Pierre Lebrun :
Michel Ragon vous a situé parmi les visionnaires de l’architecture, titre de l’ouvrage qu’il a publié en 1965.
Paul Maymont :
Je ne pense pas avoir été un « visionnaire ». Au contraire je pense avoir été un architecte de mon temps et chaque fois que j’ai dessiné quelque chose je savais que j’étais capable de construire dans l’instant. Il n’y a pas eu chez moi de « vision particulière », j’ai simplement essayé de résoudre des problèmes qui se posaient à l’époque et qui se posent toujours et dans les mêmes termes. Il est très déplaisant de constater que les architectes ne s’intéressent toujours pas aux problèmes essentiels de l’avenir de l’humanité. Les architectes sont devenus des dessinateurs de façades, des créateurs d’objets, parfois charmants mais généralement sans souci de l’environnement, du contexte, du rapport avec le bâti ancien. Ces architectes font des monuments à leur gloire. Les problèmes qui se posent à nous sont au demeurant simples. Nous sommes sur une planète toute petite, on le découvre, alors qu’on l’imaginait infinie d’espaces et de ressources. Buckminster Fuller a très bien résumé cette idée en disant que l’humanité habite sur un vaisseau spatial dont les réserves pour être nombreuses sont cependant limitées. Il ne faut donc pas gaspiller ces réserves sinon on mettra en danger la survie de l’humanité. Il y a une sentence chinoise qui dit : « ‘Nous ne sommes pas les héritiers de la terre de nos ancêtres, nous sommes les locataires de la terre de nos enfants’ ». Les architectes devraient avoir cela constamment à l’esprit. Le problème majeur est de conserver la planète en l’état. Le souci des architectes devrait être de s’occuper en priorité du problème d’aménagement de la planète : faire l’inventaire des ressources, participer à toutes les réunions des décideurs en cette matière, oeuvrer à l’élaboration de politiques sérieuses en matière de défense des forêts, de suppression des pollutions. Pour moi, c’est ça l’architecture. Elle commence là. Car si on ne s’occupe pas de ces questions, il n’y aura plus d’architecture, car plus personne pour y penser. Je considère donc que les architectes devraient tous se mobiliser alors que l’on peut constater que depuis longtemps l’urbanisme ne les intéresse pas. A tel point qu’ils se sont laisser déposséder par les ingénieurs des ponts et chaussées. On peut dire d’ailleurs qu’entre 1925 et 1945 on a très peu construit en France. En effet la reconstruction postérieure à la première guerre mondiale s’est faite très vite et les jeunes architectes n’eurent plus ensuite la possibilité de travailler dans les cabinets pour apprendre leur métier. Ils ont donc ronronné sur leurs projets qui étaient superbes, car il faut reconnaître qu’ils savaient très bien dessiner. Par exemple les dessins produits à l’occasion du concours Chenavard, étaient éblouissants. Mais ces architectes ne savaient pas construire et ne s’intéressaient pas à l’urbanisme. Très peu d’architectes s’en occupaient. Aussi, en 1945, au moment de la reconstruction, personne n’était qualifié, compétent pour prendre les choses en main. Aussi les architectes, à cause de cette période catastrophique pour l’enseignement que fut l’entre-deux-guerres, se sont démis de missions essentielles relatives à leur métier. D’abord ils ont abandonné leur rôle social en se limitant à n’être que les avocats de leurs clients et ils sont devenus incapables d’élaborer un programme voire même de le critiquer. Ensuite ils ont oublié que l’architecte devait être également un bon constructeur. Mon maître Auguste Perret nous disait : « Un architecte est un poète qui pense en construction ».
Pierre Lebrun :
Vous avez été l’élève d’Auguste Perret ?
