Pierre Lebrun :
Pouvez-vous parler de la conception de la planification urbaine durant les années suivant la seconde guerre mondiale ?
Yona Friedman :
Je considère que le plan est le premier déclenchement d’un processus, le premier pas et on ne sait où ça mène. L’architecte-urbaniste pensait qu’une fois le plan fait, l’oeuvre était là. Ce fut la naïveté d’une certaine époque. Je préfère penser qu’un bon bâtiment devient un bon bâtiment par l’acte de l’usager. C’est un processus très lent. J’ai rencontré pour la première fois Le Corbusier, c’était en 1949. Au cours de l’entretien il s’est plaint qu’à Pessac les habitants déformaient les bâtiments. Il avait raison du point de vue de l’artiste mais pas du tout du point de vue de quelqu’un qui fait des plans pour d’autres. Moi je suis toujours pour l’autoplanification : je pense que c’est l’objet architectural qui coopère avec l’usager (Y. Friedman désigne l’extraordinaire assemblage d’oeuvres et d’objets qui emplissent du sol au plafond son appartement).
Ici, chez moi, rien n’a été planifié. Depuis la première « installation » ça n’a changé que par accident, par ceci ou cela et je ne me rappelle pas du tout des changements de « périodes ». Les grandes architectures, comme les cathédrales par exemple, n’ont jamais été faites en une seule fois. Elles ont été tout le temps rafistolées et toute leur force vient de là.
P. Lebrun :
D’une certaine manière vous êtes du côté de la vie qui se fait et contre une certaine approche mortifère de la création.
Y. Friedman:
Antidémocratique disons plutôt. Ma conception n’a rien à voir avec l’idée d’un changement brutal. Ce type de changement en général n’est guère productif.
Les longs changements, par contre, le sont. Regardez comme la société a changé en 50 ans c’est énorme et cela sournoisement, tacitement. Un processus qui met en jeu beaucoup de participants est nécessairement lent et imprévisible. Je considère que ces processus (y compris en biologie et en physique) sont erratiques à la base. C’est à dire que, connaissant un « état » -présent - il ne vous est pas possible de définir un « état » futur. Ca qui ne veut pas dire que l’on vit dans un monde complètement chaotique mais simplement erratique, pour l’observateur. On peut imaginer que Dieu ait créé l’univers mais Il lui est impossible de prévoir ce qui va s’y passer. Même avec une seule loi de composition extrêmement simple vous pouvez construire un ensemble qui contienne des traits erratiques. Par exemple, il n’existe qu’une seule loi qui serve à construire les nombres entiers mais pour autant elle ne spécifie pas les propriétés de tel ou tel nombre. Les mathématiques ont beaucoup d’aspects erratiques. J’évoque cette question dans un article à paraître dans la revue L’aventure humaine.
P. Lebrun :
Votre pensée n’intéresse pas simplement l’architecture.
Y. Friedman :
Je crois que c’est normal. Penser que les architectes sont supposés ne s’intéresser qu’à l’architecture est une déformation contemporaine. Les architectes de la Renaissance, du Moyen Age, même du XVIIIème siècle pensaient à toutes sortes d’autres choses ; ils essayaient d’avoir une vue générale du monde. (Y. Friedman s’interrompt pour demander à sa chienne de bien vouloir patienter un peu). Vous voyez elle comprend tout, j’apprends beaucoup d’elle, c’est incroyable. Nous parlons toujours de la communication. Or, dans le cas de la communication avec l’animal, l’animal comprend tout ce que je lui dis et moi je ne comprends pas ce que lui me dit. Donc il est absurde de dire que nous sommes plus intelligents que l’animal.
P. Lebrun :
Je m’intéresse à la question des églises mobiles telle qu’elle fut évoquée durant les années 50-60. J’ai pensé qu’il y avait un lien entre vos idées et celles de la revue dominicaine L’Art Sacré lorsqu’elle encourageait la création d’églises nomades, démontables. Il me semble que cette idée de la mobilité architecturale à avoir avec la seconde guerre mondiale qui est une période que vous avez vécu649.
