Lorsque les architectes Claude Parent et Paul Virilio conçurent en 1963 l’église Sainte-Bernadette à Nevers, c’était en se fondant sur leur théorie de « l’architecture oblique ». « ‘L’intérieur sur plan incliné, la nef suspendue, sont conçus ’», écrivaient-ils, « ‘pour donner une dynamique nouvelle à la vie religieuse’ »624. L’ensemble de l’édifice, achevé en 1966, fut réalisé en béton brut de décoffrage.
Adolescent, Paul Virilio fut fasciné par les bunkers du Mur de l’Atlantique dont la puissance expressive devait influencer sa démarche architecturale. Cependant, les volumes massifs et fermés, les formes arrondies de Sainte-Bernadette ne constituent pas de simples références formelles empruntées aux casemates de béton du Mur de l’Atlantique. Elles expriment de manière provocatrice l’angoisse provoquée par la menace du déclenchement d’une troisième guerre mondiale625.
‘« Cette oeuvre parle volontairement des rapports du béton armé et de la guerre. Le symbole était voulu. Lorsque Monseigneur Vial m’a contacté, si sa commande avait été Saint-François d’Assise et pas Sainte-Bernadette, il n’y aurait pas eu Nevers. En effet Sainte-Bernadette renvoie à la grotte de Lourdes qui est un espace cryptique. La crypte de Lourdes me rappelait les abris antiaériens que j’avais connu pendant la guerre à Nantes, durant les bombardements, mais elle renvoyait aussi aux abris antiatomiques », indique Paul Virilio, « en effet quand l’église de Nevers se construit, on se situe en pleine période, non plus simplement de guerre froide, mais d’équilibre de la terreur. L’abri atomique était une sorte de métaphore de la fin du monde. Ainsi l’église Sainte-Bernadette devint la grotte de Lourdes transférée au travers de la métaphore de l’abri qui sauve »626. ’Aussi lorsque Virilio et Parent qualifiaient l’église Sainte-Bernadette de ‘« construction [qui] correspond à un nouveau type d’architecture dite ‘répulsive’, c’est-à-dire en opposition avec son environnement’ »627, cela n’était pas simplement à entendre comme le refus manifesté de la médiocrité architecturale environnante mais bien comme l’expression, violemment critique, d’un monde en danger d’apocalypse nucléaire ( fig. 213, 214 et 215).
La monolithisme de Sainte-Bernadette, comme celui des bunkers, tendait à signifier l’autonomie de l’édifice par rapport au sol628, ce sol dont les deux guerres mondiales avaient révélé qu’il pouvait se « liquéfier » sous l’effet des armes explosives. ‘«[L’ambivalence] généralisée des instruments de la guerre moderne signale déjà la dématérialisation du sol’ », écrit Paul Virilio, « ‘la terre n’est plus ce bon logis mais une étendue pernicieuse et aléatoire qui s’apparente en les prolongeant aux horizons marins’ »629.
Si Paul Virilio et Claude Parent semblèrent, avec cette église, offrir une image « déprimante »630 de la Jérusalem Céleste c’était en fait pour signifier que le salut de l’humanité se situait au coeur de ce véhicule spirituel.
‘« La fonction de cet édifice si particulier », souligne Virilio à propos du bunker, « c’est d’assurer la survie, d’être un abri pour l’homme, le lieu où il s’enfouit pour subsister. S’il s’apparente ainsi à la crypte qui préfigure la résurrection, le bunker s’apparente également à l’arche qui sauve, au véhicule qui porte au-delà du danger »631. ’Si un bunker peut s’apparenter à une crypte d’église, on comprend que l’église puisse adopter la structure et les formes du bunker. Sainte-Bernadette constitue alors une traduction concrète de l’arche de Noé, une arche de Noé contemporaine en béton armé seule capable de sauver l’humanité que menacent les conséquences de l’apocalypse nucléaire632.
Claude Parent, Paul Virilio, « Centre paroissial Sainte-Bernadette à Nevers », L’Architecture d’Aujourd’hui n° 125, 1966, p. XLIX.
« J’ai milité contre le nucléaire, c’est même la seule militance que j’ai jamais eue », précise Paul Virilio, « J’ai ainsi manifesté devant le P.C. de Taverny avec Théodore Monod et le Général de la Bollardière. On avait décidé qu’en cas de menace nucléaire on se réunirait tous dans les églises et que l’on entamerait des jeûnes sans fin. Il se serait agi d’exprimer symboliquement notre refus total de voir le monde basculer dans la nuit nucléaire. Parfois on me dit que je suis apocalyptique, mais on a oublié ce climat. En cas de guerre nucléaire on savait que c’était fini ».
Extrait d’un entretien accordé par Paul Virilio à l’auteur le 18 septembre 1997 à Paris.
Ibid.
Ibid.
« Alors que la plupart des bâtiments sont enracinés dans le terrain par leur fondation, pour la casemate celle-ci n’existe pas, le centre de gravité en tient lieu », indique Paul Virilio, Bunker Archéologie, 1975, p. 32.
Paul Virilio, Bunker Archéologie, 1975, p. 36.
Claude Parent et Paul Virilio estimaient que l’arc « déprimé » convenait à l’atmosphère et à la symbolique de notre époque. Cf. L’Oeil n° 146, fév. 1967, « A Nevers Béton Béni » par François Loyer. En revanche, J. Capellades, dans son Guide des églises nouvelles en France, publié en 1969, affirmait qu’on ne pouvait pas tolérer dans une église, « maison de la paix », ces formes « trop liées à l’horreur de la guerre et aux oeuvres de mort », p. 113.
Paul Virilio, Bunker Archéologie, 1975, p. 41.
« Je suis un homme qui a toujours été attiré par les abîmes, non pas par désespoir ou par esprit apocalyptique mais parce que c’est là que gît le salut. C’est là où il y a le plus grand danger qu’il y a la plus grande espérance. Je l’ai vécu dans ma vie et je le vis tous les jours. Ce n’est pas désespérant, je ne suis pas « amateur d’abîmes ». Je crois que l’affirmation d’Hölderlin - « Là où croît le danger, croît ce qui sauve » - est fondamentale dans notre époque. Le XXème siècle est le siècle impitoyable par excellence ; c’est le siècle d’Auschwitz, d’Hiroshima, de Tchernobyl. On ne peut donc pas faire l’économie de la tragédie dans le XXème siècle, sauf d’être négationniste ». Extrait d’un entretien accordé par Paul Virilio à l’auteur le 18 septembre 1997 à Paris.