Pierre Lebrun :
Pouvez-vous me parler de votre formation d’architecte et de l’histoire de la chapelle du Bon-Conseil.
François Delage :
J’ai fait mes études secondaires à Paris. Après une année en classe de mathématiques supérieures, en hypo-taupe comme on disait, qui fut d’ailleurs l’année la plus triste de ma vie, je suis rentré à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts en 1945. J’avais dix-huit ans. Après l’admission, j’ai rejoint l’atelier Pontrémoli-Leconte. Emmanuel Pontrémoli était un personnage de petite taille qui venait de temps en temps donner des conseils aux plus anciens. L’atelier était une sorte d’écurie préparatoire au grand prix de Rome. Pontrémoli qui devait avoir aux environs de quatre-vingt ans, commentait d’une voix fluette des croquis d’un format proche de celui des timbres postes ! Nous étions contraints de grimper les uns sur les autres pour tenter d’entrevoir quelque chose et d’entendre ses commentaires. André Leconte était le vrai patron de l’atelier. Mais nous sommes devenus tellement nombreux que les élèves se sont divisés en deux groupes. J’ai fait partie du groupe d’élèves qui a rejoint Eugène Beaudoin qui était un ancien de l’atelier Pontrémoli. J’étais à la fin de la seconde classe à ce moment-là. Beaudoin nous a ouvert les yeux sur le monde. C’était un grand gaillard, très dynamique. Chaque semaine il fallait qu’on lui amène au moins 20 m² d’esquisses sur calque. On les scotchaient sur le mur et il nous interpellait en nous demandant : ‘« lesquels on décroche ?’ ». A la fin de la correction il ne restait plus que 4 ou 5 m² sur lesquels il nous demandait de travailler pour la séance de la semaine suivante. Huit jours plus tard, nous revenions avec 20 m² d’esquisses et le cycle se continuait. Ce genre de recherche était passionnant! Beaudoin n’était pas directif, il voulait nous amener à faire notre autocritique et à trouver avec lui ce qui était le moins mauvais. Deux étudiants de ma génération - Michel Andrault et Pierre Parat - ont particulièrement tiré profit de cet enseignement. Chaque semaine ils amenaient 30 m² d’esquisses! Ils étaient doués sans doute mais durant les six ou sept années où je les ai côtoyés, j’ai pu constater le mal qu’ils se donnaient pour trouver le meilleur, pour exprimer ce à quoi ils souhaitaient parvenir. Leur exemple prouve que rien ne se fait sans effort.
J’ai été diplômé en 1956. J’ai mis un certain temps avant d’obtenir mon diplôme car j’ai rapidement fondé une famille et il m’a fallu la nourrir. Une fois diplômé, j’ai travaillé pendant une dizaine d’années chez un très bon architecte : Pierre Dufau. Dufau s’est fait un nom car son architecture acquis une réputation de solidité et de bon sens. J’ai appris ces valeurs chez lui. Je me souviens qu’il passait avec sa pipe dans l’agence et, en examinant notre travail, nous questionnait : « ‘Ah, mais est-ce du costaud, du solide ce machin ? Explique-moi ça en trois mots !’ ». Et, après nos explications, il concluait de manière lapidaire : « Bon ça va ! » ou sinon : « Autre chose ! ». Il n’aimait pas les fioritures. J’étais encore chez Dufau lorsque j’ai dessiné l’avant-projet de la chapelle et de toute l’opération immobilière du Bon-Conseil.
