4) Maisons d’églises, maisons du peuple de Dieu : une architecture discrètement insérée dans la ville pour rassembler les communautés chrétiennes en minorité

La critique de l’église pensée comme temple sacré de Dieu et comme édifice monumental d’une religion installée en pays de chrétienté s’est développée dès avant la tenue du concile Vatican II. Cette critque a conduit l’Eglise à opérer un retour sur son histoire, depuis ses origines, et à analyser sa relation spécifique au lieu de culte. Ces réflexions à base historique étaient sous-tendues par le projet de décrire un type de lieu de culte ou de rassemblement des communautés chrétiennes adapté aux conditions de la société contemporaine.

Au début du mois de septembre 1960, le Centre National de Pastorale Liturgique organisa une session sur le thème « bâtir et aménager les églises ».

A cette occasion Noëlle Maurice-Denis-Boulet mit en lumière la notion de « maison d’église », édifice qui, durant l’antiquité chrétienne, accueillait la communauté des croyants, comportait des salles pour tous les services et remplissait toutes les fonctions d’administration et d’assistance148.

L’évocation de la « maison d’église » de l’antiquité chrétienne permettait de porter un regard critique sur l’histoire de l’architecture religieuse. Celle-ci aurait été dominée par l’image de l’église isolée « ‘plantée toute seule dans le brouhaha de la ville’ », conception qui n’aurait pas de répondant dans la tradition. Mais en évoquant la maison d’église primitive, l’objectif de Noëlle Maurice-Denis-Boulet était d’offrir un modèle à l’architecture religieuse contemporaine. « ‘L’église n’est pas une simple grande salle de culte, un temple isolé ; sa vie est liée à des organes divers, certains périphériques, et cette multiplicité des salles de l’ecclesia ne peut que favoriser son caractère sacré, à des degrés divers’ », indique-t-elle et elle conclut : « ‘Mutatis mutandis, l’architecte moderne devra penser à cela pour que son église soit à la fois fonctionnelle et sacrée’ »149.

A l’occasion de la même session, Monseigneur Guillaume de Vaumas , directeur des «Chantiers du Cardinal », aborda la question de « l’église dans la cité ». Il s’y posait la question de la nature de l’église contemporaine et de sa visibilité dans la ville à une époque où il lui apparaissait que les croyants étaient disséminés dans des groupes sociaux étrangers sinon hostiles à l’Eglise150.

Dans son intervention, il rappela que, désormais, les grands édifices seraient des exceptions et que le lieu de culte devait refléter la place que l’Eglise occupe dans la cité temporelle. « L’essentiel d’ailleurs », affirme-t-il, « ‘est que cette église soit l’église de la communauté qui la fréquentera ’»151.

Il jugeait souhaitable que l’église « ‘soit un peu en retrait afin de n’être pas troublée par la grande circulation, mais cependant visible des principaux trajets et accessible sans difficulté’ »152 et n’excluait pas la possibilité de placer les églises au rez-de-chaussée des immeubles afin de les localiser au plus près du centre vital du quartier : « ‘Si les cités radieuses de Le Corbusier faisaient école, pourquoi une église ne serait-elle pas incorporée à ces ensembles ?’ »153.

La restauration de la liturgie amorcée par Vatican II a nécessairement encouragé le développement de réflexions sur l’évolution historique de la communauté chrétienne, de l’église dans la cité et de sa composition architecturale. Ainsi, dans un article paru en 1966 dans La Maison-Dieu 154, Joseph Gélineau, membre de la Société de Jésus, rappelle que dans les religions non chrétiennes la divinité - lorsqu’elle n’est pas locale - est presque toujours localisée. Cette conception est présente dans l’Ancien Testament où Yahvé demeure là où est l’Arche d’Alliance et, plus tard, dans le temple de Jérusalem. En revanche, avec le Nouveau Testament, la présence de Dieu est transférée du temple de pierre à l’Eglise, c’est à dire à la communauté des croyants : « ‘L’Eglise c’est d’abord l’assemblée des croyants’ »155. Si les premières générations chrétiennes possèdaient des domus ecclesiae, c’est-à-dire des maisons abritant les communautés chrétiennes, celles-ci ne se distinguaient pas des autres maisons de la ville. Cependant, avec le temps, l’Eglise chrétienne a récupéré le symbolisme naturel du lieu de culte. Ainsi, l’église est devenue un bâtiment à part puis, peu à peu, le bâtiment exclusif du culte, la maison de Dieu. Cette évolution s’est accentuée à la période moderne où l’église a été intégrée dans la cité dont elle est devenue un monument.

