A la fin de l’année 1962, Georges Pompidou, alors Premier Ministre286, constitue le Groupe 1985. Ce groupe de travail a pour mission de conduire une série de réflexions prospectives en vue d’alimenter les orientations générales du Vème Plan (1966-1970). Le Groupe 1985, présidé par Pierre Guillaumat287, est composé de personnalités spécialistes de domaines variés et issus d’horizons divers. Eugène Claudius-Petit288 y côtoie, parmi d’autres, Bertrand de Jouvenel289, Paul Delouvrier290, Georges Candilis291, Joffre Dumazedier292 ou Claude Lévi-Strauss293. Résultats d’une vingtaine de réunions tenues entre 1963 et 1964, les travaux du groupe furent soumis au Commissariat Général au Plan.
Le rapport final issu de ces réunions est marqué par le sentiment communément partagé qu’émerge une société nouvelle caractérisée par la transformation profonde de l’économie et par l’amélioration progressive et spectaculaire des modes de vie. Ce document aborde une série de thèmes jugés d’une importance majeure au regard du développement du pays, thèmes identifiant des « tendances lourdes » en matière d’évolution sociale, économique ou urbaine et des « faits porteurs d’avenir »294.
Parmi la douzaine de chapitres qui traitent de sujets habituels dans un document d’orientation consacré au devenir de la société - croissance économique, consommation, dépenses collectives, cadre de vie, formation, loisirs etc. – l’un d’entre eux qui aborde la question de la mobilité, retient l’attention par sa relative singularité. En fait, ce thème caractérise l’esprit qui traverse ces « réflexions », à savoir l’annonce d’une transformation rapide, durant les vingt années à venir, de l’appareil économique et des mentalités dans le cadre d’un développement continu de la société française.
Ce progrès doit se fonder sur l’évolution dynamique des industries, de la recherche et des administrations. On escompte, en effet, sur le doublement rapide de la capacité de production des usines et des services. « ‘D’ici 1985, nous aurons construit autant d’usines qu’il en existe actuellement’ », prédit le rapport295.
L’une des conditions fondamentales de ce développement est identifiée comme devant être la capacité des techniques, des structures, des idées et des hommes à acquérir une grande mobilité. Cette évolution devra se traduire, par exemple, par la nécessité pour les individus de changer « ‘sans problèmes dramatiques’ » de profession mais aussi de lieu de travail296.
Mobilité et accélération sont les maîtres mots qui semblent devoir caractériser l’activité et l’imaginaire des citoyens de cette époque tournée de manière irréversible, pense-t-on, vers le progrès : « ‘La tendance récente permet d’observer un accroissement de la mobilité dans de nombreux domaines. On constate même une accélération du phénomène. Cette tendance paraît inéluctable dans l’avenir’ »297 .
Les auteurs du rapport considèrent d’ailleurs que faute de s’adapter à cette évolution la société française risque de « disparaître »298.
Pour évoquer les enjeux de la bataille économique qui s’annonce, si les mots prennent parfois une coloration guerrière c’est surtout la stratégie proposée qui, en mettant l’accent sur la mobilité, s’inspire directement de la logistique militaire.
La question de la mobilité intéresse à la fois celle des hommes dans leurs déplacements mais aussi celle des objets, des techniques et des capitaux. Les deux aspects des déplacements humains dont le rapport prévoit l’augmentation et dont il appelle de ses voeux le développement, concerne, d’une part, le domaine des loisirs et des vacances et, d’autre part, celui répondant à la satisfaction des besoins comme l’alimentation et le travail. Quant au logement, il ne doit plus constituer un obstacle aux déplacements des familles et on escompte sur les voyages et les vacances pour que les Français perdent leur attachement au « terroir », comportement sentimental archaïque qui, pense-t-on, « ‘freine les changements de domicile’ »299.
Parallèlement les changements fréquents de métier sont considérés comme normaux, sous entendu pour pouvoir répondre aux évolutions de l’appareil économique. Cette capacité doit être favorisée par une formation adaptée : « ‘L’homme de 1985 devra être formé en vue d’une mobilité professionnelle accrue ’»300. De plus, pour que la reconversion de l’individu ne soit pas vécue comme un drame, il sera nécessaire «‘ qu’il soit en permanence averti du caractère normal de cette mutation et préparé à l’éventualité de ce changement de métier ’»301.
Ces transformations passent, bien sûr, par un développement des moyens de transport. L’usage de l’automobile connaît un essor spectaculaire au début des années soixante et l’on prévoit alors que le parc automobile avoisinera les vingt millions de véhicules en 1985. Cette prévision sera réalisée et même dépassée302.