Au coeur de la paroisse Saint François-Xavier située dans le 7ème arrondissement à Paris, un abbé - l’abbé Esquerret - créa un premier groupe de jeunes catholiques, un patronage, en 1894. En 1905, au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, il y avait, rue Albert Lapparent, un couvent de carmélites. Celles-ci en furent chassées et le couvent fut vendu en 1907. Des habitants du quartier se cotisèrent pour en racheter les bâtiments. Cet ancien carmel est resté tel qu’il était jusqu’à la construction de l’édifice actuel au début des années soixante. De 1910 à 1960, il abrita le patronage créé par l’abbé Esquerret. Lorsque j’y ai fait mon catéchisme, à partir de 1935, l’abbé Esquerret était décédé depuis quelques années et s’était alors le troisième directeur, l’abbé Roger Derry, qui dirigeait la maison. Celle-ci était ouverte à tous les jeunes du quartier et même au delà. Grâce à son rayonnement ce directeur, d’origine populaire, fit venir des sections des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes dont les membres étaient composés de jeunes du 15ème arrondissement. En effet, avant la Seconde guerre mondiale, cet arrondissement était encore industrialisé. L’abbé Derry a donc mélangé des jeunes lycéens dont j’étais, avec de jeunes ouvriers. Ce mélange rendait la maison très vivante. Dès le début de l’Occupation Roger Derry fut un résistant très déterminé. Il fut arrêté et déporté à Auschwitz avec six jeunes aînés de la maison qui faisaient partie du même réseau. L’abbé Derry y est mort décapité en 1941.
A cette époque le couvent se composait d’un bâtiment le long de la rue Lapparent et d’un cloître dont on a conservé, en souvenir, deux arches dans le bâtiment actuel. Ces bâtiments avaient été édifiés aux alentours des années 1820-30. Par la suite, durant la période haussmannienne, les carmélites construisirent une église en style néogothique qui était ouverte sur l’avenue de Saxe. Durant l’entre-deux-guerres furent ajoutés à l’arrière deux bâtiments : un gymnase et une salle des fêtes. Le cloître était alors le lieu de rencontre de tout le monde. Le terrain qu’occupaient ces divers édifices était grand, il faisait plus de 3 500 m².
Pendant trois ou quatre ans, durant les années 1958-59, avec le directeur d’alors, l’abbé Paul Guyot, nous avons réfléchi à la reconstruction de le maison des jeunes dont les bâtiments étaient désormais inadaptés et se délabraient. Je le connaissais bien et j’étais devenu très ami avec lui. En effet, j’avais fait beaucoup de camps de vacances avec lui et je m’étais occupé de la remise en état des colonies de vacances que la maison possédait au bord de la mer en Bretagne. L’abbé Paul Guyot n’était pas maître de toutes les décisions car la maison était gérée par un conseil d’administration qu’il fallait convaincre. La décision a été prise lorsque ce conseil d’administration a admis que l’opération était finançable en vendant les droits de construction de deux immeubles situés l’un sur l’avenue de Saxe et l’autre sur l’avenue de Ségur. Ce sont ces deux immeubles qui ont quasiment payé l’intégralité des autres bâtiments réalisés sur le reste de l’emprise foncière.
Nous avons eu le temps de peaufiner le programme et le projet car le conseil d’administration de « l’Association Immobilière de l’Ecole Militaire » avait très peur de se lancer dans l’aventure. Pour cela nous avons passé de très nombreuses et très bonnes soirées dans le bureau que l’abbé Paul Guyot avait dans l’ancien carmel. Nous avions décidé de faire des bâtiments de qualité et, sans faire de luxe, d’utiliser des matériaux solides.
Au moment de la réalisation, on m’a doublé par un confère, ancien de la maison, un peu plus ancien dans le métier. Celui-ci - Paul Henry - a assumé la direction des travaux. Mon travail a aussi été un peu supervisé par René Coulon un autre ancien de la maison également architecte. René Coulon avait une grosse agence bien organisée. Il a servi de caution vis à vis des promoteurs en leur garantissant le bonne marche du projet. A cette époque là j’avais en effet trente-cinq ans et il fallait donner confiance aux promoteurs qui montaient les opérations immobilières de l’avenue de Saxe et de l’avenue de Ségur. Enfin, Roger Faraut, architecte et ancien de la maison lui aussi, s’est chargé des divers aménagements intérieurs.
La chapelle ne constituait pas l’essentiel du programme. Celui-ci avait pour objet la reconstruction de nouveaux équipements en conservant la mémoire du cloître qui était le lieu de rencontre de l’ancien patronage. C’est pour cela que tout de suite après le hall d’entrée on débouche sur ce cloître qui se situe quasiment à l’emplacement de l’ancien. La maison est organisée autour de ce lieu.