Paul Maymont :
Oui, il avait des formules merveilleuses. Il disait par exemple : « ‘Toute grimace est la promesse d’une ride’ ». Quand Auguste Perret nous voyait faire du mauvais Le Corbusier il devenait fou. Je peux vous raconter une anecdote : un jour je lui avais présenté un projet très inspiré de Le Corbusier. Il s’agissait d’un immeuble destiné à abriter les étudiants d’une résidence universitaire. J’ai donc amené, devant mes camarades, mon projet sur calque. Il m’a regardé et m’a dit : « C’est du Le Corbusier ». J’ai répondu : « ‘Maître, mes allèges sont pleines car j’ai des plans de travail pour les étudiants et cela conduit à une architecture plus horizontale’ ». Ce à quoi il m’a répondu : « Arrangez-moi ça ! ». La semaine suivante je suis revenu avec le même projet parfaitement dessiné, et avec de bonnes proportions. Auguste Perret reconnaissant le projet est devenu rouge de colère, il a pris mon calque et l’a jeté par terre en me disant : « Vous êtes intoxiqué par Le Corbusier ! ». Cette histoire a une suite. Mes rapports avec Auguste Perret se sont par la suite améliorés. Quelques semaines plus tard j’ai eu une discussion avec lui, car j’allais souvent le voir seul à l’agence rue Raynouard. Je l’ai donc interrogé : « Maître lorsque l’on utilise le porte-à-faux, les poteaux se trouvent à l’intérieur, donc logiquement on doit affirmer des horizontales? ». Il m’a répondu par l’affirmative mais ça l’a beaucoup gêné ! A la fin de la correction de ce projet, Auguste Perret nous a regardé, nous étions une centaine rassemblés autour de lui, et il a déclaré : « Ah ! Le Corbusier je lui ai appris à monter à bicyclette et il s’est cassé la figure ! ». Sur ce, il s’est levé, nous a salué et a dit : « A mercredi prochain ! ». Après son départ nous nous sommes réunis en trouvant que « Le Vieux » comme nous l’appelions familièrement entre nous, exagérait de se moquer de cette manière de Le Corbusier. Cela devait se passer en 1948.
En 1960, j’ai rencontré Le Corbusier. Je rentrais du Japon, je lui avais écrit et je voulais avoir son avis sur mes projets d’urbanisme flottant pour Tokyo. Deux jours après réception de la lettre, sa secrétaire m’a téléphoné que Le Corbusier me donnait rendez-vous le samedi matin suivant rue de Sèvres. Ce jour là , c’était la première fois que je me rendais à son agence, il n’y avait qu’un seul dessinateur dans l’immense atelier au fond duquel il y avait une cabane en bois. Cette cabane devait certainement mesurer 2,26 m sous-plafond et environ 3,50 par 3,50 m. J’ai frappé à la porte, Le Corbusier m’a demandé d’entrer et j’ai constaté qu’il avait sous les yeux ma lettre. Sachant qu’il n’aimait pas les architectes j’avais pris soin de ne pas marquer « Paul Maymont architecte » et d’indiquer « Paul Maymont, élève d’Auguste Perret ». Pendant une heure Le Corbusier m’a parlé d’Auguste Perret. A un moment il s’est levé devant moi et m’a déclaré, en mimant la chose : « Auguste Perret, il portait son buste ! ». A un autre moment, il m’a dit : « Ah, c’est dommage, Perret c’était un fainéant ! ». Sous-entendant que c’était quelqu’un d’extraordinaire. A la fin de cet entretien, Le Corbusier s’est plongé dans ses pensées et il a déclaré : « Ah, Perret il m’a appris à monter à bicyclette et je me suis cassé la gueule ! ». A cet instant, j’ai compris que ce qu’avait dit Auguste Perret était vrai ; mais il l’avait dit de telle façon qu’il savait qu’on allait l’interpréter autrement, et j’ai trouvé ça formidable ! J’ai été, durant une fraction de seconde, très tenté de lui raconter et puis j’ai renoncé, pensant que ça allait lui faire de la peine. Ensuite il m’a conduit devant un grand plan de travail où il y avait un livre récemment publié qui traitait de tous les décideurs, de tous les architectes de l’époque. Pour chacun, il a eu un mot terrible, un coup de griffe effrayant et il est arrivé à une très belle photo de Jean Prouvé. Le Corbusier m’a regardé et a dit : « Jean Prouvé : le seul architecte ! ». Alors que l’on venait de passer en revue tous les architectes du moment. C’était extraordinaire.
Pierre Lebrun :
Le Corbusier avant le sens de la formule ...
Paul Maymont :
Il était incisif, percutant, il synthétisait. Par exemple en me montrant le pont de Neuilly, il m’a dit : « ‘Ces imbéciles, ils ont fait de ce pont une bouche et un anus !’ ». On comprend tout de suite. Ensuite je l’ai amené sur mes projets et j’ai évoqué des problèmes techniques et il m’a alors déclaré : « ‘Vous savez, la technique, tout cela ne m’intéresse pas’ ». A ce moment là il est tombé du piédestal où je l’avais placé car même si je pensais qu’il n’était pas compétent j’imaginais qu’il avait compris l’importance de la technique. Je l’ai quitté à deux heures de l’après-midi après trois heures d’entretien. En me quittant, il a eu ce mot très gentil : « ‘Un jour, vous pourrez vous vanter de m’avoir fait rater un déjeuner’ ».