Y. Friedman :
C’est une expérience qui remonte à l’époque de mon adolescence et qui a conforté certains sentiments, certains refus instinctifs des fausses certitudes, des jugements autoritaires. Quand j’étais étudiant, puis quand j’ai été professeur, j’ai toujours trouvé aberrant le système des notations. Comment peut-on juger ? Ce ne peut être que fondamentalement superficiel. Comment peut-on décider de faire quelque chose envers quelqu’un qu’on ne connaît pas? Et même si on le connaît peut-on prendre une décision? Dans une armée, comment un officier peut il décider de la mort d’un autre? C’est aberrant. Alors j’ai pensé que la seule manière de réduire la responsabilité c’est de placer la décision au niveau de la personne qui est concernée par la décision, c’est à dire l’usager. (En ce qui concerne l’armée les choses importantes doivent se faire avec le consentement des simples soldats). Mais en réfléchissant sur la question de l’usager j’ai réalisé que celui-ci ne sait pas non plus, il n’a pas l’imagination, il ne peut l’avoir. Même en donnant à celui-ci une méthode, comme j’ai essayé de le faire, méthode qui facilite la décision, seulement certains aspects de la décision seront concernés. Il existe des critères tacites, non formulés, non verbalisables, non imaginables qui sont décisifs : c’est ce qui explique le conservatisme des gens, parce qu’après tout, il est plus sur de continuer ce qu’on a déjà fait.
P. Lebrun :
L’humain est un être d’habitudes ...
Y. Friedman :
Disons qu’instinctivement les gens n’ont pas confiance en leur imagination.
En résumé voilà les deux aspects fondamentaux de l’architecture mobile : ne matérialiser que le minimum technique nécessaire et ensuite laisser les gens meubler la structure technique de la manière qui leur convient.
P. Lebrun :
L’évolution de la stratégie militaire, d’abord, lors des deux guerres mondiales durant lesquelles les villes ont été volontairement bombardées, puis durant la guerre froide où elles sont devenues les cibles des missiles à ogive nucléaire, n’a-t-elle pas eu une influence sur votre recherche d’une alternative à la ville statique traditionnelle ?
Y. Friedman :
Cette recherche m’a intéressé, non pas tant à cause de la guerre qu’en fonction d’une certaine défiance à l’égard de notre système technologique. Cette non-confiance est issue d’une expérience directe de la pauvreté. En effet, la technologie ne sert pas les gens les plus pauvres car elle est conçue fondamentalement pour servir les non-pauvres.
Je connais assez bien certains pays du Tiers-Monde. J’ai travaillé souvent en Inde avec les gens des bidonvilles, je connais les bidonvilles d’Amérique du Sud et aussi ceux qui existent dans beaucoup de pays industrialisés, développés. Les bidonvilles existent à peu près partout. A Istanbul (entre autres exemples) ces bidonvilles constituent des quartiers entiers. Les gens ont occupé le terrain, ils ont commencé par de petites baraques. Maintenant ce sont des maisons qui, selon nos concepts, sont complètement habitables. Les gens ont commencé avec très peu de moyens (en prenant dans la technologie les éléments qui peuvent être réalisés avec très peu de moyens). J’ai tiré une autre leçon de ces bidonvilles. Le premier problème qui s’y pose ce n’est pas simplement la « maison » mais c’est la survie, et la survie c’est l’eau, la nourriture, et simplement vivre ; le bidonville permet de réaliser une certaine autosuffisance. Par exemple ici, à Paris j’ai étudié la possibilité de réalisation d’aménagements en auto-construction dans le cadre de jardins ouvriers pour les chômeurs. Ces chômeurs auraient réalisé eux-mêmes le travail, c’est à dire ici, dans notre civilisation, un bidonville assisté. (Evidemment ce projet est resté « en suspend »...)
Pour en revenir à l’architecture mobile, il faut ajouter qu’en cette matière la décision tacite de chaque individu est impérative mais qu’il y a aussi un choix collectif dépendant d’un contexte. Le chômeur n’est pas chômeur par choix. Il essaye donc d’assurer sa survie dans le contexte urbain. La réponse à cette question n’est certainement pas la banlieue, les logements sociaux. Pourtant en même temps, cette banlieue pourrait être personnalisée, adaptée. Mais c’est difficile. Les gens sont en passe de choisir une forme de vie, une forme de communauté. Mais personne ne peut leur prédire ce qu’il faut faire, que cela se fait très lentement. Ce processus n’est pas planifiable.
P. Lebrun :
Paradoxalement les idées que vous avez défendues durant les années 60 pourraient se concrétiser de nos jours alors qu’il n’y a plus de religiosité de la science.
Y. Friedman :
Peut-être mais par exemple, si l’on prend Internet et les idées qui y sont associées on ne va pas très loin quant à la communication. Internet est un outil, un outil de communication comme le téléphone, c’est tout. Par contre, lorsque je passe ici dans l’escalier, je rencontre des voisins, je peux parler ou ne pas parler avec eux. J’estime que la seule communication que nous ayons empiriquement trouvé c’est le téléphone arabe. Quant au téléphone il ne peut recevoir d’un point de vue technologique, que très peu d’innovations. Aujourd’hui certains milieux ont encore l’illusion de communiquer. Mais la communication de masse est absolument impossible, elle s’autobloque.
