La décision d’édifier une ville nouvelle sur le territoire des communes de Cergy et de Pontoise a été prise au milieu des années soixante. En 1970, l’évêché demanda au père Roger Pannier de se rendre à Cergy afin qu’il prenne contact avec les aménageurs et les travailleurs des chantiers de la ville nouvelle qui sortait de terre. Toujours à la demande de l’évêché, le père Michel Cantin quitta Sarcelles l’année suivante et le rejoignit.
Lorsque les deux prêtres arrivèrent sur place, ils prirent connaissance d’un projet de lieu de culte oecuménique qui avait été conçu par les Chantiers diocésains de Seine-et-Oise et sur lequel avaient déjà travaillé des architectes208. Mais ce projet ne vit pas le jour. En effet, la position des prêtres fut d’attendre l’arrivée des habitants et des chrétiens. « ‘Au sein de l’Eglise, comme dans toute la société, beaucoup de choses faisaient alors l’objet d’une remise en cause’ », souligne Roger Pannier, « ‘nous désirions donc discuter de la forme que prendrait la vie de l’Eglise dans l’avenir. On s’interrogeait sur la nature des équipements dont auraient besoin les chrétiens. On ne voulait surtout pas répondre à ces questions sans connaître la problématique de la vie future de l’Eglise. On ne souhaitait pas formuler de réponses fondées sur des problématiques révolues ’»209.
Les mêmes questions se posaient dans d’autres villes nouvelles en cours d’aménagement. C’est ainsi que, très rapidement, se constitua un groupe de réflexion de tous les prêtres qui avaient été affectés dans les villes nouvelles210. On y rappelait que l’Eglise est d’abord une communauté de personnes, de fidèles de Jésus Christ qui se réunissent pour prier et témoigner de l’Evangile, avant d’être un édifice.
A Cergy, les prêtres souhaitaient réfléchir au type de vie d’Eglise, de liturgie qu’il fallait mettre en place dans le cadre particulier d’une ville dont l’urbanisme était entièrement planifié. La ville était prévue par quartiers, divisés en secteurs, les secteurs en îlots d’environ 600 logements (2000 habitants). Les îlots possédant une école et un LCR, les prêtres se demandaient si la vie collective des chrétiens n’allait pas être vécue à ce niveau qui possédait une certaine autonomie, et surtout, s’il ne fallait pas laisser aux futurs habitants la responsabilité d’organiser la vie collective et de décider de la nature des « ‘équipements religieux ». « On ne voulait pas anticiper sur la forme qu’allaient prendre ces communautés ’», indique Roger Pannier, « ‘Nous avons donc attendu les premiers habitants. Ceux-ci sont arrivés en 1972-1973’ »211.
Cette orientation s’appuyait sur une réflexion qui se développait dans l’Eglise de France autour du concept « d’unités pastorales de base ». Ainsi, en 1969, l’Assemblée évêques-prêtres qui se réunit à Lourdes, vota un document qui soulignait que de profondes transformations s’imposaient pour « ‘rejoindre d’abord les personnes dans leur vie au sein des différents modes de regroupements’ » et pour « ‘faire surgir d’authentiques communautés du peuple de Dieu où prêtres, religieux et religieuses, laïcs assument en coresponsabilité la mission de l’Eglise ’»212. Les villes nouvelles apparaissaient comme le terrain idéal pour vivre une telle recherche ecclésiale.
Pendant environ une quinzaine d’années les prêtres se sont ainsi refusés à construire. Au début se sont ainsi constituées de petites équipes qui se rassemblaient les unes chez les autres pour prier et pour réfléchir aux questions relatives à la présence et au devenir de la communauté catholique dans la ville. Pour le culte, les fidèles se rendaient dans les paroisses voisines. Cette période fut très marquée par une position volontairement très en retrait des prêtres. « ‘Nous avons voulu être très discrets’ », écrit Roger Pannier en 1976 dans un article où il tire un premier bilan de l’expérience conduite à Cergy, « ‘Un peu dans la ligne de Saint-Paul, nous voudrions aider “les églises à naître”, multipliant les contacts mais participant peu aux réunions... laissant la responsabilité et la conduite aux chrétiens, respectant les diversités, créant des liens, faisant le lien entre tous, partageant la responsabilité de l’ensemble dans une équipe laïcs-religieuses, prêtres’ »213.
