3 - Polyvalence des locaux, mobilité des cloisons et du mobilier liturgique : des procédés pour installer l’église dans la dynamique sociale.

a) L’exemple du diocèse de Nantes : le rôle de l’abbé Michel Brion

En 1955 quatre jeunes curés422, désignés à peu de temps d’intervalle pour fonder de nouvelles paroisses à Nantes, décidèrent de collecter et de mettre en commun l’argent nécessaire pour construire quatre nouvelles églises. Afin d’organiser ce mode de gestion collectif, ils fondèrent les Centres Religieux du Diocèse de Nantes.

L’Evêché soutint cette initiative en rédigeant une lettre circulaire à l’intention des donateurs potentiels. Ce document exposait que le financement de ces nouveaux lieux de culte ne pouvait être supporté par les seules paroisses sur le territoire desquelles ils devaient s’élever et concernait tout le diocèse. Pour les quatre curés cette lettre épiscopale fut considérée comme constituant la charte de fondation des Centres Religieux423.

En 1963, l’Association des Centres Religieux du Diocèse de Nantes diffusa à l’ensemble des évêques français une plaquette présentant ses réflexions quant au nombre, à la nature, et à l’implantation des lieux de culte à prévoir dans les années à venir. Cette plaquette fut rédigée par l’abbé Michel Brion424. Celui-ci était depuis 1951 secrétaire de l’Evêché de Nantes. Les liens d’amitié qu’il avait noué avec les quatre curés nantais, joints aux fonctions qu’il occupait à l’Evêché où il était chargé des affaires temporelles, le conduisirent à structurer le mouvement qu’ils avaient initié.

Ce document qui reprend à son compte l’objectif de 1200 églises à construire en dix ans avancé par le Comité National des Constructions d’Eglises (C.N.C.E.) indiquait cependant que ce chiffre était vraisemblablement inférieur à la réalité. En effet, cette évaluation qui résultait d’une enquête conduite par le C.N.C.E., avait été calculée à partir de normes différentes. Par ailleurs les responsables de l’enquête avaient mésestimé l’incidence de l’évolution des pratiques sociales, en particulier l’accroissement de la mobilité liée aux loisirs, sur la planification de la construction d’édifices religieux. «‘ On n’a peut-être pas assez tenu compte des églises qui seront à bref délai nécessitées par les migrations du week-end, au moins dans certaines régions et dans certains pôles attractifs ’», soulignait l’abbé Brion425.

Le phénomène d’urbanisation en cours fragilisait toute tentative d’évaluation des besoins à venir. Une seule certitude semblait se dessiner, celle de la croissance continue des villes qui, pensait-on, se poursuivrait de manière ininterrompue, même dans l’hypothèse d’une stabilisation ou d’une régression de la démographie. « ‘En l’an 2000 », écrit l’abbé Brion, « les hommes seront urbanisés à 90%  ’»426 et cela aura pour conséquence que l’essentiel des populations rurales auront quitté les villages et « déserté les églises de campagnes »427 pour rejoindre les villes.

Cependant la rupture avec le mode de vie des villages était jugée positive. On considérait qu’elle constituait une libération par rapport aux comportements contraignants de la vie rurale traditionnelle. Au contraire, le citadin qui se déplaçait entre son lieu de travail, son logement, les lieux où il se distrayait et se cultivait, n’avait plus à se conformer à des comportements imposés : « ‘L’homme urbain, l’homme mobile du 20ème siècle finissant, n’est pas limité et le sera de moins en moins. Le carcan du village n’existe plus’ »428.

L’abbé Brion, comme les animateurs du diocèse de Nantes, estimait qu’il était vain de chercher à s’accrocher à une « ‘civilisation de village’ » car, écrivait-il, « ‘la distance est vaincue. La mobilité est la règle’ »429.

Il notait cependant que le mode de vie urbain favorisait l’individualisme et qu’il ne fallait pas s’étonner que l’absence d’équipement des villes anciennes conduisent les habitants des « grands ensembles » à prendre leurs voitures le week-end pour retrouver ce qui leur manque : « ‘une résidence secondaire qui est un coin tranquille, un paysage agréable, des lieux de distraction’ »430. Mais il faisait également remarquer que l’urbanisme des villes nouvelles pouvait être organisé de manière à contraindre les habitants à renouer des relations de voisinage et à leur redonner le goût de la circulation piétonnière.

Cependant, même s’il souhaitait que la conception des quartiers d’extension urbaine favorise la création de vies de quartier, l’abbé Brion s’interrogeait quant au bien fondé de vouloir y construire de nouvelles églises. Il craignait en effet que le développement de l’usage de l’automobile entraîne rapidement leur complète désertification lors des week-ends431.

En revanche, comme il apparaissait que la mobilité croissante des citadins favorisait la fréquentation de lieux et d’équipements situés sur les nationales, il évoquait l’hypothèse de grands édifices cultuels à la sortie des villes dont il se demandait s’il ne s’agissait pas du mode d’implantation le plus adapté à cette évolution.

