblaient les premières communautés chrétiennes.

Un lieu de mobilité, inachevé voire reconvertible : L’église de la réconciliation à Taizé Frère Denis Aubert, architecte (1962).

L’église de la Réconciliation à Taizé offre une illustration de ce type de lieu de culte plurifonctionnel, modifiable et évolutif que les responsables de la programmation des églises appellent de leurs voeux.

En 1962 le frère Denis Aubert conçut les plans d’un grand édifice de béton qui fut réalisé à proximité de la communauté oecuménique de Taizé. Au centre de la nef existait initialement un autel massif en pierre, un ambon et un banc en béton (fig. 37 et 38). Cette conception initiale, dans l’esprit pré-conciliaire, fut remise en question après le Concile Vatican II car on la jugea alors trop rigide. Les éléments fixes du choeur ont ainsi été détruits en 1967 pour laisser place à des éléments de mobilier mobiles : autel en bois, lutrin et chaises. Cela permet, lors des rassemblements importants, aux participants, essentiellement des jeunes, de se restaurer, voire de dormir dans l’église.

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Fig. 37 : Eglise de la Réconciliation de la communauté de Taizé, frère Denis Aubert architecte, 1962.
[Note: (L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 108, 1963, p. 57).]
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Fig. 38 : Plan de l’église de la Réconciliation de la communauté de Taizé, fr. Denis Aubert architecte, 1962.
[Note: (L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 108, 1963, p. 57).]

Dès cette période, le frère Denis Aubert, architecte de l’église, remit complètement en cause la conception initiale de son édifice. Il affirma que Taizé devait être considéré comme « un lieu inachevé et reconvertible » malgré la rigidité de la structure initiale faite de béton et de pierre. Un édifice cultuel, écrit-il, doit être « ‘par vocation inachevé : moins perfectible qu’évolutif, disponible’ »143.

Il estimait qu’il fallait réfléchir, dès la phase de conception des lieux de culte, aux possibilités de les transformer pour d’autres usages. « ‘Ne faut-il pas se préparer à des reconversions imprévisibles à l’intérieur même de la durée de vie probable de nos constructions’ ? », indique-t-il, « ‘Disponibilité donc à cet avenir incertain ; nécessité de ne pas trop se fixer’ »144. Ainsi, quand au milieu des années soixante il fut envisagé de déplacer dans un autre contexte le lieu de rencontre de Taizé, la communauté engagea une réflexion sur les possibilités de reconversion de l’église en atelier, en usine ou en hangar pour la stabulation libre.

En 1971, le frère Denis Aubert analyse l’expérience de Taizé dans Espace sacré et architecture moderne. Il estime alors que celle-ci démontre que les lieux de rassemblement des chrétiens ne peuvent plus être réservés au seul culte mais doivent admettre « ‘une pluralité d’usages et d’usagers ’»145. Cette flexibilité d’utilisation devant nécessairement s’accompagner d’une mobilité complète du mobilier146. A la lumière de ces réflexions, il juge d’ailleurs qu’il concevrait maintenant une église radicalement différente « ‘plus humble, extensible ou gonflable’ »147.

Depuis l’église a d’ailleurs subit de nombreuses transformations. De plus lors des manifestations exceptionnelles, comme par exemple lors du « concile des jeunes » dont le principal rassemblement eu lieu en 1974 à Taizé, les bâtiments sont complétés par des tentes ou des chapiteaux provisoires (fig. 39).

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Fig. 39 : Réunion du « Concile des jeunes », communauté de Taizé, 1974.
[Note: (F. Debuyst, L’Art chrétien contemporain de 1962 à nos jours, 1988, p. 14).]
Notes
124.

Comité National des Constructions d’Eglises, Pour une politique nouvelle de l’équipement religieux, 1971, p. 28.

125.

Ibid.

126.

Ibid., p. 33.

127.

Ibid.

128.

Ibid., p. 49.

129.

Ibid.

130.

Ibid., p. 55.

131.

Ibid.

132.

Ibid., p. 56.

133.

Ibid.

134.

Cardinal Jacques Lercaro, Jean Capellades o.p., Frédéric Debuyst o.s.b., etc., Espace sacré et architecture moderne, 1971

135.

Ibid., p. 7.

136.

Jacques Lercaro, archevêque de Bologne, fut nommé le 31 janvier 1964 membre de la Commission pour l’application de la Constitution sur la Liturgie.

137.

Cardinal Jacques Lercaro, « L’église dans la cité de demain », op. cit., p. 26.

138.

Jean Capellades, « L’église est-elle un lieu sacré ? », op. cit., p. 52.

139.

Ibid.

140.

Dom Frédéric Debuyst, bénédictin, directeur de la revue Art d’Eglise publiée à Bruges en Belgique.

141.

Dom Frédéric Debuyst, « A la recherche d’une troisième force », op. cit., p.130.

142.

Ibid., p. 131.

143.

Frère Denis Aubert, « De l’église à tout faire à la maison d’église », op. cit., p. 110.

144.

Ibid. p. 112.

145.

Ibid.

146.

Ibid.

147.

Ibid., p. 106.