Je reviens à mon propos initial. Les architectes ont oublié qu’il fallait qu’ils soient de bons constructeurs, qu’ils aient su calculer une fois dans leur vie un plancher ou une descente de charge afin de pouvoir dialoguer avec les ingénieurs. Auguste Perret nous disait toujours que nous aurions des bureaux d’études pour nous aider mais qu’il nous faudrait être capables au moment de la conception de connaître les ordres de grandeur, les échelles d’une poutre en béton armé. Auguste Perret insistait beaucoup sur cet aspect et lorsqu’on lui présentait une esquisse il nous demandait : « C’est en quoi ça ? » et il nous fallait décider. Ayant une connaissance technique suffisante dans le domaine des possibles, l’architecte doit être capable dans l’instant, de concevoir en matériau. Paul Valéry, qui était un ami d’Auguste Perret - ils se voyaient tous les mercredi - a écrit ceci : « ‘Nos constructeurs de grandes époques ont toujours visiblement conçu leurs édifices en un seul jet et non en deux moments de l’esprit ou en deux séries d’opérations, les unes relatives à la forme, les autres à la matière. Si l’ on me permet cette expression : ils pensaient en matériaux’ » : C‘ est du Perret !.Voici une autre phrase, très jolie de Valéry : « ‘Celui qui n’a jamais saisi, fusse en rêve, l’aventure d’une construction finie quand les autres voient qu’elle commence, celui qui n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis, ni vu dans l’air limpide une bâtisse qui n’y est pas, celui-là ne connaît pas davantage quel que soit d’ailleurs son savoir, la richesse et la ressource et l’étendue spirituelle qui illumine le fait conscient de construire’ ».
Pierre Lebrun :
C’est la pensée de Perret développée par Valéry. Perret est souvent plus concis.
Paul Maymont :
Auguste Perret n’aimait pas parler.
Voici une autre phrase, cette fois-ci de Montaigne, que l’on peut presque appliquer à Perret : « ‘Il n’est qu’une erreur et qu’un crime vouloir enfermer la diversité du monde dans des doctrines et des systèmes’ ». En effet Perret était un peu trop directif dans son enseignement. Par exemple il s’est très peu intéressé au métal car il considérait qu’il devenait vite obsolète. Ainsi un jour où nous montions ensemble en ascenseur rue Raynouard et que nous regardions la Tour Eiffel, il m’a dit : « ‘Vous voyez, si maintenant on avait à la construire on la ferait en acier inoxydable’ ».
Un architecte doit, en fait, intégrer toutes les techniques, tous les possibles pour être capable de dessiner des détails de construction parfaits, donc d’être apte à diriger le chantier. Il y a un siècle, sur le chantier, l’architecte était plus fort que l’entrepreneur. Il faisait fonction d’ingénieur et d’architecte. Il maîtrisait parfaitement la pierre. Mais durant le XIX° siècle très peu d’architectes ont su s’adapter aux matériaux modernes comme Hector Horeau ou Labrouste. Ils se sont alors fait distancer par les bureaux d’études et les ingénieurs. Maintenant ils n’ont plus le pouvoir. Car les architectes ne sont plus capables d’imaginer pour un édifice le système constructif, sa peau en relation avec le type de fondations. Or le type de fondations et le type de terrain commandent le type de structure. De plus, les architectes qui sont capables de maîtriser ce processus peuvent définir un coût d’objectif donc s’engager sur un prix alors qu’actuellement la plupart s’en remettent aux économistes. Or celui qui tient les finances tient le projet.
En 1960, j’ai rencontré Pierre Sudreau qui était alors ministre de la construction. Je lui ai montré l’ensemble de mes projets d’urbanisme pour Tokyo et les idées que j’avais pour Paris. A un moment de cet entretien il m’a déclaré : « ‘Vos confrères, ils ne savent que ânonner sur leurs façades’ ». Qu’un ministre de la construction ait pu dire cela de ses architectes, c’est terrifiant !.
Pierre Lebrun :
La crainte que l’architecte soit relégué à la conception des façades de bâtiments conçus par des ingénieurs ou des entrepreneurs est une question qui fut évoquée dès le XIX° siècle par Anatole de Baudot dans les conférences qu’il donnait au Trocadéro .
