« Détruisez le temple » titre en 1958, de manière provocatrice, L’Art Sacré 398. Ce numéro, consacré à l’histoire de l’évolution du temple païen vers l’église chrétienne, résume les différences fondamentales entre le sanctuaire de l’ancienne loi et celui de la nouvelle Alliance. En effet, si le temple de l’Ancien Testament – unique - est l’habitation de Dieu avec les hommes, l’église chrétienne n’est que le lieu de rassemblement de la communauté des fidèles. Contrairement à ce que signifie le rite traditionnel de la dédicace, l’église-bâtiment ne possède donc aucun caractère sacré. De ce point de vue, ni la pauvreté, c’est à dire un certain dépouillement architectural, ni le caractère transitoire ne sont incompatibles avec la nature essentielle de lieu de culte des chrétiens.
Le propos des Dominicains est clair, il s’agit de démontrer que les églises provisoires ou démontables ne constituent pas un palliatif mais répondent à un retour à la tradition chrétienne la plus authentique. L’article du père Cocagnac, consacré à la promotion des chapelles de secours, ne se contente donc pas de promouvoir la construction d’édifices d’une architecture très modeste afin de remédier à la faiblesse des moyens financiers disponibles. L’objectif des animateurs de L’Art Sacré, en s’attachant à donner une valeur positive aux termes « provisoire, de secours, démontable, nomade »399, tout comme ils s’étaient employés à revaloriser durant les années précédentes l’idée de pauvreté, est plus ambitieux. S’ils expriment d’abord le souhait que les architectes procèdent à la recherche de solutions destinées à faire face à la pénurie de lieux de culte dans les zones d’extension urbaine, ils attendent surtout de ces recherches qu’elles aboutissent à l’invention de solutions architecturales tout à fait nouvelles d’où émergerait, en confrontant diverses expériences400, ‘« le vrai visage de l’église d’aujourd’hui ’»401.
Afin de donner aux lecteurs de L’Art Sacré une illustration de cette église, reflet des valeurs de l’époque contemporaine, Cocagnac illustre son propos de ce qu’il appelle la « solution » de Jean Prouvé402.
La description du projet de J. Prouvé est accompagnée de plans et de la photo d’une maquette (fig. 100, 101, 102 et 103). Il s’agit d’un prototype d’église qui est présenté comme la réponse au problème posé, à savoir un lieu de culte qui puisse être déplacé d’un endroit à un autre.
Le projet conçu par Prouvé est décrit comme étant une construction légère, de montage et démontage simple et rapide, de transport aisé, permettant une récupération optimale des éléments mis en oeuvre lors de chaque installation.
Le principe constructif de l’édifice est très simple : deux grands panneaux rectangulaires composés de grands plateaux de bois, autoportants et isolants403, sont solidarisés l’un à l’autre et supportés par les poutrelles d’une charpente métallique dont les chevrons descendent quasiment jusqu’au sol. Des appuis en béton armé reprennent les charges transmises par les poutrelles. La clôture de la nef est complétée par des murets dont il est prévu qu’ils seront maçonnés ou préfabriqués. En revanche, les murs pignons doivent être constitués par des panneaux de bois du même type que ceux équipant la toiture. L’étanchéité est assurée par des bacs en aluminium directement appliqués sur la face extérieure des plateaux de bois ( fig. 104, 105 et 106).
L’ensemble offre l’aspect d’une nef de section triangulaire, quasiment une tente. L’éclairage est pris au niveau du faîte de la couverture et à la partie supérieure des murets latéraux (fig. 107 et 108). Enfin, il est prévu que les rais lumineux seront fermés par des éléments de vitrage ordinaire et blanc404.
En guise de conclusion, l’article de L’Art Sacré mentionne que « ‘trois de ces chapelles ont été commandées pour Forbach ’»405.
L’évêché de Metz connut en effet au milieu des années cinquante une grave pénurie d’églises.
Si Metz fut libérée dès le 21 Novembre 1944, la guerre continua à sévir dans tout l’est du diocèse qui fut le théâtre d’importants combats durant l’hiver 1944-1945. Les tirs d’artillerie et les bombardements américains causèrent ainsi de graves destructions matérielles et les églises ne furent pas épargnées. La guerre terminée, il fut donc nécessaire de relever les ruines.
