Interview de Michel Marot, architecte Grand Prix de Rome. Paris, le 3 Avril 1998

• Pierre Lebrun :
  Les années 60 constituent une période qui se pense dans la tension entre la fascination pour le progrès en perpétuel devenir et le risque tétanisant du déclenchement d’une guerre nucléaire. La mobilité de l’architecture refléterait la tension existant entre ces deux pôles : ainsi, en matière d’architecture religieuse trouve-t-on d’un côté, des églises polyvalentes toujours adaptables selon les désirs de leurs utilisateurs, et de l’autre, l’église blockhaus édifiée à Nevers par Parent et Virilio. Que pensez-vous de cela ?
  
  Michel Marot :
  Pour un architecte, le blockhaus, si l’on met de côté son utilisation militaire, a une valeur plastique indéniable. Mais c’est un aspect un peu dramatique de la construction en béton. Le blockhaus c’est le contraire de l’aérien, de la mobilité. Et puis Claude Parent aimait le béton, il était très « béton », au contraire de moi, même s’il m’a bien fallu construire en béton. Et si mon architecture a été qualifiée de brutaliste c’est que les choses étaient comme cela et non pas pour le plaisir d’être « brutal » en architecture.
  
  P. Lebrun :
  J’aimerais que vous évoquiez rapidement votre formation, vos premières constructions.
  
  M. Marot :
  Je suis rentré à l’Ecole des Beaux-Arts à Paris en 1945 à l’issue de la guerre mais, en fait, ce n’était pas mon projet initial. Je voulais partir pour les colonies, aller à Madagascar. Pour cela j’avais l’intention de faire l’école d’administration coloniale située avenue de l’Observatoire. Je me suis alors renseigné sur les caractéristiques des épreuves et comme il y avait au concours une dissertation de français, j’ai pensé qu’il était inutile de me présenter car je ne serais pas reçu aux examens. J’ai donc cherché une école où il n’y avait pas de dissertation et j’ai donc fait l’école d’architecture, ici, aux Beaux-Arts. Cela me situe : j’aime dessiner et faire des maquettes mais je n’aime pas du tout parler ou écrire. J’ai donc été extrêmement heureux à l’école des Beaux-Arts. J’ai trouvé cela immédiatement fantastique car en « math élem » j’aimais la géométrie et là, avec la géométrie descriptive, j’étais dans mon élément. J’ai eu une scolarité très rapide car je n’ai pas beaucoup travaillé chez les architectes, sauf pour des « charrettes », n’ayant pas eu besoin, financièrement, de faire la place pour payer mes études.
  
  Ayant obtenu mon diplôme au bout de cinq années, j’ai ensuite suivi la formation de l’Institut d’Urbanisme. Grâce à cela j’ai obtenu une bourse à Harvard pour suivre les cours de l’atelier de City Planning, à côté de l’atelier d’architecture de Gropius dont c’était la dernière année d’enseignement.
  
  L’année suivante, ma bourse n’ayant pas été renouvelée, il m’a alors fallu gagner de l’argent. Au moment de reprendre les cours en septembre on m’a demandé de réaliser une église pour Fontaine-les-Grès, commune située à 15 km de Troyes. J’ai eu cette commande grâce à Novarina qui la déclina à mon profit. Entre poursuivre ma scolarité pour obtenir un 011master et concevoir une église, je n’ai pas hésité. J’ai donc utilisé l’argent que j’avais économisé pour voyager en Californie, à Mexico etc. Et, fin novembre, j’ai pris un bateau pour la France.
  
  J’ai alors pris conscience qu’à l’occasion de mes voyages en Angleterre et en Amérique j’avais pris goût pour la pédagogie de l’école des Beaux-Arts, que je critiquais auparavant comme beaucoup de monde. En effet j’ai constaté qu’il y régnait un climat de liberté et de débat extraordinaire et que les étudiants s’y plaisaient. C’était l’intendance et non la pédagogie qu’il fallait mettre en cause. Après un grand retard aucun accroissement de moyens ne faisait face à l’accroissement des élèves.
  
