Interview de Hans-Walter Müller, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Le 3 décembre 1997

• Pierre Lebrun :
  Dans le tome III de son Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes publié en 1986 et intitulé « prospective et futurologie » Michel Ragon vous consacre une place importante.
  
  Hans-Walter Müller :
  Oui je le connais bien. Je connais aussi les autres créateurs mentionnés dans cet ouvrage. Paul Maymont vient, encore maintenant, me rendre visite. Je connais également Yona Friedman et j’ai bien connu Nicolas Schöffer.
  
  P. Lebrun :
  Vous êtes lié à l’art cinétique .
  
  H.-W. Müller :
  Oui exactement. Je faisais partie des artistes cinétiques et d’ailleurs j’ai exposé en 1967 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris dans le cadre de l’exposition « Lumière et Mouvement » qui m’a permis d’avoir des commandes et de gagner ma vie par moi-même.
  
  P. Lebrun :
  On a parlé beaucoup de l’architecture gonflable dans les années 60 - 70. La crise des valeurs de progrès qui marque la création architecturale depuis cette époque a-t-elle eu une incidence sur votre travail ?
  
  H.-W. Müller :
  Non pas du tout, je suis plutôt un rescapé de ces années et ma production a plutôt gagné de la valeur. Je suis resté têtu, j’ai persévéré dans ma voie car cette idée d’architecture gonflable demande une vie de recherche et n’est pas si superflue qu’on pourrait le croire. Aussi je me suis retiré et j’ai approfondi mes réflexions et ce n’est pas encore fini ! Je suis très content d’avoir pris cette décision. J’ai conscience que la permanence est quelque chose d’important même lorsque cela concerne les plus petites choses.
  
  P. Lebrun :
  Pour en venir à ma réflexion sur les églises mobiles, démontables, vous avez vous-mêmes réalisé une église gonflable à Montigny-lès-Cormeilles en 1969. Pourriez vous me parler des circonstances qui vous ont conduit à concevoir ce lieu de culte extraordinaire ?
  
  H.-W. Müller :
  A cette époque je réalisais déjà des structures gonflables. La commune de Montigny-lès-Cormeilles ne possédait pas d’église, les cultes se déroulaient dans une sorte de hangar, et elle souhaitait construire une église. Par l’intermédiaire de relations j’ai rencontré le curé qui m’a demandé de venir à l’occasion d’une fête paroissiale qui fut très animée. Par la suite comme j’aime que mes interventions soient liées à des événements extraordinaires j’ai fait savoir à ce curé que je souhaitais réaliser une église gonflable charge à lui d’y faire la messe. Ce projet a donc été accepté et l’église a très bien fonctionné durant un seul week-end, comme prévu. Deux cent personnes environ ont assisté à la messe. Au point le plus haut de mon église gonflable, au centre de la croix translucide qui surplombait l’autel, j’avais mis de l’eau. De l’eau au ciel, de manière un peu symbolique.
  
  P. Lebrun :
  Qui en a financé la réalisation ?
  
  H.-W. Müller :
  C’est moi-même qui l’aie payée. Porté par ma passion pour le gonflable je l’ai réalisée moi-même car durant cette période on ne pouvait ni espérer vendre ces constructions gonflables ni même demander à quelqu’un de les faire pour vous. J’ai donc réalisé cette église comme j’ai réalisé jusqu’à aujourd’hui quasiment toutes les autres constructions gonflables que j’ai projeté exceptées celles de très grande taille. Mais même dans le cas de très grands gonflables je réalise moi-même certains éléments parmi les plus particuliers et les plus délicats. Je possède tous les outils nécessaires pour réaliser mes structures en particulier une machine à haute fréquence. J’ai ainsi réalisé des volumes couvrant des surfaces de 3.000 m².
  
  P. Lebrun :
  Cette église gonflable a du surprendre les paroissiens de Montigny-lès-Cormeilles ?
  
  H.-W. Müller :
  D’abord cela les a surpris ensuite ça les a passionné car ce qui est insolite attire toujours un peu les gens. Cela m’arrive toujours. Ainsi si je m’installe sur une place, ça fait un peu l’effet d’un cirque et cela attire les visiteurs. Ce qui est formidable avec les constructions gonflables c’est que l’on travaille sur les notions d’apparition et de disparition. C’est un peu ma philosophie. Les choses apparaissent et disparaissent et cela crée un émerveillement. Une fois replié le volume de la construction gonflable est très petit, l’église de Montigny-lès-Cormeilles tenait dans une valise, et c’est surprenant pour les spectateurs. C’est pour cela que j’ai réalisé des théâtres itinérants. J’en ai fait douze et certains fonctionnent depuis quatorze ans. Le faible encombrement de ces théâtres une fois repliés permet aux troupes de voyager avec. C’est cette même idée que j’avais pour l’église de Montigny-lès-Cormeilles. D’ailleurs les journaux qui ont relaté cet événement montraient un curé partant avec son église sur sa bicyclette. Cette église a beaucoup fait parler d’elle et il y a eu de nombreux articles dans la presse.
  
  P. Lebrun :
  La réalisation de cette église date de 1969. Le Concile Vatican II s’est achevé quatre ans plus tôt. Le curé avait-il, en acceptant votre projet, le sentiment de répondre aux préoccupations conciliaires ?
  
  H.-W. Müller :
  Trop de temps s’est écoulé depuis mes discussions avec le curé de Montigny-lès-Cormeilles. Je ne peux pas vous l’assurer.
  
  P. Lebrun :
  Mais vous même en concevant cette église gonflable aviez-vous la préoccupation de concevoir une église modeste qui par son coût et son matériau ne s’inscrirait pas dans la tradition architecturale ?
  