Paul Maymont :
Viollet-le-Duc également était préoccupé par cette question mais les architectes ne veulent pas comprendre !
Pierre Lebrun :
De Baudot imaginait pouvoir rétablir l’autorité technique de l’architecte par une réforme de l’enseignement de l’architecture : l’apprentissage d’un corpus technique regroupant élèves ingénieurs et architectes suivi, pour les futurs architectes uniquement, d’un enseignement de l’architecture.
Paul Maymont :
Tout est là ! l’école ...
Pour en finir avec mon propos initial, les architectes ont donc abandonné la maîtrise de l’économie comme ils ont abandonné leur mission d’urbaniste. Moi-même lorsque j’étais élève d’Auguste Perret, j’allais suivre des cours à l’Institut d’Urbanisme. Mais à cette époque le niveau de cet enseignement était médiocre, il était fait pour les architectes voyers. Parmi les professeurs il y avait déjà André Gutton, Pierre Lavedan donc de très grands enseignants mais ce n’était pas encore une très grande école d’urbanisme. D’ailleurs il n’y a toujours pas, en France, de très grande école d’urbanisme. Bien sûr on dit qu’on fait de l’urbanisme à Sciences-Po ! C’est terrible.
Cela fait qu’il n’y a plus d’urbanisme ni d’architecture digne de ce nom. Il reste quelques objets mais parfaitement incohérents. Par exemple la Très-Grande-Bibliothèque relève d’une architecture décorative, fort sympathique. Les matériaux y sont bien traités mais le parti est fou. Que reste-t-il alors de l’architecture? Rien... Inutile même de parler de l’Opéra de la Bastille ou de l’Arche de la Défense dont l’architecture n’a aucun sens, ce n’est ni une porte, ni un arc de triomphe, c’est simplement un geste.
J’en reviens à la question de l’enseignement. J’ai souffert, à l’Ecole des Beaux-Arts, qu’Auguste Perret, qui était membre du jury, n’était pas compris. Très souvent en arrivant à l’atelier alors que nous avions dans les mains le programme d’un projet que nous venions de recevoir et qu’il avait aussi, il nous déclarait : « Alors, les enfants, vous êtes d’accord pour faire des « fours ?». En effet Perret savait que nos projets allaient être influencés par sa doctrine et qu’au mieux nous n’obtiendrions qu’une petite mention. Car pour ses confrères Auguste Perret était perçu essentiellement comme un entrepreneur alors qu’il s’agit du plus important architecte français de l’époque même si le plus grand de tous est à mes yeux F.L. Wright. Wright est en effet beaucoup plus humain, plus de son temps, beaucoup plus poétique. Perret est encore très classique, très raide, très bourgeois.
Pierre Lebrun :
Perret ambitionnait de renouer à travers le béton armé avec la tradition classique.
Paul Maymont :
Voilà ... Il faut cependant reconnaître que Mansard était un très grand architecte, pour le monumental essentiellement. Après la mort d’Auguste Perret en 1954, je suis encore resté six mois à suivre l’enseignement dispensé par Paul Herbé. Je me souviens de ce mot de ce dernier : « ‘Tu vois, m’avait-il dit, nous avons cassé la rue’ ». S’il revenait maintenant je lui répondrais que nous aurions mieux fait de ne pas la casser !
Un jour Paul Herbé m’a affirmé que j’en savais désormais suffisamment pour aller préparer le Grand Prix de Rome chez Eugène Beaudouin. Eugène Beaudouin était un architecte qui me plaisait depuis longtemps. En effet j’ai été étudiant à Marseille entre 1934 et 1944 et E. Beaudouin est arrivé à Marseille en 1941 - 42 pour s’occuper du Vieux-Port. Or j’avais un ami qui était étudiant en philosophie et qui, en même temps, allait suivre ses cours. Tous les soirs cet ami me racontait ce que Beaudouin avait dit, et cela m’emballait.