Mais, durant la période de l’après-guerre, l’évêché fut confronté à un autre problème avec l’extension démographique du diocèse qui passa de 625 000 habitants en 1946 à 810 000 habitants en 1958. Le clergé de certaines communes de la Moselle confrontés au développement de l’industrie et à la construction de nouvelles cités exprimèrent un besoin urgent de lieux de culte.
De la même manière qu’à Paris existaient les Chantiers du Cardinal, il y avait en Moselle l’Association Notre-Dame de Metz. Cette association avait été créée par l’Evêché de Metz afin de répondre à deux objectifs : conduire les chantiers d’urgence nécessités par la reconstruction et promouvoir la construction de nouveaux édifices cultuels destinés à équiper certains quartiers nouvellement construits.
La décennie qui suivit la seconde guerre mondiale donna ainsi en Moselle une impression générale de bouillonnement constructif. Sous l’égide de l’Association Notre-Dame de Metz plus de cent églises furent reconstruites ou édifiées durant cette période406.
C’est dans ce contexte que le modèle de construction provisoire conçu par Jean Prouvé fut présenté à l’Oeuvre de Notre-Dame de Metz, maître d’ouvrage. Celle-ci s’engagea, probablement, dès ce moment là et avant même que les architectes soient consultés, à employer ce système.
Le principe du projet fut ensuite plaidé par l’entreprise Rousseau qui en commercialisait la réalisation, devant la Commission d’Art Sacré du diocèse de Metz. Cette entreprise, originaire de la région parisienne, était l’une de celles qui promouvaient alors l’emploi de charpentes en lamellé-collé. Mais ce procédé ne fut pas retenu et elle eut finalement recours aux charpentes métalliques.
L’entreprise Rousseau défendit les principes de conception de cet édifice démontable en soulignant que son aspect, en forme de tente, était tout à fait adapté pour une église catholique (fig. 109).
La Commission d’Art Sacré ayant retenu ce principe de construction, Monseigneur Heintz407, qui était alors évêque du diocèse de Metz, chargea Eugène Voltz408 de dessiner les plans des permis de construire des trois exemplaires dont on avait décidé la construction. E. Voltz demanda alors à son jeune confrère Charles Sommermatter409 de l’aider à réaliser les plans et à suivre les différents chantiers.
Cependant, bien que trouvant que ce système présentait des qualités intéressantes, E. Voltz jugea que son aspect extérieur n’était pas très agréable. Après en avoir discuté avec Ch. Sommermatter, il estima qu’il était possible d’en améliorer la présentation. « Au lieu de poser la structure directement sur le sol, comme c’était prévu initialement », se rappelle Eugène Voltz, « ‘j’ai proposé de surélever la charpente métallique, de réaliser des murs de clôture latéraux et d’offrir, à ce qui devait servir de lieu de culte, une vraie façade. Ces modifications avaient pour ambition de donner à ce projet un peu de volume et d’espace. Cette surélévation devait également permettre d’envisager la réalisation en sous-sol d’une salle ou d’une crypte, en fonction du terrain’ »410.
En effet, précise Ch. Sommermatter, les futurs usagers des trois lieux de culte émirent à ce moment-là certains souhaits d’adaptation des plans afin, par exemple, de pouvoir disposer de salles annexes. Les architectes convinrent donc d’aménager sous ces chapelles des salles de réunion ou de catéchisme. Ces salles étant enterrées, ils mirent à profit, le cas échéant, la déclivité du terrain pour disposer l’accès dans la partie basse (fig. 110).
‘« Nous avons également pris soin d’adapter les soubassements de telle sorte que l’aspect prismatique de la structure soit maintenu ’», souligne Ch. Sommermatter qui ajoute : « ‘Ainsi, afin que les chapelles n’apparaissent pas comme posées sur ces soubassements et que ceux-ci soient parfaitement intégrés, les lignes fuyantes des portiques en acier de l’ossature ont été prolongées par des arcs-boutants en béton armé sur lesquels ils s’adossent’ »411. (fig. 111, 112 et 113).