L’entrée de la maison est située sur la rue Lapparent. Un hall donne accès aux locaux semi-publics : deux grandes salles de spectacles et de conférences situées au niveau n-1 et une salle de sport située au niveau n-2. Ces salles peuvent être louées ou prêtées par des personnes extérieures à la maison.
La salle de gymnastique avec ses vestiaires et ses douches est très utilisée. Elle permet, avec ses 300 places en gradins, le déroulement de matchs de tennis. Cette salle se trouve à six mètres sous le niveau du sol naturel ce qui est, pour un local recevant du public, la limite admissible en matière de sécurité. Autre singularité de ce local, les gradins sont disposés sous l’immeuble d’habitation que l’on a réalisé avenue de Saxe. Cette installation sportive est complétée par une petite salle qui sert au judo.
Dans le hall d’entrée, sur la droite, un vaste escalier conduit à un hall situé au niveau –1. Ce hall donne accès à deux salles. Une salle de conférences ou de théâtre de 400 places est disposée sous le cloître tandis qu’une salle de cinéma de 200 places est située sous les bureaux de l’entrée.
Il fallait également prévoir l’ensemble des salles nécessaires aux groupes de jeunes. Ceci explique la façade de la rue de Lapparent. Les premier et deuxième étages du bâtiment qui longe cette rue regroupent l’ensemble des locaux de ces groupes. L’affectation de ces salles a évolué. En 1960, il y avait beaucoup de Coeurs Vaillants et de scouts, puis leur nombre a baissé, même s’ils sont encore nombreux. Chacun des groupes occupe un petit local. Au premier étage se trouve également la salle d’honneur dans laquelle se réunissent les anciens de la maison et les réunions des conseils d’administration de « l’Association Immobilière de l’Ecole Militaire » et de « l’Association sportive du Bon-Conseil ». Cette salle d’honneur qui constitue le lieu de la mémoire de la maison, donne sur le cloître et se trouve ainsi à l’abri de l’agitation de la ville.
Hormis l’accès aux salles semi-publiques, le hall d’entrée donne également accès au cloître qui encadre un jardin. Nous avons disposé ce cloître pour qu’il soit à l’abri de la ville tout en étant très central. Ce cloître distribue les locaux privés de la maison. Nous souhaitions que cet espace évoque non pas un patio mais ce dispositif central caractéristique de l’architecture conventuelle chrétienne. C’est pour cela que l’on y a disposé une croix qui est l’oeuvre de Roger Faraut. Cet espace carré dessert, par deux escaliers, les locaux des étages qui donnent sur la rue Lapparent et, au rez-de-chaussée, les bureaux de l’administration. Le côté suivant du cloître est bordé par un foyer tandis que celui qui suit donne accès à la chapelle. Il a fallu des dizaines de calques superposés pour parvenir à l’architecture très dépouillée qui a été réalisée.
Le parti retenu concernant la chapelle a été de la disposer en sous-sol afin qu’elle n’occupe pas autant d’espace que l’ancienne. Lorsque j’ai vu démolir la chapelle du 19ème siècle, je dois avouer que j’ai été ravi en pensant à l’espace qui était ainsi libéré.
A gauche du parvis d’entrée de la chapelle se trouve un oratoire traité dans un esprit de sobriété. Cet oratoire ne comporte aucun ornement excepté une vierge bourguignonne qui est un cadeau. Sur le lambris de bois de l’un des murs latéraux de ce lieu de prières sont gravés les noms de nombreux anciens de la maison tués lors des différentes guerres. Le tabernacle a été conçu par le sculpteur René Bertoux.