On peut ainsi dire que je suis un des premiers élèves par procuration d’Eugène Beaudouin. D’ailleurs si celui-ci avait eu un atelier à Paris quand je suis arrivé pour poursuivre mes études d’architecte, je crois que j’aurais hésité entre m’inscrire chez lui ou chez Perret. Mais il se trouve que j’ai alors rencontré Valentin Vigneron, un ancien élève du Palais de Bois qui m’a fait aimer Auguste Perret. C’est à lui et à Paul Picot qui dirigeait alors la Maison des étudiants des Beaux-Arts que je dois de m’être tourné vers Perret. J’étais allé voir Paul Picot, c’était juste après la fin de la guerre en 1945, pour lui faire part de mes hésitations concernant l’atelier dans lequel je devais m’inscrire. Il m’avait affirmé que le choix était simple et dépendait de mon ambition : « Si tu veux être Grand Prix de Rome, m’avait-il dit, tu choisis immédiatement l’atelier Pontrémoli-Leconte. Il y a là des jeunes que je connais bien : Zehrfuss, Camelot, De Mailly qui rentrent de captivité. Avec eux il règne dans cet atelier une ambiance d’école formidable. Quant à Eugène Beaudouin, tu l’oublies car il est enseignant à Genève. Mais il reste Auguste Perret dont l’atelier a été créé il y a six mois. Perret est un constructeur, chez lui tu apprendras à construire, à être un architecte ». Je répondis immédiatement : « ‘Je veux être un architecte ! Je choisis Perret’ ».
Après avoir quitté l’école, je suis resté quatre années chez Eugène Beaudouin à m’entraîner aux grands concours. Je garde un souvenir merveilleux de Beaudouin, c’était un grand patron. Il avait une force peu commune. Je crois que je suis le seul à posséder un croquis de correction de sa main. Il corrigeait toujours oralement, alors que la tentation c’est bien évidemment de corriger avec le crayon, ce qui est plus facile.
J’ai été diplômé très tard en 1957. J’ai donc passé une dizaine d’années à l’école puisque j’y suis rentré en 1946. Par conséquent je connaissais tout ce qui manquait à l’école.
Cependant en 1954 j’avais obtenu avec mon ami Roland Schweitzer à Berlin, le premier prix dans le cadre d’un concours ayant pour sujet la conception d’une cité universitaire. Roland Schweitzer me téléphona un jour pour me signaler que Raymond Camus inventeur d’un procédé de préfabrication lourde et pour lequel travaillait aux Houillères de Lorraine deux de nos amis, De Barry et Rosier, lançait un concours et souhaitait qu’ils y participent. R. Schweitzer me demanda si j’était intéressé à m’associer à ce concours. Nous avions six mois pour préparer notre projet. Nous avons arrêté un parti qui était très bien mais qui était très classique. Je répétais sans arrêt à mes copains que ce qu’on avait trouvé était très bien mais qu’il y avait autre chose, bien qu’étant incapable de concrétiser cette affirmation, ce qui les agaçait. Huit jours avant le rendu je persistais dans mes recherches tout en continuant à dessiner les façades, les plans du dossier qui était très complet, la nuit du rendu qui était fixé le jeudi à midi, donc le mercredi soir vers les vingt-deux heures, brusquement, sous la pression de la charrette, j’ai trouvé. Je l’ai annoncé à mes amis qui se sont assemblés autour du petit croquis que j’avais dessiné. Devant l’évidence de ce parti, ils m’ont déclaré que j’étais un « beau salaud » mais beaux joueurs ils ont décidé de terminer seuls le projet initial et, sachant que je dessinais très vite, ils m’ont laissé sortir mon parti au crayon tout au moins suffisamment pour qu’il soit percutant, alors qu’on devait le rendre à l’encre.
Il parait que le lendemain, Raymond Camus a examiné tous les projets qui étaient disposés dans une grande salle et parmi lesquels il y avait ceux des jeunes de l’époque comme Claude Parent, et qu’immédiatement, en désignant mon travail, il a dit : « C’est celui là », alors que nous aurions du être hors concours. Cela nous a permis de construire 1 850 logements autour de Paris.