Il est intéressant d’observer comment les architectes, confrontés au prototype d’église nomade de Prouvé, tentèrent spontanément, en particulier par l’adjonction d’arcs-boutants, d’en rétablir la monumentalité. Ce dispositif postiche souligne en effet l’ancrage dans le sol de l’édifice et signifie son retour dans la tradition architecturale. E. Voltz proposa également d’aménager le choeur et l’implantation de l’autel afin que l’ambiance de la nef s’apparente à celle des églises de conception plus traditionnelle (fig. 114). L’abri provisoire, désormais stabilisé, retrouvait ainsi un aspect convenablement architecturé.
Finalement E. Voltz dessina une façade, des ouvertures et un appareillage adaptés pour les projets destinés aux trois sites retenus, les quartiers Bellevue à Forbach, Beausite à Creutzwald et de la Cité à Behren-lès-Forbach. Quant à Ch. Sommermatter, il réalisa l’ensemble des plans d’exécution et fut plus spécialement chargé de la direction du chantier de ces trois églises412. La construction du Christ-Roi à Forbach (fig. 115), de Notre-Dame-de-Fatima à Creutzwald (fig. 116) et de Notre-Dame à Behren (fig. 117 et 118) fut achevée en 1961. Il est à remarquer que les deux architectes n’eurent jamais l’occasion de rencontrer Jean Prouvé.
En 1968, dans un article publié par L’Art Sacré, Jean Prouvé revint sur les quelques églises nomades réalisées selon son principe. Mais c’est alors pour déplorer que celles-ci sont désormais si bien attachées au sol qu’il n’est plus possible de les déplacer. Pourtant, il lui apparaît que la mobilité des édifices de culte demeure une solution architecturale permettant de répondre non seulement aux nécessités de l’époque mais surtout à sa caractéristique essentielle : la mobilité. ‘« Actuellement notre urbanisme devrait être dynamique et ne l’est pas’ », déplore-t-il, et il ajoute : « C‘’est dommage. Avec les mouvements de population on peut imaginer le déplacement d’une église. L’église démontable, l’église nomade est une possibilité que vous aviez envisagée il y a quelques années. Certaines ont été construites, mais tellement scellées qu’elles ne sont plus mobiles. L’intérêt de ces réalisations, ne serait-ce que pour récupérer un terrain ou en occuper un autre est une éventualité très pensable, si toutefois la liturgie l’autorise ’»413.
Non seulement ces églises ne furent jamais déplacées, comme le regrettait J. Prouvé, mais, au contraire, leurs utilisateurs en furent si bien satisfaits qu’ils en améliorèrent la décoration et le confort au fil des années.
Le point de vue du cardinal Giacomo Lercaro, évêque de Milan durant les années soixante, était alors très proche de celui de Jean Prouvé. Dans un texte intitulé « l’Eglise dans la cité de demain » dont de larges extraits furent publiés dans L’Art Sacré en 1968414, il fonde son propos sur l’idée que « ‘l’accélération progressive de l’Histoire’ »415, s’accompagne de grandes évolutions urbaines et de la « ‘mobilité structurale socio-démographique de la communauté humaine’ »416. Le cardinal Lercaro souligne que ces mutations s’accompagnent d’une inadaptation des lieux de culte traditionnels : « ‘Nous sentons avec quelles difficultés les merveilleuses églises du passé s’adaptent à notre pratique religieuse, avec quelle tenace viscosité elles s’opposent aux indispensables réformes de l’action liturgique’ »417. Aussi, puisque les formes des églises « les plus modernes » se révèleront rapidement inappropriées, Lercaro affirme qu’une chose est claire, à savoir que « ‘les structures architecturales de l’Eglise doivent se modifier aussi rapidement que se modifient aujourd’hui les conditions de vie et les maisons des hommes’ »418. Estimant que la société est désormais mobile, le cardinal Lercaro en déduit qu’il convient désormais de donner à l’Eglise des caractéristiques de mobilité et de polyvalence : « ‘Il faut que nos églises en maçonnerie ne contraignent pas [les hommes] à assumer dans les siècles futurs des formes qui les séparent du reste des hommes ’». Et il conclut : « ‘L’Eglise du Seigneur peut donc être vraiment une tente mobile que l’Esprit pose où il veut et dont les formes doivent être continuellement réinventées par les hommes attentifs à l’Esprit’ »419.