  J’ai alors concouru pour le Prix de Rome, auquel je pouvais me présenter directement grâce au nombre de médailles, et en 1954 j’ai obtenu au deuxième essai le premier Grand Prix. Cela m’a permis de devenir pensionnaire pour trois années de l’Académie de France à Rome. Je dois préciser d’ailleurs que mon départ pour Rome a été quelque peu retardé car, ayant achevé l’étude de l’église Sainte-Agnès à Fontaine-les-Grès, le chantier, qui commençait, nécessitait ma présence. Le Directeur de l’Académie de France m’ayant pressé de rejoindre La Villa Médicis, j’ai confié le suivi de ce chantier à un ami, Michel Grandnom, architecte installé à Troyes.
  
  A mon retour en France je disposais donc de deux références : le Prix de Rome et l’Equerre d’argent qui m’avait été décernée pour Fontaine-les-Grès. Ainsi je réunissais à la fois le « compositeur » qui avait eu le Prix de Rome et le praticien dont la première oeuvre avait été remarquée par la critique.
  
  Fontaine-les-Grès est de plan triangulaire pour des raisons non pas plastiques mais pratiques. En effet, le terrain d’assiette est triangulaire et, comme la commune désirait avoir un champ de foire, l’église conçue selon ce plan pouvait être insérée dans un angle et libérer ainsi une place où les manèges auraient la possibilité de s’installer. Je ne me sentais pas prisonnier d’une géométrie particulière et j’étais disposé à utiliser des formes triangulaires, rondes, variées suivant en cela F.L. Wright dont j’admirais l’architecture et que j’avais d’ailleurs rencontré aux Etats-Unis.
  
  A cette époque, j’avais pris contact avec les animateurs de la revue L’Art Sacré. Mais le père Régamey avait manifesté une certaine perplexité devant les plans triangulaires, les coupes dont la composition lui était étrangère. Cependant le père Cocagnac qui dirigeait cette revue depuis le décès du père Couturier en 1954, consacra quasiment l’intégralité du numéro de janvier-février 1957 de L’Art Sacré à Fontaine-les-Grès.
  
  Pour concevoir l’éclairage de l’autel par le clocher de cette église, je me suis, bien évidemment, inspiré de Notre-Dame du Haut de Ronchamp. Quant à la couverture, j’ai pris le parti d’utiliser de vieilles tuiles car il y en avait à proximité des stocks peu chers. En résumé ma démarche a toujours été de m’adapter au contexte sans à priori : ainsi j’ai cherché à tirer parti du terrain et des possibilités locales comme la présence d’un charpentier métallique. Mon souci de l’économie m’a conduit aussi à utiliser pour les vitraux, du verre ondulé armé. J’en ai acheté une plaque et j’ai réalisé un essai d’émaillage chez un petit entrepreneur qui produisait le type de globes qui surmontaient les pompes à essence à l’époque. Cependant l’essai, satisfaisant pour une plaque, ne le fut plus lorsqu’on essaya d’en produire dix à la fois.
  
  Je pris contact avec Saint-Gobain où l’on me déclara que le verre armé casserait et qu’il faudrait utiliser du verre ondulé non armé. Grâce aux frères Arsène-Henry j’appris que Saint-Gobain faisait ses essais dans une usine située à proximité de Soissons. Je me suis donc rendu dans cette usine où l’on émaillait des bouteilles de bière dans des arches à recuire. Une plaque de verre armé et une autre de verre non armé, disposées sur le tapis roulant entre les bouteilles, sont passées dans le four et n’ont pas cassé. L’essai était donc concluant. Mes relations avec les techniciens de cette usine ont été facilitées lorsque le directeur a su que ces expérimentations étaient destinées à l’église de Fontaine-les-Grès, commune où sa soeur travaillait dans une usine textile.
  
  Comme ce procédé s’avérait satisfaisant j’ai donc demandé à un ami de Reims, Jean-Claude Vignes, de me peindre ces vitraux. Ainsi l’église de Fontaine-les-Grès, consacrée en 1956, mêle à des procédés traditionnels une part d’innovation.
  