La seule modification apportée par le téléphone c’est la parole à distance. De 5 mètres, disons, cette distance est passée à 5.000 kilomètres. Mais le nombre de personnes participant au « dialogue », la grandeur du groupe n’a pas changé. C’est ce que j’ai appelé, dans l’un de mes livres intitulé Utopies réalisables : le groupe critique. Si la taille de ce groupe critique est dépassée la communication ne fonctionne plus. C’est évident, presque enfantin. La société vers laquelle nous allons est une société à faible communication. Plusieurs sociologues ont réalisé des expériences qui ont permis de constater que cette hypothèse se vérifiait très fortement. Il y a une restructuration de fait, une restructuration non-planifiée de la société.
P. Lebrun :
Au travers du Groupe d’Etude pour l’Architecture Mobile (G.E.A.M.) vous avez eu des contacts avec Jean Prouvé qui vous avait encouragé et avec Michel Ragon.
Y. Friedman :
Michel Ragon je l’ai rencontré lorsque ma théorie était déjà élaborée mais il a fait vraiment beaucoup pour aider à diffuser ces idées. C’est intéressant parce que Michel Ragon était critique d’art et longtemps il a donné la priorité aux formes et lorsqu’il s’est intéressé aux problèmes sociaux, vers 1968, il a commencé à percevoir que c’était la partie importante de mes idées.
Par contre, c’est Le Corbusier qui m’a donné probablement l’encouragement décisif en 1957. Quand j’ai proposé mon concept d’architecture mobile, je n’ai pas eu beaucoup d’encouragements du côté de la profession ; en revanche Le Corbusier avec lequel j’ai eu cette longue conversation de plusieurs heures, me disait tout le temps : « Vous devez le faire et faites le ! ». Evidemment ça a été très important pour moi.
Quant à Jean Prouvé nous avons eu de très bons rapports. Nous devions même réaliser un projet ensemble, qui ne s’est pas concrétisé parce que, la même année il a fait faillite. Jean Prouvé était beaucoup plus impliqué que moi par le côté technique, ce qui était aussi, si vous voulez, une idée sociologique. Konrad Wachsmann et ses structures, comme son fameux hangar pour avions, a été très important pour moi et j’ai essayé de faire un pas de plus. Je me souviens qu’une fois, lors d’une conférence, il m’a dit : « je me demande comment il est possible que ce ne soit pas moi qui ait eu cette idée ! » C’est vrai, nous sommes en général attentif à un aspect d’une idée mais on ne peut vraiment suivre toutes les autres.
P. Lebrun :
Pour revenir à Jean Prouvé j’avais pensé qu’il y avait un lien entre vos idées et les siennes. Par exemples les églises mobiles de Prouvé constituent une réponse architecturale qui prend en compte la question de la pauvreté.
Y. Friedman :
Jean Prouvé a été effectivement très sensible à cette question. Car il y avait aussi cette idée de concevoir pour les gens les plus pauvres des logements temporaires facilement réalisables et permettant d’énormes variations.
Quand j’était à Haïfa en Israël durant les années 54 - 55, on réalisait une énorme conduite d’eau d’irrigation et il y avait beaucoup d’éléments des tuyaux de 2m50 de diamètre, en béton armé ; il y a eu beaucoup de « malfaçons » inutilisables comme conduite d’eau. J’ai pensé que ces éléments pouvaient être utilisés immédiatement comme « abris » directement posés sur le sol. Un des points sur lesquels j’ai toujours insisté dans l’architecture mobile c’est de se débarrasser des fondations car c’est l’élément le plus limitant à la fois pour l’architecture et pour l’urbanisme. On ne peut modifier la trame d’un quartier s’il y a des fondations. C’est une idée dont l’origine provient des pilotis de Le Corbusier qui réduisent les points d’impact. Puisque c’est au sol que les dégâts sont les plus grands, je proposais soit pas de fondations du tout (avec des « blocs radiers » déposés directement sur le sol comme des containers flottent sur l’eau ou soit un système de construction « à l’enjambée » comme je l’ai appelé où les pilotis, très espacés, réduisent les points d’impact au minimum.
P. Lebrun :
Dans votre projet de Paris spatial les églises devaient être mobiles.