En 1958, on me proposa une bourse d’étude pour l’Université de Kyoto. Il m’a fallu une année pour fermer mon agence, car j’avais déjà pas mal de travaux en cours, et je suis parti pour le Japon. Arrivé là-bas, j’ai montré avec fierté l’ensemble du dossier que j’avais emporté avec moi. On m’a rapidement fait observer que mon système de construction, au vu des risques de tremblement de terre, n’était valable que pour des bâtiments de deux ou trois étages. Or, avant mon départ, j’avais construit une villa pour un client à Herblay près de Paris et celui-ci, sachant que j’aillais partir, m’avait dit que j’aurais ainsi la chance de visiter l’Impérial Hôtel de Tokyo de F. L. Wright qui était une construction flottante. Je m’étais donc intéressé à ce système de construction. Wright, afin d’atténuer les vibrations sismiques, avait eu l’idée d’enlever sous son bâtiment le sol naturel rigide et de le remplacer par de la vase sur laquelle reposait un système de semelles filantes reliées entre elles. Après le grand tremblement de terre de 1923, F. L. Wright avait reçu un télégramme où on le félicitait car son immeuble était un des seuls qui avait résisté. Au mois d’août 1959 je me trouvais à Osaka et j’y ai vu un immeuble en chantier pour lequel le sous-sol prévu devait se composer de cinq à six niveaux. Le problème qui se posait aux architectes était d’annihiler la poussée d’Archimède, en chargeant et en ancrant le bâtiment. J’ai alors pensé qu’il aurait été plus simple de le laisser flotter. Or, à ce moment là, fut lancé un concours pour un grand centre culturel à Kyoto. J’ai ainsi commencé à étudier un projet avec une fondation flottante ; une sorte de coque en béton flottant sur un lac artificiel. Et puis poursuivant ma réflexion, un jour que j’étais dans ma baignoire, j’ai brusquement pensé que j’avais trouvé la solution : une cloche à air résolvait le problème ! (rappelons cependant que l’ingénieur Jean Bertin venait de lancer son train à coussin d’air, l’idée était en quelque sorte dans l’air du temps). Je me suis donc précipité dans ma cuisine, j’ai relié sept verres entre eux, je les ai mis dans ma baignoire, et avec la main, j’ai simulé un épicentre sous le dispositif. J’ai ainsi constaté que le matelas d’air était comprimé. Immédiatement j’ai donc modifié mon projet en dessinant de grands flotteurs qui avaient deux cent mètres de côté décomposés en alvéoles. Rentré en France, le professeur Yves Rocard, père de Michel Rocard et concepteur des amortisseurs de la 2 CV Citroën, a calculé mon procédé et m’a affirmé qu’avec un matelas d’air d’un mètre d’épaisseur mon bâtiment était à l’abri de tous les tremblements de terre connus. Afin de maintenir une pression constante dans les différentes alvéoles, il suffisait de pouvoir y injecter un peu d’air par un réseau de canalisations. J’ai pris un brevet fin 1959 et, curieusement, cela n’a toujours pas été réalisé. En effet, les autorités japonaises trouvaient mon système intéressant mais elles estimaient que leurs procédés apportaient tout satisfaction. Cependant le tremblement de terre de Kobé oblige à de nouvelles interrogations.
Pierre Lebrun :
Avez-vous maintenu des contacts avec le Japon ?
Paul Maymont :
Oui, je compte m’y rendre de nouveau bientôt. Donc avec ce procédé j’avais résolu le problème d’un terrain artificiel asismique. Cela m’a permis de concevoir le projet d’une ville flottante et mobile pour Tokyo et pour toutes les villes du monde. Cela m’a conduit à réaliser le projet d’une ville asismique pour la Principauté de Monaco qui a failli être édifiée.
Pierre Lebrun :
Ce projet a été reproduit dans plusieurs ouvrages de Michel Ragon
Paul Maymont :
Oui c’est cela. Aristote Onassis était d’accord pour réaliser ce projet. Il m’a annoncé qu’il financerait 10 % du coût de la construction et que la simple annonce de son engagement suffirait à provoquer la participation d’autres investisseurs. Cela se passait en 1962. Puis quelques temps plus tard il m’a téléphoné pour m’annoncer que mon projet ne pourrait pas voir le jour car ses relations avec le Prince Rainier s’étaient dégradées et qu’il avait pris la décision de quitter la Principauté. Onassis avait compris que le prix du sol qu’il aurait fallu acquérir pour construire l’équivalent des 150.000 m² de plancher de mon projet correspondaient à son coût de construction. J’en étudie actuellement un nouvelle version. Mon projet initial était situé à proximité de Menton à la frontière où les fonds marins sont à 40 mètres de profondeur. Trois points de remblai suffisaient pour échouer ma ville flottante. Le projet que j’étudie actuellement est localisé du côté du quartier de Fontvieille où les fonds se situent entre 70 et 100 mètres de profondeur. Cela nécessite donc une tout autre construction. D’autre part mon projet initial devait être réalisé d’un seul geste, alors que celui sur lequel je travaille aujourd’hui doit pouvoir se réaliser par tranches. En effet, il faut tenir compte de l’effondrement de l’immobilier et de prendre le minimum de risques.