Au moment où le rapport fut diffusé, l’abbé Brion entreprit avec un certain nombre de confrères ainsi qu’avec quelques architectes qu’il connaissait bien comme Michel Marot, Luc et Xavier Arsène-Henry, Pierre Pinsard et Georges Evano une réflexion autour de la messe de saint Justin432 qui constitue la première description de la messe telle qu’elle existait au premier siècle après Jésus Christ.

Le 13 décembre 1963 l’abbé Brion exposa ainsi à Marot, Pinsard et aux frères Arsène-Henry les principes à partir desquels il souhaitait que ceux-ci entament des recherches architecturales en matière de conception d’églises433. Quelques semaines plus tard, à la fin du mois de février 1963, il envoya aux quatre architectes un courrier auquel il joignit un fascicule qu’il avait intitulé « Lignes de recherche ». Ces lignes de recherche constitueront le programme de leurs études.

L’abbé Brion s’adressa à ces architectes parce qu’ils avaient déjà eu l’occasion d’être confrontés aux problèmes soulevés par la construction des églises et également parce qu’ils partagaient avec lui « ‘la conviction qu’il faut que l’église – disons le lieu de Rassemblement –, reste “l’oeuvre unique”, et non le bâtiment standard’ »434. Mais son choix s’explique aussi parce que Marot, les frères Arsène-Henry, Pinsard et Evano avaient acquis à travers leurs oeuvres une réelle notoriété auprès des autorités ecclésiastiques et qu’ils apparaissaient comme «‘les seuls capables, peut-être, d’imposer en haut lieu une certaine conception des choses ’» et puis, concluait l’abbé Brion, « ‘les créateurs sont rares mais encore plus incompris ’»435.

La messe de saint Justin qu’évoquent les « lignes de recherche », décrit un rituel liturgique marqué par un très grande simplicité : assemblée des fidèles, lecture, prières, partage du pain et du vin, prières. L’abbé Brion soulignait que ce rituel exigait des communautés restreintes.

En faisant de rites pratiqués lors des premiers temps de la chrétienté la base de ses recherches, l’abbé Brion signifiait que la nécessité de rompre avec les modèles de l’architecture religieuse traditionnelle résultait autant de leur inadaptation aux caractéristiques de l’époque contemporaine que de leur manque d’authenticité.

En effet, « la messe de saint Justin » permettait d’autant mieux de justifier la rupture avec une architecture jugée obsolète que sa simplicité et son dépouillement s’apparentaient à la ligne sociologique et pastorale contemporaine décrite par l’abbé Brion : intériorisation du christianisme, retour à l’essentiel, simplicité des formes, rejet du triomphalisme. D’autre part, toujours selon l’abbé Brion, la liturgie, en évoluant peu à peu et quasi spontanément, conduisait à une simplification des rites. « ‘Confusément depuis des années », écrit-il, « les circonstances ont amené le clergé à abandonner les grandes cérémonies, les grands-messes et à se rapprocher d’un type de réunion dominicale fort mal réglée généralement, faute de technique, mais qui tend à se rapprocher de la messe de saint Justin’ »436.

Après avoir abordé « la ligne liturgique », l’abbé Brion esquissait une « ligne architecturale » pour laquelle il rappellait d’abord que l’une des nouveautés les plus révolutionnaires du christianisme fut de libérer le culte de ses attaches à des lieux déterminés pour le transporter partout où se trouvent des fidèles. Il soulignait ainsi que les réunions liturgiques chrétiennes ne sont pas dépendantes de lieux de culte spécifiques. « l’Eucharistie », écrit-il, « ‘parce qu’elle n’est pas liée à une forme de célébration , n’est pas liée à une forme de local ’»437. Ainsi, la messe peut se dérouler n’importe où, même en plein air, dès lors qu’il y a un autel et une réunion de quelques fidèles. « ‘L’Eglise doit se trouver à l’aise pour célébrer son Eucharistie très simplifiée, ramenée à ses lignes essentielles, dans n’importe quel local public’ »438.

Les « lignes de recherche » convergaient vers un projet qui, par ses caractéristiques, s’éloignait radicalement de la conception traditionnelle de l’église. L’abbé Brion suggèrait, en effet, d’abandonner le principe de l’église comme édifice singulier pour se contenter d’utiliser, pour les réunions de la communauté chrétienne, des locaux utilisés à d’autres fins en dehors des cultes. Ces locaux ne seraient aménagés que de manière occasionnelle, le caractère sacré devant être exclusivement apporté par l’autel.

Ce projet qui visait, dans son forme la plus radicale, à dissoudre l’édifice religieux dans le trame urbaine, à l’inscrire dans le fonctionnement d’équipements existants, était l’expression d’une Eglise réduite à son essence, c’est à dire constituée par la seule réunion, dans quelque lieu que ce soit, des fidèles. Il était l’antithèse de l’église monumentale et localisée dont on constatait alors que nombre d’entre elles étaient délaissées par les croyants partis vivre et travailler dans d’autres quartiers ou d’autres villes.