Certains « laïcs baptisés » ont donc joué un rôle très important dans l’animation de la communauté comme l’illustre le témoignage de Madame Brigitte Chambolle qui fut durant plusieurs années permanente pastorale de la communauté catholique de la ville nouvelle : « ‘Chrétienne militante, arrivant à Cergy, je suis allé voir tout de suite les prêtres Michel Cantin et Roger Pannier, les “ pères fondateurs ” de la communauté catholique de la ville nouvelle. Ceux-ci m’ont alors fait part de leurs orientations en matière de lieu de culte. Ils disaient vouloir attendre que les habitants décident du lieu où ils souhaiteraient se rassembler mais je crois qu’au fond d’eux mêmes ils ne désiraient pas réellement que l’on s’engage dans la construction d’églises. En organisant des cultes dans les LCR et dans les Maisons de Quartiers, cela nous obligeait également à rencontrer les autres associations. Certains soirs nous tenions ainsi notre réunion d’ordre pastoral tandis que se déroulaient dans les salles adjacentes des réunions de Lutte Ouvrière, d’un syndicat de copropriétaires et de l’école de danse. Je trouvais cela très sympathique’ »214.
Cependant ce point de vue n’était pas forcément partagé avec la même force par l’ensemble des membres de la communauté catholique de Cergy. En effet, rares étaient ceux dont l’engagement était aussi volontariste que celui de Madame Chambolle. Sans doute la plupart des fidèles suivaient-ils cette expérience parce qu’ils n’avaient pas tellement le choix et qu’ils faisaient confiance aux prêtres.
L’un des arguments qu’avançaient les prêtres, pour justifier l’absence de projet de construction d’église, était qu’il valait mieux investir dans la formation des hommes que dans les pierres. « ‘Investir dans la formation des hommes’ » signifiait qu’ils estimaient qu’il valait mieux financer des permanents en pastorale. Permanents dont fit partie pendant plusieurs années Madame Brigitte Chambolle. Mais selon cette dernière, l’évêché n’a pas suffisamment développé cette expérience : « ‘Si l’Evêché a bien voulu accepter qu’il y ait des permanents en pastorale – nous étions moins d’une dizaine pour tout le département -, il n’y a pas eu de volonté déterminée de multiplier les travailleurs pastoraux comme cela c’est fait dans le nord de la France ou, par exemple, il y en avait environ cent cinquante’ »215.
Cependant, au bout d’un certain temps, les membres de la communauté catholique naissante ont réclamé qu’une certaine vie d’Eglise - pour le catéchisme de leurs enfants ou pour les messes - se manifeste dans la ville nouvelle. « ‘La question s’est alors posée de la nature des équipements où vivre ces nécessités cultuelles ou religieuses’ », se souvient Roger Pannier, « ‘la réponse fut très simple. Il existait des Maisons de quartier ou des LCR, locaux où toutes les associations se retrouvaient. Nous avons donc décidé que la vie religieuse - dans la mesure où elle aurait besoin de locaux - se ferait dans ces locaux collectifs (fig. 40). Ce choix était très intéressant parce qu’il permettait de développer les contacts avec les habitants ’»216. En effet les règles d’urbanisme avaient conduit à la construction de nombreuses salles de réunion. « Pour un quartier d’à peine dix-mille habitants », précise Michel Cantin, «‘ on disposait de cinquante salles de tailles différentes. On bénéficiait d’une notion plus ouverte de la laïcité qui permettait d’utiliser ces locaux même pour le culte, comme le faisait n’importe quelle association. On a donc utilisé les locaux collectifs résidentiels. C’était différent des constructions que l’on avait réalisées vingt ans auparavant à Sarcelles. On a pu célébrer dans ces salles l’eucharistie, y faire de grandes fêtes religieuses ’»217.
Quant aux mariages et aux enterrements, les cérémonies ne se déroulaient pas dans les LCR mais à l’église Saint-Christophe de Cergy-village. En effet, même les fidèles les plus intéressés par la recherche religieuse et ecclésiale préféraient que ces cérémonies se déroulent dans l’église du XIIIème siècle de l’ancien village de Cergy. « ‘En cas d’enterrement, il fallait qu’on cherche une église pour mettre le cercueil. De même pour les mariages que nous n’avons jamais pu célébrer dans ces salles’ », reconnaît Michel Cantin218.