Sur cette base, J. Gélineau rappelle que l’église est d’abord le lieu de réunion de l’Eglise c’est-à-dire de l’assemblée des croyants. Le modèle de la domus ecclesiae est convoqué car il a pris naissance en milieu païen. Le parallèle avec l’époque des premières communautés chrétiennes semble possible car, constate l’auteur, on ne se trouve plus en régime de chrétienté.

En particulier la domus ecclesiae est présentée comme une alternative au gigantisme architectural des églises qui est jugé responsable de la mort de la pastorale liturgique156. La maison d’église de l’antiquité, en effet, ne se distinguait pas des autres maisons de la ville. De plus, la domus ecclesiae n’était pas seulement l’édifice de la liturgie puisque les frères et la communauté - ses divers services et ministères - s’y retrouvaient.

Sur la base de ce modèle J. Gélineau énumère les fonctions principales qui pourraient servir à l’élaboration d’un programme de lieu de culte situé dans la ville. S’agissant d’un édifice dédié au rassemblement de la communauté, il souligne qu’il est nécessaire de prévoir une zone de transition, non seulement entre l’agitation de la rue et le lieu de prière, mais également entre le monde extérieur, composé dorénavant essentiellement de non-chrétiens, et l’espace réservé à la liturgie accessible aux fidèles. Entre ces deux espaces seraient ménagés « ‘de vrais halls de rencontres. (...) Un lieu vraiment humain avec sièges, tables, où l’on puisse se saluer et se présenter, causer ’», un lieu ouvert « aux sympathisants »157.

Si la « ‘maison de la communauté chrétienne’ » trouve un premier modèle, historique, dans la « domus ecclesiae » de l’époque du pape Clément Ier 158, elle en possède un second, contemporain celui-là, qui est la chapelle de secours ou l’édicule provisoire de l’entre-deux-guerres. La chapelle provisoire dont l’ ‘architecture’ faisait honte au père Lhande, est, en effet, l’objet d’une réhabilitation spectaculaire. « ‘Combien ont constaté’ », remarque l’auteur, « ‘après avoir eu pendant des années un lieu de culte provisoire, voire un baraquement, une chute irrémédiable dans la participation, le jour où ils sont entrés dans leur grande église enfin érigée’ »159.

Désormais la monumentalité de l’église est jugée non seulement inutile mais négative, les clochers sont qualifiés de ‘« prétentieux et coûteux, très ambigus pour ceux du dehors, inutiles pour ceux du dedans »’ 160 et J. Gélineau met en garde les clercs contre « le mythe des nefs hautes »161. Il recommande également, puisque les moyens financiers sont désormais limités, que l’on pense à la polyvalence des locaux pour permettre la catéchèse, la messe, les sermons et les conférences.

Le souhait de J. Gélineau est que la « maison de communauté » soit un édifice à la fois liturgique et missionnaire, un lieu de culte qui ne soit plus isolé des autres maisons et des autres activités de la communauté chrétienne. Il pourrait donc être constitué d’un bâtiment ou d’une partie d’un immeuble ouvert et accueillant à tous162. L’église monumentale, temple érigé pour l’observance d’une religion installée, laisserait place à un lieu d’assemblée, ‘« signe vivant d’une Eglise en état de mission ’»163.

Joseph Comblin, dans son volumineux ouvrage sur la théologie de la ville publié en 1968164, défend également l’idée que, dans la ville sécularisée, il faut des « maisons d’églises » qui soient des lieux de recueillement, de silence où les citadins puissent retrouver des liens que la ville ne parvient plus à établir. Pour J. Comblin la nature des rapports entre les maisons d’églises et la ville ne s’inscrit pas dans une relation strictement géographique. Ce ne sont pas, dit-il, « ‘comme les temples, des éléments d’une ville’ »165. Entre l’église et la cité existeraient désormais des liens plus complexes, de nature vectorielle - intégrant espace et temps -, relevant à la fois de l’homothétie et de la transcendance. En effet, les « maisons d’églises » sont, selon J. Comblin, « ‘bien plutôt des villes en réduction à l’intérieur de la grande ville, des anticipations d’une Jérusalem terrestre et des anticipations d’une Jérusalem nouvelle. Plutôt que des éléments architecturaux ou urbanistiques inscrits dans la contexture de la ville, elles apparaîtront plutôt comme des ruptures d’avec le contexte de la ville, comme des totalités à l’intérieur de la grande totalité’ »166. Leur localisation devrait tenir essentiellement compte « ‘de la valeur des lieux, de leurs possibilités symboliques et aussi des possibilités d’accès ’»167. Il faudra ‘« voir d’après les déplacements que les citadins seront le plus facilement disposés à faire’ »168.