  Cette église ayant permis de me faire connaître, on m’a demandé d’en réaliser d’autres à Champagne-sur-Seine, à Bar-le-Duc, à Meaux, à Troyes et à Reims. J’ai également donné des conseils pour des églises édifiées à La Réunion, notamment pour l’une située au Chaudron de Saint-Denis de la Réunion.
  
  P. Lebrun :
  Comment êtes-vous rentré en contact avec l’abbé Michel Brion ?
  
  M. Marot :
  Par l’intermédiaire des « Chantiers du Cardinal »  dont les animateurs cherchaient à développer la réalisation d’églises peu coûteuses. J’ai d’ailleurs fait des études d’églises en béton de 300 places pour la Seine et Oise dont la conception en partie standardisée aurait permis d’en abaisser le prix de revient. C’est dans ce cadre là que l’abbé Michel Brion a pris contact avec un certain nombre d’architectes comme Pierre Genton, Pierre Prunet, Pierre Pinsard, Luc et Xavier Arsène-Henry, Georges Maurice Novarina et moi-même sur les conseils des animateurs des « Chantiers du Cardinal ».
  
  Quant à Meaux, il s’agissait initialement de réaliser une grande église et huit classes sur un terrain constitué d’une ancienne sablière, en dénivelé de 3 mètres par rapport au niveau naturel, terrain situé dans un ensemble d’immeubles H.L.M. L’église provisoire était située sur ce terrain, en contrebas par rapport aux trois voies périphériques. Le curé ne souhaitait pas que l’on y touche, au moins dans un premier temps. Il souhaitait également préserver cet espace en creux qu’il appelait « la fosse aux gosses ».
  
  Mon premier projet disposait les classes et les locaux fonctionnels au fond de l’ancienne carrière tandis que l’église elle-même, située au niveau supérieur, se trouvait ainsi de plain-pied avec l’une des voies. Ce projet initial fut conçu en 1963. C’est cette année là que l’abbé Brion qui désirait voir réaliser une recherche d’église polyvalente pour l’évêché de Nantes, a pris contact avec Pierre Pinsard, Luc et Xavier Arsène-Henry, moi-même et d’autres. Chacun de son côté, nous avons alors cherché à concevoir des églises adaptables avec des procédés divers.
  
  Puisque j’avais la commande de Meaux, j’en ai profité pour essayer d’y appliquer les recherches que je venais de faire pour l’abbé Brion. L’évêché de Meaux ayant été satisfait par l’église Saint-François que je venais de réaliser à Champagne-sur-Seine, la conception du projet de Saint-Jean-Bosco se faisait dans un climat de confiance. De plus comme j’en modifiais la conception initiale dans le sens d’une plus grande économie, en utilisant l’idée des cloisons mobiles, cela ne pouvait que contenter l’évêché.
  
  En effet le programme que l’on m’avait donné se résumait en une église de 800 places et à 8 classes de catéchisme. J’ai donc transformé mon plan en un carré divisé en 9 carrés égaux pouvant accueillir une centaine de places chacun. Ainsi grâce aux cloisons mobiles je réduisais de moitié la surface nécessaire à mon premier projet. L’économie était donc considérable. Cependant, même si les portes réalisées par Dubigeon-Normandie sont constituées au moyen d’une âme en plastique de couleur légèrement violine, leur effet, légèrement irisé, est aussi beau que celui d’un paravent japonais laqué. Le coût de l’ensemble des portes valait le coût d’une salle de 100 m² de catéchisme.
  
  Les vitraux furent conçus par le peintre Martin Granel qui avait travaillé à Champagne-sur-Seine. Ces vitraux, constitués d’un verre armé inséré au coeur de briques creuses, diffusent une lumière tamisée et chaude. L’essentiel de la lumière naturelle vient au dessus de l’autel.
  
