C - L’église monumentale en question

1) L’église dans l’imaginaire et la culture des architectes

Lieu de rassemblement des fidèles, la pérennité de son usage, la simplicité et la permanence de son programme, sa visibilité et son statut de monument symbolique de la cohésion urbaine, ont fait de l’église un monument qui lie identité, permanence et tradition. L’édifice religieux a ainsi pu jouer dans l’imaginaire architectural la fonction d’un invariant historique permettant de fonder, par delà les singularités propres à chaque époque, l’intemporalité, la durabilité et la supériorité de l’architecture sur la construction.

En effet, religieux ce monument l’est dans toute l’acceptation du terme. C’est un lieu qui a pour objet de rassembler (du latin religere - rassembler, recueillir) le clergé, les fidèles. Religieux, l’église l’est également parce qu’elle a vocation de relier (du latin religare) le présent au passé : la commémoration du sacrifice du Christ, mais aussi, l’ordonnance traditionnelle des bâtiments. Chaque église possède une nature complexe qui lui vaut de composer avec des données topographiques, contingentes au lieu de construction (la configuration de la parcelle, les voies d’accès, la volumétrie des constructions environnantes...) mais aussi avec des données plus diffuses comme, en particulier, celles relatives à l’histoire de la construction religieuse. L’église est reliée à l’architecture religieuse d’époques antérieures. Mais les liens avec la chaîne des monuments religieux n’est pas d’ordre géométrique mais topologique, un peu comme celles qui unissent les éléments d’une collection. L’église est un lieu qui relit et assume la tradition architecturale.

Enfin l’église est le monument où l’architecture touche, de par sa fonction, au sacré. Cette conjonction physique permet d’opérer certaines confusions entre la valeur d’art et le sacré : en consacrant l’église ou la cathédrale, le prêtre ou l’évêque ne confèrent-ils pas également au lieu de culte, donc à son architecture, une essence sacrée qui l’installe au dessus de la simple construction, qui en fait un édifice exceptionnel dans la ville.

L’édifice cultuel, du fait de sa fonction symbolique de condensateur de la mémoire architecturale et de sa qualité monumentale a ainsi pu jouer un rôle clef à l’époque contemporaine : celui de dispositif de consécration architecturale des matériaux et des procédés dont la vulgarisation accompagnait la révolution industrielle.

Pour illustrer ce propos, on rappellera que le béton armé, dont l’usage architectural était regardé avec réticence par de nombreux architectes au début du XXème siècle, fut consacré comme matériau d’architecture après que la critique ait salué l’église Notre-Dame du Raincy d’Auguste Perret comme un chef d’oeuvre231 qualifié de « Sainte-Chapelle du béton armé », comparaison devenue rapidement un cliché232.

L’importance de la place centrale de l’église, en tant que dispositif révélateur de la capacité d’art de l’architecture, se vérifie à travers l’exemple de Notre-Dame du Raincy comme le montre cette planche extraite du numéro spécial de L’Architecture d’Aujourd’hui de 1938 consacré à l’architecture religieuse où l’on trouve inclus parmi tout un ensemble de plans d’églises romans, gothiques, renaissants ou classiques – résumé muet et d’autant plus parlant de la place centrale et permanente occupée par les monuments de l’architecture religieuse dans l’Histoire - celui de N.-D. du Raincy (fig. 42)233. Démonstration similaire opérée par la planche intitulée « Art Français » reproduite dans le Larousse du XX e siècle en six volumes publié durant l’entre-deux-guerres où N.-D. du Raincy côtoie le château de Versailles pour signifier la valeur de l’architecture française contemporaine234 (fig. 43).