En 1968, dans le dernier numéro de L’Art Sacré, le père Capellades tente de définir, en se basant sur les travaux menés quelque dix années auparavant par Noëlle Maurice-Denis-Boulet, le programme de ce que devrait être une « maison d’église »169. Les caractéristiques de ce programme s’inspirent des temples Zen de l’architecture japonaise. Capellades décrit la « maison d’église » comme un édifice introverti : plan orienté autour d’une cours ou d’un jardin intérieur, absence de façade, asile de silence et de recueillement. Des cloisons mobiles doivent permettre d’utiliser les divers services, les zones de recueillement et le sanctuaire avec souplesse. Capellades suggère de localiser ces lieux de culte d’un genre nouveau non plus au coeur des quartiers mais « ‘en des points importants du réseau de relations de la ville ’» qu’il identifie dans les zones périurbaines de développement économique170. « Ces centres », écrit-il, «  peuvent d’ailleurs se trouver à la périphérie comme on commence à le faire en France pour les supermarchés »171. Et Capellades conclut : « ‘Où prierons-nous demain ? Si notre foi est vivante, elle trouvera toujours des oasis de paix où le Seigneur aura planté sa tente’ »172.

Le Comité national d’art sacré du Centre national de pastorale liturgique publie en 1971 un petit ouvrage intitulé L’église maison du peuple de Dieu 173. Le titre même de cet ouvrage traduit le souci des responsables de la mise en oeuvre de la réforme liturgique de donner un nom au lieu de culte qui traduise clairement la rupture avec la notion traditionnelle d’église maison de Dieu.

Cet ouvrage qui reprend pour l’essentiel l’article de Joseph Gélineau paru en 1966 dans La Maison-Dieu 174, souligne néanmoins que le programme d’une église doit se fonder sur des données sociologiques concernant les communautés chrétiennes locales, pour chercher à être au plus près d’une réalité sociale changeante et de populations qui se déplacent de plus en plus fréquemment : « ‘Nous devons tout autant tenir compte des impératifs de l’implantation, des problèmes posés par la mobilité’ »175. Les auteurs soulignent que le style de vie des hommes de la deuxième moitié du XXème siècle est marqué par l’aspiration au changement, par l’ouverture du champ des relations et la tendance croissante à la mobilité géographique. « ‘L’homme n’aspire pas à se mouler dans son habitat comme un mollusque dans sa coquille qui le protège, mais à le façonner à l’image de sa vie plurifonctionnelle, à l’adapter et le changer selon les besoins. D’autre part, les relations d’aujourd’hui ne sont plus seulement celles du cercle familial ou du voisinage, elles sont davantage commandées par les intérêts, le travail, les loisirs et les voyages’ »176.

Ce propos résume de manière parlante le renversement des valeurs qui, aux yeux du clergé catholique français, semble marquer la société contemporaine. Désormais l’architecture ne primerait plus sur le social. A l’inverse, celle-ci devrait être conçue de façon à être constamment adaptable afin de répondre à des besoins sans cesse changeants. L’homme ne se contenterait plus de se conformer à un environnement social et urbain figé mais interagirait en permanence avec le fonctionnement de réseaux relationnels complexes et mouvants. Une question cruciale ne pouvait donc pas manquer de se poser à ceux qui réfléchissaient à la nature de l’église contemporaine : cette société nouvelle, instable et imprévisible, avait-elle encore besoin d’églises ?

Notes
148.

Noëlle Maurice-Denis-Boulet, « La leçon des églises de l’antiquité », La Maison-Dieu, n° 63, 1960. p. 26-28.

149.

Ibid.

150.

Guillaume de Vaumas, « l’église dans la cité », La Maison-Dieu, n° 63, 1960. p. 229.

151.

Ibid., p. 231.

152.

Ibid., p. 230.

153.

Ibid., p. 232.

154.

J. Gélineau, « Les lieux de l’assemblée célébrante », La Maison-Dieu, n° 88, 1966.

155.

Ibid., p. 65.

156.

Article cité, p. 70.

157.

Ibid., p. 69.

158.

Clément Ier, pape de 88 à 97.

159.

Article cité, p. 70.

160.

Ibid., p. 68.

161.

Ibid., p. 71.

162.

Ibid., p. 82.

163.

Ibid.

164.

Joseph Comblin, Théologie de la ville, 1968.

165.

Ibid., p. 402.

166.

Ibid.

167.

Ibid., p. 404.

168.

Ibid.

169.

J. Capellades, « Les ‘maisons d’Eglise’, cités de paix », L’Art Sacré, n° 3, 1968, p. 32.

170.

Ibid., p. 37.

171.

Ibid.

172.

Ibid., p. 38.

173.

Comité National d’Art Sacré, L’église maison du peuple de Dieu, 1971.

174.

J. Gélineau, « Les lieux de l’assemblée célébrante », La Maison-Dieu, n° 88, 1966.

175.

Comité National d’Art Sacré, op. cit., p.10.

176.

Ibid., p. 17.