  Lorsqu’un office nécessite l’occupation maximum de l’espace, les cloisons en coulissant cachent les tableaux noirs des salles de catéchisme et l’atmosphère générale reste digne.
  
  Quant au clocher il n’a pas été réalisé pour des raisons budgétaires.
  
  P. Lebrun :
  Dans quelle conditions avez-vous participé à l’élaboration des premiers schémas d’urbanisme de la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq ?
  
  M. Marot :
  L’Etablissement Public d’Aménagement de Lille-Est (E.P.A.L.E.) m’a pris comme architecte en chef et j’avais comme adjoint Jean-Pierre Secq. J’ai donc assisté aux débuts de la conception de cette ville nouvelle.
  
  Je me souviens d’ailleurs que la ville de Lille avait, à l’occasion d’un cocktail en Finlande, promis à Alvar Aalto de lui confier ce projet qui n’était encore qu’une idée.
  
  Quatre ans plus tard, en 1965, A. Aalto a été invité à venir découvrir le site prévu qui n’était pas idyllique : il y avait des lignes de haute-tension, des problèmes d’inondation, des carrières, des usines, des courées, des lignes de chemin de fer. J’ai également été invité à participer à cette visite qui s’est faite par un temps effrayant, un jour de pluie. On nous a véhiculé par des routes les pires que l’on pouvait emprunter. Je suis rentré à Paris ce soir là par le train en compagnie d’Alvar Aalto qui ne comprenait pas pourquoi on voulait faire une ville nouvelle dans un paysage qui était loin de la virginité de ceux de la Finlande.
  
  C’est ainsi que, Aalto ayant fait défection, j’ai été choisi par l’E.P.A.L.E. Mais, pour concevoir la ville nouvelle, deux manières de faire étaient en compétition : la manière « beaux-arts » et la manière « urbaniste ».
  
  L’une des questions initiales était celle posée par l’isolement du campus de la Cité Scientifique qui avait été réalisé en pleins champs sans communication avec la ville. Les urbanistes - sociologues, géographes, économistes - ont proposé de se charger de cette question en réalisant, au préalable, une étude lourde de comparaison entre différentes réalisations, afin de choisir les meilleures solutions. Il leur fallait deux ans d’étude avant de proposer un volumineux dossier d’analyses à travers le monde.
  
  Quant à moi j’ai proposé à partir du deuxième mois plusieurs esquisses et d’en débattre au cours de réunions avec les responsables de la ville nouvelle : le Préfet, le Directeur Départemental de l’Equipement, le Recteur, etc. ... Ces différentes propositions devaient être soumises à la réflexion des décideurs afin de pouvoir les faire évoluer dès l’amont en intégrant leurs remarques, leurs suggestions. Il me semblait que cette démarche interactive était beaucoup plus efficace que celle qui aurait consisté à soumettre très tard une énorme étude pluridisciplinaire à des responsables qui n’auraient pas le temps de l’assimiler.
  
  Finalement c’est donc moi qui ait été pris avec Jean-Pierre Secq ; Jean-Claude Ralite étant le jeune X-Pont directeur de la société d’aménagement et Jean-Jacques de Alzua permanent architecte que j’avais choisi parmi mes anciens élèves.
  
  Cependant au bout d’un certain temps j’ai démissionné parce que je n’étais pas d’accord avec l’idée d’une autoroute passant au travers de la ville alors qu’il y avait déjà une ligne de chemin de fer qui créait une coupure. Or la raison profonde de ce choix, que l’on n’a jamais voulu m’avouer, c’est que si l’on réalisait une autoroute celle-ci serait payée par l’Etat alors que si l’on optait pour un boulevard urbain celui-là serait payé par les collectivités locales qui ne voulaient pas de cette charge.
  
  Le résultat de cette conception, j’ai pu encore le vérifier lors d’une visite récente sur place en compagnie de Ralite et De Alzua, est lamentable.
  
  On parle aujourd’hui, 30 ans après, de traiter cette autoroute en l’éloignant ou en la surélevant davantage pour réunifier l’ensemble de ces quartiers.