Quand je suis arrivé à Tokyo, je connaissais bien l’ambassadeur de France. Je l’ai rencontré et je lui ai exposé mes projets. Il m’a présenté un ingénieur-général de la Marine, Gaston Dolet, qui avait conçu avant guerre de grands bateaux de guerre comme Le Richelieu. Après avoir examiné mon procédé de fondations asismiques, il a affirmé à l’ambassadeur de France que ma démarche était parfaitement fondée et qu’il fallait que je retourne à Paris pour mettre mon projet au point avec l’aide d’ingénieurs comme Eugène Freyssinet. L’étude de la mise au point a débuté mais à ce moment là les japonais nous ont fait comprendre qu’ils ne souhaitaient pas que l’on se mêle de leurs affaires.
Cependant depuis je n’ai pas cessé de poursuivre mes recherches ce qui m’a conduit à mettre au point de nombreux systèmes constructifs.
Pierre Lebrun :
Vous avez non seulement conçu ces projets de villes flottantes comme celui destiné à Monaco mais vous avez aussi abordé la question de l’urbanisme souterrain sans oublier vos projets d’habitat lunaire, dont certains dessins ont été reproduits dans les ouvrages de Michel Ragon et qui mentionnent la collaboration de l’ingénieur René Sarger.
Paul Maymont :
Non c’est une erreur, je n’ai jamais travaillé avec René Sarger. En revanche sur ce type de projet j’ai collaboré avec l’ingénieur David Jawerth, à Stockholm, qui avait réalisé les calculs.
Pierre Lebrun :
Dans quel cadre avez vous conçu ce projet d’habitat lunaire ?
Paul Maymont :
Dans le cadre d’un brevet que j’ai d’ailleurs pris seul.
Pierre Lebrun :
Lorsque vous concevez ce projet d’habitat lunaire, ou celui d’une ville climatisée dans le désert, vous renversez l’un des principes de la conception architecturale traditionnelle, en attachant vos constructions au sol au lieu des fondations traditionnelles.
Paul Maymont :
Oui c’est cela. Car du fait de l’allégement des matériaux le poids de ces constructions devenait infime et il fallait donc prévoir un ancrage travaillant en traction. C’est ce principe que j’ai appliqué dans la conception de mes cellules juxtaposables et superposables.
Pierre Lebrun :
Le climat des années 50, où se développe la conquête de l’espace sur fonds de rivalité entre USA et URSS, a-t-il eu une influence sur vos recherches ?
Paul Maymont :
Pas du tout. Le projet de ville astrale je l’ai élaboré avant que l’on aille sur la lune. J’avais essayé d’imaginer les contraintes engendrées par un sol très pulvérulent. Mais actuellement on concevrait cela autrement, on chercherait au contraire à s’enterrer.
Pierre Lebrun :
Comment vous situez-vous par rapport à Paul Virilio et en particulier quant à l’influence qu’a eu sur sa pensée l’expérience de la seconde guerre mondiale puis de la guerre froide ?
Paul Maymont :
Pour moi Paul Virilio est quelqu’un qui parle très bien mais ses idées sont du vent. Quant à moi j’estime qu’il y a des problèmes à résoudre et que je n’ai rien à faire de savoir ce qui s’est produit avant, sauf sur le plan technique. Par exemple savoir pourquoi un blockhaus a résisté. Mais se préoccuper des formes c’est sans intérêt.
Pierre Lebrun :
Avez vous eu des contacts avec les animateurs de la revue L’Art Sacré ?
Paul Maymont :
Oui j’ai connu le père Couturier, le père Régamey, le père Avril.
A propos d’architecture religieuse le croquis de correction d’Eugène Beaudouin que je possède et dont j’ai parlé précédemment, avait été fait sur un projet d’église réalisé dans le cadre d’un cours d’art monumental à l’école des Beaux-Arts, en 1955. J’avais dessiné une église ronde avec un autel situé sous le clocher central. Andrault et Parat participaient également à ce concours et longtemps après, au début des années 60, ils ont réalisé leur projet de basilique pour Syracuse qui, je pense, dénote mon influence.