A droite du parvis, un escalier d’une seule volée donne accès à la chapelle située au sous-sol. Une fente a été ménagée sur la partie supérieure du mur latéral gauche de cet escalier. Celle-ci permet d’avoir une vue panoramique et plongeante sur la nef. Cette vue sur la chapelle annonce la descente vers la chapelle. L’escalier, au delà de sa fonction de circulation, devient ainsi un espace de transition qui incite les fidèles à se préparer à pénétrer dans la nef. Nous avons essayé de concevoir cet escalier afin qu’il soit aussi doux que possible. Le sol de la chapelle descend en pente douce vers le choeur. Cela a permis de donner du volume à la chapelle et de réduire la place de l’escalier. Cette pente permet également d’offrir à l’ensemble des fidèles une bonne visibilité de l’autel. Avec le père Guyot, on a imaginé de concevoir la chapelle pour que la célébration des offices se déroule face aux fidèles. L’autel éclairé par un puits de lumière - mi-naturelle, mi-artificielle - et le siège de la Présidence sont ainsi disposés face au peuple. Le tabernacle réalisé également par René Bertoux, fermé par une porte de cuivre martelé, est encastré dans le mur du fonds à la gauche de l’autel. L’ambon, légèrement surélevé, est placé à sa droite. Le père Paul Guyot craignait que des autorités ecclésiastiques lui reprochent ces innovations. Il est nécessaire de rappeler que Vatican II a commencé en 1962. Cette année-là le chantier de la chapelle battait son plein. Le projet avait été arrêté en 1960 et l’avant-projet était encore antérieur. L’Eglise n’a approuvé officiellement ce type de dispositif qu’après la promulgation des décrets issus du Concile qui s’est achevé en 1965.
Une fois que le plan de la chapelle a été mis au point, nous avons demandé à R. Faraut qui avait déjà construit plusieurs églises, son avis. Après l’avoir approuvé il a dessiné l’ensemble du mobilier. Il a ensuite exprimé le souhait d’animer les murs de la nef qui devaient être réalisés en béton brut de décoffrage. Il a ainsi conçu une série d’empreintes en creux aux motifs abstraits ou empruntés à la symbolique chrétienne. Ces murs de béton ont été coulés par panneaux. On a divisé ces panneaux selon deux registres en hauteur afin de tenir compte des limites de la technique de béton vibré de l’époque. En effet, il n’aurait pas été possible de vibrer des panneaux de six mètres de hauteur d’un seul tenant. Il n’existait pas alors de béton à prise plastique comme aujourd’hui. R. Faraut a dessiné l’autel avec les mêmes motifs que ceux employés pour les murs latéraux, mais cette fois-ci en les traitant en relief. Il a également dessiné le motif en pavés de verres colorés qui laissent, à gauche du choeur, pénétrer un peu de la lumière de la cour. C’est également lui qui a conçu l’ambon, le pupitre, les sièges et les bancs. Le plafond est composé de grands panneaux de bois dont R. Faraut a souhaité teinter une bande avec de la lasure rouge. Ce dispositif souligne la distinction entre la partie dévolue au sanctuaire de celle destinée aux fidèles. L’éclairage est doux. Sur la gauche du sanctuaire, sous l’orgue, on trouve une petite salle complémentaire qui peut être ouverte sur l’autel ou fermée grâce à un système de cloisons coulissantes.
Si de nombreuses salles sont enterrées c’est pour répondre aux contraintes du plan d’occupation des sols et pour libérer, au dessus, de grandes surfaces de récréation où les plus jeunes peuvent jouer au ballon ou même à la pelote basque. On trouve ainsi une première cour située au dessus des garages où l’on trouve les deux arcades conservés du cloître du 19ème siècle, et une autre qui est disposée au dessus de la chapelle.
Depuis trente-cinq ans que ce bâtiment est livré, l’ensemble demeure bien entretenu. L’ensemble des équipements ne fonctionne pas douze heures par jour parce que les enfants sont à l’école. Cependant tous les soirs cela commence à être animé, surtout les mercredis, samedis et dimanches. Depuis trente-cinq ans, la population, plutôt aisée, qui loge dans les appartements réalisés avenue de Saxe et avenue de Ségur, ne semble pas avoir tellement changée. D’ailleurs je n’ai jamais entendu parler de ces bâtiments depuis que je les ai réalisés. Ma propre agence est installée dans l’un des appartements, demeurés la propriété de l’association, qui font partie des deux immeubles d’habitation qui sont situés rue Lapparent.