Y. Friedman :
Cette mobilité devait exister pour répondre à tout usage imprévisible. La structure a été pensée afin que ne soient pas limités les usages possibles. Donc, par exemple, l’église pouvait être disposée sur le sol, sous l’infrastructure mais aussi dans l’infrastructure. J’ai également conçu un projet d’église avec une idée assez simple dont j’ai réalisé une maquette. Une église démontable et remontable composée d’une ossature dans laquelle se glisseraient les panneaux des parois. En fait j’ai appelé ce projet « La colline de la foi » car il comprenait une église , une mosquée et une synagogue. L’idée m’en était venue alors que j’avais été contacté pour concevoir un sanctuaire oecuménique en 1966-67.
C’est un projet qui n’a pas été publié. Ce qui m’intéressait c’était l’idée qu’à partir d’un élément structurel de base on puisse aboutir à une incroyable variété de formes et faire que la structure soit maniable par l’usager. Je voulais que cela puisse changer vite comme les cathédrales ont changé, mais durant des siècles, que cela ne reste pas une forme fixée par le planificateur ni même par le maître d’ouvrage.
P. Lebrun :
Dans quel cadre avez-vous conçu ce projet ?
Y. Friedman :
C’était un projet général d’église oecuménique. L’idée m’a été présentée par André Parinaud qui m’a emprunté la maquette pour la montrer au cardinal Lustiger. Mais l’idée de départ n’était pas de moi, j’ai seulement prêté une maquette et je ne sais pas comment l’entretien c’est passé. Mais l’idée me plaisait et dans une première version j’avais appelé mon projet « Une église verte ». La structure aurait été en verre des deux côtés et à l’intérieur cela aurait été comme une serre.
P. Lebrun :
Avez-vous eu l’occasion de montrer votre projet à d’autres instances religieuses?
Y. Friedman :
Cela c’est produit une fois. J’étais invité à un colloque organisé par le cardinal Daniélou. Il s’agissait d’un colloque tout à fait oecuménique. Cette fois je fus surtout impressionné par le représentant de la foi musulmane, un savant chiite iranien, (je précise que c’était longtemps avant Khomeyni), savant qui a insisté surtout sur un fait : il estimait que, s’agissant de la mosquée cela ne devait pas être conçu comme un bâtiment, que la mosquée est mobile et que le musulman qui a son tapis de prière emporte sa mosquée avec lui.
P. Lebrun :
C’est une idée que l’on retrouve chez les catholiques durant la période conciliaire : l’église n’est pas le bâtiment, elle est constituée par les fidèles qui sont rassemblés au nom du Christ.
Y. Friedman :
On retrouve cette conception en Asie également.
P. Lebrun :
Cette démarche a conduit certains clercs à suggérer qu’il fallait banaliser totalement le lieu de réunion des chrétiens.
Y. Friedman :
Je crois que c’est très juste. La première mosquée, au Caire, lors de la conquête de la ville par les musulmans, a été délimitée par quatre lances plantées dans le sol. Il n’est pas nécessaire de réaliser autre chose. Durant l’antiquité, le temple se bornait à être l’abri du dieu. Mais l’ensemble des manifestations religieuses ne se passaient pas dans le temple. Le temple de Salomon, c’était exactement le même chose, le public se rassemblait sur le parvis.
Mes projets d’églises sont basés sur cette même idée de parvis commun.
P. Lebrun :
Avez-vous eu des contacts durant les années 50, comme par exemple ce fut le cas pour Le Corbusier, avec les animateurs de la revue dominicaine L’Art Sacré ?
Y. Friedman :
Non. Mon seul contact est d’avoir trouvé refuge en 1944 dans un monastère pour échapper aux nazis. Je n’ai pas pu y être accueilli plus longtemps car il y avait des perquisitions. Ce fut une semaine précieuse pour moi, pour ma survie, mais ce ne fut pas vraiment un contact ; ce fut un contact lié à la charité.
Je sais que Le Corbusier considérait le couvent de la Tourette et Ronchamp comme ses plus grandes réalisations. C’est tout au moins quelque chose qu’il a affirmé devant moi.
Mais je crois que du point de vue de l’architecture ce qu’il y a de particulièrement intéressant dans les églises, dans les mosquées, c’est qu’il s’agit d’une unique grande salle et rien d’autre, c’est à dire un objet architectural sans spécialisation. C’est seulement son équipement et la décoration qui en font un lieu de culte. Evidemment les éléments les plus importants en fait d’équipement et de décoration étant la présence des croyants. L’église est pour la plupart des gens le monument par excellence. Quant à moi je trouverais intéressant - à titre personnel - qu’il soit possible de la concevoir comme un sanctuaire « mobile » transformable : une innovation en son genre et un nouveau type d’objet d’art.
Yona Friedman est né en 1923 à Budapest