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Fig. 42 : « Effets des procédés de construction sur l’évolution du plan ».
[Note: ( L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 7, 1938, p. 2)]
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Fig. 43 : planche « Art français ».
[Note: ( Larousse Universel en 6 volumes, 1928)]

L’ouvrage posthume d’Anatole de Baudot - L’architecture, le passé - le présent - constitue le condensé des cours qu’il donna à l’école de Chaillot au Trocadéro235. Ce livre procède à une relecture rationaliste de l’histoire de l’architecture et cherche à démontrer que le style, c’est à dire le vocabulaire formel, qui caractérise chaque période de l’histoire, résulte de la mise en oeuvre d’un procédé constructif singulier : celui convenant à la période contemporaine étant le ciment armé mis en oeuvre par de Baudot pour réaliser Saint-Jean de Montmartre. Si de Baudot considère que ce qui caractérise toute architecture de valeur c’est sa valeur d’innovation - par opposition à l’imitation qui entache à ses yeux l’architecture depuis la Renaissance - il accorde néanmoins à l’édifice cultuel un statut de condensateur et d’invariant historique. Ainsi, L’architecture, le passé-le présent se termine par une planche qui réunit les « ‘principaux édifices étudiés dans l’ouvrage’ » (fig. 44). Ce « tableau comparatif », représente côte à côte et à la même échelle des édifices qui du Parthénon jusqu’à Saint-Louis de Vincennes sont exclusivement des monuments cultuels. L’église et le temple qui autorisent la création de séries d’édifices depuis l’antiquité jusqu’à la période contemporaine, démontrent ainsi l’intemporalité de l’architecture puisqu’ils condensent, pour chaque époque de l’histoire de la civilisation, les lois fondamentales et essentielles de l’architecture. « Jadis les temples puis les cathédrales furent les Edifices où se résumaient les efforts, qui donnaient naissance aux solutions et aux expressions des diverses périodes de l’antiquité au moyen âge », écrit A. de Baudot qui met en lumière le rôle décisif, quasi vertébral, de l’église dans la culture des architectes236.

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Fig. 44 : « Tableau comparatif des principaux édifices étudiés dans l’ouvrage ».
[Note: (Anatole de Baudot, L’architecture, le passé – le présent, 1916)]

Ainsi l’architecte à qui l’on confiait la construction d’une église entendait, en résolvant un besoin contingent à un lieu et à un groupe social singulier, réaliser une oeuvre dont la valeur s’inscrive d’emblée dans la permanence237.

La place singulière de l’édifice religieux dans la culture des architectes est encore attestée par l’importance que lui ont consacrée les revues d’architecture. L’Architecture d’Aujourd’hui a ainsi publié sept numéros spéciaux sur ce thème de 1934 à 1966 ; soit un numéro environ tous les quatre ans en moyenne mais en fait un numéro tous les deux ans de 1957 à 1966 ! L’Architecture Française, ne fut pas en reste puisqu’elle a édité six numéros spéciaux « architecture religieuse » de 1952 à 1971, soit un exemplaire tous les trois ans.

On observe que ce phénomène prend fin à la fin des années soixante. On peut y voir le symptôme de la baisse brutale de production d’églises à cette période mais sans doute aussi de la remise en cause des bases de l’enseignement de l’architecture après 1968.

Notes
231.

Le Chanoine Arnaud d’Agnel écrit ainsi en 1936 : « Aujourd’hui combien d’églises de béton jugées laides ou profanes sous le coup de la surprise sont admirées pour la plupart, admirées par beaucoup. Ainsi en est-il de Notre-Dame du Raincy ». Chanoine Arnaud d’Agnel, L’art religieux moderne, 1936, p. 12. 

232.

« Dès qu’on entre, c’est un éblouissement », écrit, par exemple, Maurice Brillant, « On a bien l’impression de se trouver, comme on l’a dit, dans une chapelle moderne : « la Sainte-Chapelle du béton armé » ; l’esprit est le même à six ou sept siècles de distance ». Maurice Brillant, L’art chrétien en France au XX ème siècle, 1927, p. 358.

233.

L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 7, 1938, p. 2.

234.

Larousse du XX e siècle, tome III, 1928, p. 610.

235.

A. de Baudot, L’architecture, le passé-le présent, 1916.

236.

A. de Baudot, op. cit., p. 173.

237.

Auguste Perret considérait qu’il s’agissait d’une caractéristique de la démarche architecturale. C’est ce qu’exprime l’un de ses célèbres aphorismes : « Architecte est le constructeur qui satisfait au passager par le permanent ». Auguste Perret, Contribution à une théorie de l’architecture, 1952.