L’architecte Michel Bataille fut l’associé de Prouvé durant les années cinquante jusqu’à la fin de l’année 1957420. Evoquant quelque quarante années plus tard cette période d’effervescence inventive, il rappelle que Jean Prouvé n’était ni architecte ni urbaniste mais « grand intuitif ». L’un et l’autre étaient amis de Le Corbusier, et écrit-il, J. Prouvé avait trouvé chez ce dernier la « ‘grammaire de sa propre pensée (...) en partie justifiée, en partie démentie par l’évolution depuis lors’ ».
Ainsi, conclut-il : « ‘si tout le monde est d’accord que les villes ne doivent pas être figées, le concept que le logis doit être, comme la voiture, “objet de consommation”, et, non seulement, ne pas couvrir plusieurs vies de suite, mais être remplacé plusieurs fois au cours d’une même vie, n’a pas du tout résisté au recul de la réflexion et de l’expérience’ »421.
A.-M. Cocagnac, « Détruisez le temple...Le problème des chapelles de secours », L’Art Sacré, n° 9-10, 1958.
Ibid., p.15. « Avouons-le instinctivement nous associons plus volontiers ces vocables à l’image de bidonvilles et de cirque qu’à celle de la Maison de Dieu », écrit à ce propos le père Cocagnac.
Ibid.
Ibid.
Jean Prouvé (1901-1984).
Ces panneaux sont annoncés comme devant être de type ‘Rousseau’.
L’Art Sacré, 1958, n° 9-10, 1958, pp. 17-19, passim.
Ibid., p. 19.
H. Tribout de Morembert (sous la direction de), Le diocèse de Metz, 1970, p. 283.
Jean-Joseph Heintz fut évêque de Metz de 1938 à 1958. Paul-Joseph Schmitt lui succéda dans cette fonction.
Eugène Voltz (né en 1909). Architecte D.P.L.G. en 1934. Il est l’auteur des églises Notre-Dame (1954-1956) et Saint-Pierre (1960-1966) à Thionville. Il a également construit en commun avec Ch. Sommermatter l’église de Neuland à Creutzwald (1967-1969). Il était à l’époque des églises nomades architecte des Bâtiments de France et membre de la Commission Diocésaine d’Art Sacré.
Charles Sommermatter (né en 19 ) outre les églises nomades et l’église de Neuland à Creutzwald, il a réalisé huit autres églises dont l’une lui a valu une médaille de bronze de l’Académie des Beaux-Arts de Metz. Sa première réalisation personnelle fut l’église de Dieuze qui est maintenant inscrite à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques tandis que ses vitraux sont classés. L’église qu’il a édifiée à Cités-de-la-Chapelle lui valut les félicitations de Monseigneur Schmitt, prédécesseur de l’évêque actuel de Metz. Cette église dont le chantier a débuté en 1958, a été seulement achevée en 1998.
Eugène Voltz, entretien téléphonique avec l’auteur, 13 janvier 1999.
Charles Sommermatter, entretien téléphonique avec l’auteur, 16 janvier 1999.
Les plans de ces églises sont actuellement conservés à Metz aux Archives Départementales de la Meurthe-et-Moselle.
Jean Prouvé, « Un entretien avec Jean Prouvé », L’Art Sacré, n°2, 1968, p. 36.
Cardinal Giacomo Lercaro, « L’Eglise dans la cité de demain », L’Art Sacré, n° 3, 1968.
Ibid., p. 8.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 8.
Ibid.
Ibid.
Michel Bataille est architecte-écrivain. Il avait monté avec Prouvé une société dont la durée de vie fut éphémère.
Michel Bataille, extrait d’une lettre écrite à l’auteur, 10 avril 1997.