Les responsables de l’aménagement de la ville nouvelle se montrèrent très satisfaits de la décision prise par la communauté catholique d’utiliser les locaux de réunions car ils souhaitaient que toutes les associations puissent s’y retrouver.
Après plusieurs années cependant, l’Etablissement Public demanda à la communauté catholique de se prononcer quant à la question de l’édification d’une église. En effet l’Evêché avait acheté un terrain en accord avec les aménageurs. Une consultation fut donc organisée sur la base d’une enquête très sérieuse auprès des membres de la communauté catholique. Une importante majorité des fidèles actifs - les « pierres vivantes » de la communauté pour reprendre le vocable qui était alors utilisé - s’est prononcée pour la poursuite de l’activité religieuse dans les locaux collectifs. Les réunions ont donc continué dans les LCR puis dans la Maison de quartier lorsqu’elle fut construite. D’ailleurs, aujourd’hui encore, dans les premiers quartiers de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, on continue de célébrer la messe dans les locaux de réunion voire même lors de cérémonies plus importantes dans des salles de sport (fig. 41).
Le fonctionnement sans église a duré plus d’une quinzaine d’années. Les LCR offraient de nombreux avantages, en particulier celui d’être économiques. De plus, pour les prêtres, cette pratique avait un côté très positif car « ‘on célébrait la vie là où il y avait la vie’ »219. Néanmoins, les salles polyvalentes présentaient de nombreux inconvénients comme le raconte Michel Cantin : « ‘on ne savait jamais qui avait la clé, parfois l’association qui avait précédé n’avait pas joué le jeu et, la réunion s’étant terminée la veille à cinq heures du matin, la salle n’avait pas été nettoyée’ »220. De plus, l’absence de lieu spécifiquement affecté au culte se révéla, à la longue, très fatigante. « ‘En effet, chaque dimanche il fallait apporter l’ensemble du mobilier, les vases, les verres qui servaient de calice, le décor’ », se souvient Brigitte Chambolle, « ‘C’était sympathique de se mobiliser pour une fête mais le faire systématiquement toutes les semaines était finalement lassant’ »221.
Cette expérience fut suivie avec intérêt par l’évêché qui eut l’occasion d’exprimer son soutien lorsqu’elle suscita une opposition. Une pétition importante fut en effet organisée contre la non construction d’un lieu de culte, la non célébration eucharistique hebdomadaire et l’attitude trop discrète des prêtres222. « ‘Pendant deux ou trois ans en effet nous nous sommes peu montrés’ », se souvient Roger Pannier, « ‘notre but était que les chrétiens participent à la construction de la ville qu’ils fassent partie des associations, qu’ils se mêlent à tout ce qui se faisait. Ensuite, on aurait examiné comment une église – communauté et bâtiments - aurait pu naître de ce creuset. Nous n’avions donc pas besoin d’équipements puisque nous trouvions ce que nous avions besoin pour nous. Les fidèles qui étaient opposés à cette démarche sont allés voir l’évêque de Pontoise, Monseigneur Rousset. Celui-ci leur a affirmé qu’il avait nommé deux prêtres dans lesquels il avait confiance et que c’était avec eux qu’ils devaient discuter’ »223.
Cependant, quand la population de la ville nouvelle a atteint 100 000 habitants environ224, l’Eglise Saint-Christophe de Cergy-village a commencé à ne plus être en mesure de répondre aux besoins de la communauté catholique de la ville nouvelle. Parallèlement l’accroissement de la population a conduit a une très forte occupation des salles de réunion. Cette situation a décidé la communauté à construire une église. « ‘Alors qu’au début des années soixante-dix on nous incitait à occuper les locaux collectifs et à constituer un collectif associatif’ », indique Roger Pannier, « ‘quinze ans après, il devint nécessaire de construire pour disposer des équipements religieux répondant aux besoins de la communauté catholique, numériquement la plus importante’ »225.
La première église qui fut édifiée est l’église Notre-Dame-des-Peuples (1986). L’Etablissement Public de la ville nouvelle organisa un concours. Un jury, composé de membres de l’Etablissement Public, de l’Evêché, de l’Association parisienne de construction, et de la communauté catholique locale a décidé du choix du projet226.