Cependant, l’abbé Brion admettait que ce projet ne pouvait pas être accepté sous cette forme par les catholiques pratiquants, leurs mentalités demeurant attachées à l’identification d’un lieu de rassemblement singulier concrétisé par un édifice visible dans la ville. Puisqu’il ne pouvait être question de réaliser ce projet « ‘dans l’état actuel des psychologies’ », il proposa de renverser la proposition et d’ouvrir l’église à la vie sociale profane en construisant dans un premier temps des locaux qui puissent servir à d’autres usages que le culte ou, nuançait-il, ‘« tels que l’on puisse au moins penser qu’ils pourraient servir à d’autres usages’ »439.

Lors d’une réunion du Comité National des Constructions d’Eglises en janvier 1966, l’abbé Brion revint sur cette proposition en insistant sur le manque de « rentabilité » de l’église : « ‘M. Brion fait remarquer que l’on se heurte à un mur. La question essentielle est un problème de pastorale. L’église n’est pas “rentable” parce qu’en fait elle est utilisée pour peu de temps. Selon M. Brion, le seul moyen pour résoudre ce problème est d’utiliser l’église pour d’autres fonctions nobles’ »440.

Afin de préparer les mentalités à la disparition de l’église en tant qu’édifice distinct, l’architecture des nouveaux lieux de culte ne devait donc pas exprimer de manière trop explicite que ceux-ci étaient dédiés au culte catholique. D’autre part, les locaux devaient être aménagés pour permettre le déroulement de la liturgie eucharistique et non pas conçus « ‘dans une perspective de liturgie solennelle pratiquement abandonnée ’»441.

L’abbé Brion suggérait donc de ne pas prévoir de salles de catéchisme et de salles de réunion en dehors de l’église, d’abandonner la conception traditionnelle du choeur au profit d’un podium, d’une simple tribune et d’avoir recours à des « éléments mobiles »442.

Si les études des frères Arsène-Henry ne purent se réaliser à Nantes, en revanche celles de P. Pinsard et de G. Evano aboutirent à la réalisation dans cette ville de deux édifices de culte. Quant à M. Marot, il mit à profit les recherches qu’il avait entrepris à la demande de l’abbé Brion pour répondre à une commande que lui confia à cette époque l’évêché de Meaux.

D’autre part les recherches de l’Association des Centres Religieux du Diocèse de Nantes rencontrèrent de réels échos dans d’autres diocèses français comme le montre l’esprit dans lequel l’architecte J. Prioleau conçut, à Creil, le centre paroissial Saint-Joseph-Ouvrier. L’équipe paroissiale qui élabora le cahier des charges avait d’ailleurs en sa possession la plaquette rédigée en 1963 par l’équipe qui animait l’évêché de Nantes.

Notes
422.

Les abbés Joseph Rullier, initiateur du projet (curé de Saint-André de Rezé), Jean Poquet (curé de Saint-Louis de Montfort), Pierre Grelier (curé de Saint-Jean-Baptiste) et Jean Boconnet (curé de Sainte-Bernadette).

423.

« Petite histoire d’une socialisation de ressources paroissiales », L’Association des Centres Religieux du Diocèse de Nantes, Nantes , n. d. (1963 ), p. 1.

424.

Michel Brion (né en 1923). Secrétaire de l’Administration du Temporel à l’Evêché de Nantes jusqu’à 1988, il se retira de la gestion de l’Association des Centres Religieux du Diocèse de Nantes en 1969. Il fut membre du C.N.C.E. jusqu’à l’interruption des activités de cette structure de réflexion qui correspond avec la publication de l’enquête sur l’Eglise réalisée en 1970 par la SOFRES. Cette enquête fut publiée en 1971 sous le titre : Pour une politique nouvelle de l’équipement religieux. Michel Brion est l’auteur de La religion vécue des français, ouvrage publié en 1972.

425.

« Introduction Présentation », op. cit., p. 1.

426.

Ibid.

427.

Ibid.

428.

Ibid., p. 2.

429.

Ibid.

430.

Ibid., p. 3.

431.

Ibid.

432.

Saint Justin (v. 100- v.165). Philosophe païen, il s’est ensuite convertit au christianisme.

433.

L’abbé Michel Brion, Luc Arsène-Henry, Michel Marot et Pierre Pinsard étaient membres du C.N.C.E. et, à ce titre, se retrouvaient plusieurs fois par an à Paris lors des réunions du comité.

434.

Michel Brion, lettre circulaire datée du 26 février 1963, envoyée à Michel Marot, Pierre Pinsard, Luc et Xavier Arsène Henry. Archives d’Architecture du XXème siècle de l’Institut Français d’Architecture, fonds Pierre Pinsard.

435.

Ibid.

436.

Michel Brion, « Lignes de recherches », document ronéoté, circa 1963, p. 1.

437.

Ibid.

438.

Ibid.

439.

Ibid., p. 6.

440.

Comité National de Construction d’Eglises, compte–rendu de la réunion du 10 janvier 1966, document dactylographié, p. 3. Archives d’Architecture du XXème siècle de l’Institut Français d’Architecture, fonds Pierre Pinsard.

441.

Ibid.

442.

Ibid.