Je reviens à mes réflexions sur l’enseignement. En 1964, je crois, André Remondet qui avait été l’assistant d’Auguste Perret et qui était enseignant dans l’ancienne école des Beaux-Arts dans ce qu’on appelait le groupe « B », car il y avait trois groupes « A » « B » et « C » traversés par des clivages politiques, et le groupe « B » était, disons plutôt centriste ou modéré ce qui correspondait à ma position, André Remondet donc m’a demandé de devenir son assistant. Après quelques hésitations, je suis resté. Je me suis alors rendu compte que l’école que j’avais quittée en 1957 n’avait absolument pas évolué. Je me suis donc dit qu’il n’y avait plus rien à faire dans cette école et qu’il fallait donc en créer une autre. J’ai alors élaboré le programme d’une grande école d’architecture, une école dont le concours d’entrée aurait été plus dur que celui de l’Ecole Polytechnique mais sur d’autres matières afin que les meilleurs cerveaux n’aillent plus uniquement vers les techniques et les sciences. La Fédération du Bâtiment, avec qui j’avais pris contact, était d’accord pour accueillir cette école qui devait donc former des ingénieurs de la construction, pour lesquels il n’existe pas d’école spécifique, former des architectes et former des décideurs. Il devait donc y avoir un tronc commun d’une ou deux années pour que se créent des équipes.
Pierre Lebrun :
Vous vous inscriviez dans l’esprit du projet de réforme de l’enseignement de l’architecture d’Anatole de Baudot.
Paul Maymont :
Oui, tout à fait. J’ai donc expliqué aux élèves de l’Ecole des Beaux-Arts à qui j’enseignais, que j’était en train de créer une nouvelle école. Cela se passait en 1968. Lorsque le mouvement de mai s’est déclenché cette année-là, mes élèves m’ont dit que l’ont pouvait tenter de mettre en oeuvre cette nouvelle école tous ensemble dès à présent et j’ai donc élaboré un manifeste. Pratiquement ce projet s’est traduit, après six années de bataille avec le Ministère, à ce que des étudiants en architecture volontaires puissent préparer parallèlement un C.A.P. de maçonnerie-béton armé ou de charpenterie. Ils sont actuellement 250 à avoir suivi ce cursus.
Pierre Lebrun :
Cela fait penser à l’apprentissage auquel Auguste Perret avait du se plier dans l’entreprise paternelle.
Paul Maymont :
Oui absolument. Je continue de me battre pour atteindre mon objectif qui est de créer un C.A.P. spécifique d’architecte qui comporterait l’apprentissage des procédés de mise en oeuvre les plus caractéristiques de chaque corps de métier. Car le jour où l’architecte pourra démontrer manuellement ce qu’il veut réaliser alors il sera réellement le chef sur le chantier. J’estime en effet que pour inventer il faut absolument avoir un contact avec le réel.
Pierre Lebrun :
Je voudrais revenir à la question des églises mobiles, démontables comme cela fut évoqué en particulier par la revue L’Art Sacré durant les années 50–60.
Paul Maymont :
Selon moi la plus belle église c’est une forêt où l’on se réunit comme les druides devaient le faire. Dieu est partout, alors pourquoi vouloir le confiner dans une boite ? A mon sens il y a suffisamment d’églises. Si l’on veut envisager de nouveaux lieux de culte on peut songer aux grottes, aux tentes.
Après tout une tente de crique peut très bien servir d’église qui est d’abord un lieu où l’on se réunit. Plusieurs de mes étudiants ont étudié des cirques mobiles qui pourraient faire des églises merveilleuses. Moi-même j’ai dessiné un projet d’église que je n’ai encore jamais publié et qui date de 1960. La structure de cette église est composée de mats qui supportent un vélum en toile ou en plastique. L’idée de cette église m’est venue en réfléchissant à l’église de Niemeyer à Brasilia qui n’est pas fermée. J’ai pensé que la forme était belle mais qu’il ne s’agissait pas encore d’une architecture. J’ai voulu montrer qu’on pouvait réaliser une structure cohérente. Perret disait que dans la conception d’un bâtiment on doit pouvoir arriver à un point où l’on ne doit plus pouvoir ajouter ou retrancher quoi que ce soit. C’est le cas dans ce projet d’église.
Pierre Lebrun :
Y-a-t-il eu des monographies réalisées sur vos travaux ?
Paul Maymont :
Non, rien. J’ai essayé de publier certains projets qui sont importants sur le plan technique, projets étudiés et, calculés et que l’on pourrait construire, mais cela n’a pas abouti, ça n’intéresse pas les éditeurs.