Les communautés catholiques se sont alors senties soulagées de retrouver de grands locaux dont elles pouvaient disposer quand elles le voulaient. « ‘Les communautés chrétiennes ont besoin de locaux pour la rencontre, cultuelle ou non ’», estime de nos jours le père Michel Cantin, « ‘Une mentalité évangélique permet de s’adapter beaucoup. Il faut cependant reconnaître qu’une grande assemblée se recueille plus difficilement peut-être dans une salle banalisée. Cependant, l’essentiel demeure dans le vécu d’une communauté. Les locaux doivent servir cette vie’ »227.
D’ailleurs, dès le milieu des années soixante-dix, le père Roger Pannier s’interrogea sur le bien fondé d’une démarche radicale fondée sur la discrétion des prêtres et l’absence de construction religieuse à l’opposé de la tradition catholique. « ‘N’avons-nous pas “rêvé” ? Les chrétiens sortant d’une ère où toutes les fonctions, les responsabilités étaient assumées par des clercs, monopolisés par eux, une mutation brutale est-elle possible, souhaitable ? ’»228.
« ‘Durant les années cinquante il existait une spiritualité de l’enfouissement avec le père Voillaume’ 229 », estime Brigitte Chambolle, « ‘Le choix des pères Cantin et Pannier de ne pas construire d’église relevait un peu de cette spiritualité-là. De nos jours on se trouve, à l’inverse, dans un mouvement de ’supervisibilité’, de grands rassemblements. Peut-être parce que l’Eglise se sent désormais en minorité et en perte de vitesse alors que, durant les années soixante-soixante-dix, elle se sentait encore assez forte’ »230.
Cette évolution s’explique aussi parce qu’il s’agissait d’une réaction contre l’époque précédente et le caractère démonstratif de l’architecture religieuse qui avait prévalu jusque-là.
La Mission d’Aménagement avait réservé un terrain pour édifier une église au centre Préfecture et demandait qu’une construction soit édifiée en 1971. L’Evêché songeait à ce moment-là à édifier un centre oecuménique. Voir à ce sujet Franck Debié et Pierre Vérot, Urbanisme et art sacré, 1991, p. 228.
Père Roger Pannier. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 7 février 2001.
« Les prêtres en mission dans les 5 villes nouvelles de la Région parisienne se rencontrent deux fois par trimestre. Les pastorales vécues dans chaque ville ont des points de convergence et de divergence : richesse. (...) Localement des paroisses anciennes, des grands ensembles vivent la même recherche ? Seul le contexte change, leurs avancées sont parfois plus radicales que les nôtres, nous nous retrouvons tous les mois », Roger Pannier, « La foi, l’Eglise à Cergy», UREP Information Service, n° 46, 1976, p. 15.
Ibid.
Cité par Roger Pannier dans « Une ville nouvelle Cergy-Pontoise », UREP Information Service, n° 46, 1976, p. 9.
Roger Pannier, « La foi, l’Eglise à Cergy», UREP Information Service, n° 46, 1976, p. 14.
Brigitte Chambolle. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 2 février 2001.
Ibid.
Ibid.
Père Michel Cantin. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 24 novembre 2000.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Brigitte Chambolle. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 2 février 2001.
Voir à ce propos l’article de Roger Pannier « La foi, l’Eglise à Cergy », UREP Information Service, n° 46, 1976, p. 13.
Père Roger Pannier. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 7 février 2001.
La population de Cergy est passée de 2 000 à 48 000 habitants entre 1968 et 1990. La ville nouvelle de Cergy-Pontoise comptait 176 145 habitants en 1994.
Père Roger Pannier. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 7 février 2001.
Ce mouvement s’est poursuivi puisque deux églises ont été construites à ce jour tandis qu’une troisième va être édifiée.
Père Michel Cantin. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 24 novembre 2000.
Roger Pannier, « La foi, l’Eglise à Cergy», UREP Information Service, n° 46, 1976, p. 14.
Dans Au coeur des masses, le père Roger Voillaume, prieur des Petits Frères de Jésus, écrit ainsi : « Nous fondre au milieu des hommes, c’est pour nous, vivre en humbles Petits Frères dans un amour vrai de Jésus et de la pauvreté » (p. 529).
Brigitte Chambolle. Propos recueillis à l’occasion d’un entretien téléphonique avec l’auteur le 2 février 2001.