Le rapport constate également que le progrès scientifique et technique se trouve depuis une vingtaine d’années dans une période d’accélération exceptionnelle dont on reconnaît qu’il résulte en bonne partie de l’impulsion donnée par la seconde guerre mondiale : vitesse des engins conduits par l’homme multipliée par près de cinquante, puissance des explosifs multipliée par un million303. Des procédés techniques expérimentaux, sur lesquels travaillent des ingénieurs français, suscitent alors des enthousiasmes un peu rapides. On espère beaucoup des aérotrains se déplaçant sur coussin d’air dont la mise au point, beaucoup plus coûteuse et complexe qu’attendue, provoquera l’abandon de la filière. On escompte aussi, dans le domaine des transports aériens, sur l’apparition de nouvelles techniques ou d’innovations spectaculaires. Mais, par exemple, les avions à décollage court demeureront confinés à des usages militaires bien spécifiques. Cette confiance un peu naïve dans l’émergence à court terme d’un monde où l’on se déplacerait vite, sans bruit et sans risque (fig. 64 et 65), conduit les rapporteurs du Groupe à ne pas hésiter à prédire que, pour une partie de la société au moins, cette mobilité confinera, en 1985, à l’ubiquité304.
L’importance qui le rapport accorde à l’accroissement de la mobilité s’appuie en partie sur le modèle américain. Mais, pour fonder historiquement cet appel à une société nomade de l’ère industrielle, c’est le modèle de la sédentarisation agricole - fondateur des villes - qui est remis en question au profit de celui des sociétés de pasteurs basées sur l’errance permanente305. De ce point de vue la mobilité - jugée nécessaire au développement des sociétés industrielles contemporaines - est considérée comme n’ayant rien d’exceptionnel comparée à celle des sociétés nomades anciennes « ‘qui étaient caractérisées par une mobilité extrême ’»306. C’est au contraire la vie sédentaire résultant de la vie agricole et les lourds investissements fixes de la société industrielle qui sont jugés surprenants.
Cependant, même si les auteurs du rapport prennent pour modèle les sociétés nomades, ils n’imaginent pas que la « mobilité-ubiquité » de 1985 se traduira par un allégement des structures urbaines ou par l’émergence d’un habitat sommaire. C’est plutôt l’hypothèse inverse de la transformation progressive des moyens de transport en résidence secondaire qui est envisagée : « ‘L’homme mobile tend à emporter dans ses déplacements tout un ensemble de commodités analogue à celui de l’habitat (son transistor, son lit, son véhicule individuel, etc.) et refusant de choisir entre la maison et la roulotte, il semble traiter le moyen de transport comme une résidence supplémentaire’ »307.
Pompidou, Georges (1911-1974). Homme d’Etat. Il fut Premier Ministre de De Gaulle d’avril 1962 à juin 1968.
Guillaumat, Pierre (1909-1991). Ingénieur et dirigeant industriel. Ministre chargé de la Recherche scientifique en 1960.
Claudius-Petit, Eugène (1907-1990). Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme de 1948 à 1953.
Jouvenel, Bertrand de (1903-1987). Economiste et écrivain français.
Delouvrier, Paul (1914-1995). Haut fonctionnaire. Délégué général au district de Paris en 1961, il décida de l’emplacement des villes nouvelles.
Candilis, Georges (1913-1995). Architecte, ancien collaborateur de Le Corbusier, auteur d’une oeuvre abondante en matière d’habitat collectif.
Dumazedier, Joffre (né en 19 ). Sociologue. Auteur de Vers une civilisation du loisir ?, 1962.
Levi-Strauss, Claude (né en 1908). Anthropologue. Promoteur du structuralisme dans l’analyse des mythes.
Réflexions pour 1985, Paris, p. 5.
Ibid., p. 11. Le PIB par habitant de la France a doublé entre 1962 et 1985.
Ibid., p. 21.
Ibid., p. 96.
Ibid.
Ibid., p. 97.
Ibid., p. 98.
Ibid.
Le parc automobile était de 8 320 000 voitures particulières et commerciales en 1965. En 1985 il atteignait 20 800 000 unités.
Ibid., p. 113.
Ibid., p. 55.
Coïncidence ou hasard objectif, l’Eglise, durant cette même période, se réfère également au nomadisme des premières communautés chrétiennes pour évoquer le mode de regroupement des petites communautés catholiques contemporaines.
Ibid.
Ibid., p. 56