  H.-W. Müller :
  Après la guerre je me suis intéressé aux églises provisoires de l’architecte Otto Bartning. Il avait conçu une église en bois dont il a installé une trentaine d’exemplaires en Allemagne. Ensuite j’ai visité les églises de Rudolph Schwarz et de Dominikus et Gottfried Böhm et naturellement les réalisations de Le Corbusier. Naturellement j’ai toujours été intéressé par les lieux de culte aussi bien catholiques que protestants et par la possibilité d’élargir leur utilisation comme par exemple pour la tenue de concerts. Il me semblait que des gens pouvaient ainsi découvrir l’église par le biais d’une manifestation culturelle.
  
  En effet mon opinion en tant qu’architecte et urbaniste, a toujours été qu’il ne faut pas trop spécialiser un lieu. L’église constitue un lieu dont il se dégage une magie qui est exceptionnelle non seulement en tant que sujet d’architecture mais dans la vie. Mon travail sur le gonflable m’a permis d’expérimenter l’influence psychologique de l’espace. J’étais ainsi capable de faire un lieu assez semblable aux caractéristiques des anciennes églises avec le choeur et la nef, les changements de hauteur, le clocher.
  
  P. Lebrun :
  Vous disiez que vous avez rencontré Le Corbusier pouvez vous préciser dans quelles circonstances.
  
  H.-W. Müller :
  J’ai connu un de ses amis, l’historien d’art Maurice Besset premier directeur de la Fondation Le Corbusier dont il mettait en ordre à la fin de sa vie les oeuvres et les dossiers. Maurice Besset m’a emmené rue de Sèvres, je lui ai montré des croquis mais je ne lui ai pas beaucoup parlé, j’étais trop timide !
  
  P. Lebrun :
  Avez-vous des relations avec les dominicains qui animaient la revue L’Art Sacré ? En effet cette revue a encouragé la création d’églises nomades, démontables comme celles qu’a réalisé Jean Prouvé.
  
  H.-W. Müller :
  Non j’ai connu Jean Prouvé mais bizarrement je ne connaissais pas ses églises alors que j’ai construit avec Emile Aillaud en 1969 l’église Notre-Dame de Forbach dans le quartier du Wiesberg. En effet j’ai travaillé trois ans chez Aillaud, ce fut mon dernier emploi avant d’être indépendant.
  
  P. Lebrun :
  La construction gonflable constitue une approche de l’architecture qui prend le contre pied de beaucoup de notions classiques. Au lieu des connotations stylistiques, à la place du monument qui pèse sur ces fondations et qui s’ancre dans l’histoire jusqu’à atteindre au stade sublime de la belle ruine l’architecture gonflable fait référence à la vie organique, s’attache au sol, apparaît et disparaît quasiment instantanément. L’immatérialité de l’air permet d’échapper à la dégradation.
  
  H.-W. Müller :
  En effet, l’architecture gonflable fonctionne sur la base d’une légère suppression. Cette pression se répartit sur chaque cm² de l’enveloppe et avec très peu d’énergie on obtient de très grandes tensions. Ce fonctionnement se fonde sur des règles qui régissent la physique des fluides et notre corps fonctionne sur ces mêmes principes. La nature construit comme cela, elle ne construit pas comme nous construisons actuellement. Cependant il faut préciser que l’architecture gonflable n’a été possible techniquement qu’à partir des années 1940 parce qu’antérieurement il n’existait pas de matériaux qui étaient étanches à l’air.
  
  La beauté de l’architecture gonflable résulte de sa fragilité. Tout ce qui est fragile est beau. La construction gonflable n’a pas d’épaisseur. Si on enlève la peau il ne reste quasiment rien. J’estime également que l’architecture gonflable est proche de l’art cinétique. Je fais de l’architecture gonflable parce que sa matière est aussi immatérielle que la lumière. D’ailleurs je me suis servi et je continue d’employer la construction gonflable comme support d’images projetées car cela permet d’avoir un écran qui vous entoure. Je réalise également des projections d’images aux Baux-de-Provence dans la « cathédrale d’images »; anciennes carrières de pierres dans lesquelles les murs disparaissent derrière l’image projetée.
  
  P. Lebrun :
  Votre travail fait penser aux projections colorées réalisées par Roger Tallon en 1962 dans la sculpture habitable d’André Bloc.
  
  H.-W. Müller :
  Oui d’ailleurs j’étais présent et à cette occasion j’ai rencontré l’architecte Hans Scharoun
  
  P. Lebrun :
  Vous habitez sur un aérodrome privé. Est-ce à dire que vous pilotez un avion ?
  
  H.-W. Müller :
  Hélas je n’ai plus de temps pour voler, ni pour aucune distraction. Je n’ai de temps que pour travailler car non seulement je conçois et je réalise mais je vais sur place vérifier si mes idées sont justes, contrôler même les petits détails. Cela m’intrigue tellement que je photographie et je filme la structure gonflable dans son environnement.
  
  P. Lebrun :
  Je suis également intrigué par les abris gonflables que l’on voit reproduit dans l’ouvrage de Michel Ragon sur la prospective architecturale, pouvez-vous m’en parler ?
  
  H.-W. Müller :
  C’était fantastique. Il m’est arrivé d’en distribuer une trentaine avec une bouteille de vin et j’ai rencontré des clochards extraordinaires. L’année dernière encore, j’ai voulu en distribuer mais ne n’est plus possible car la police intervient. J’avais apporté des améliorations à ces abris en employant des matériaux plus isolants. C’était une initiative que j’avais mis en place seul.
  
  P. Lebrun :
  Vous me disiez que vous avez connu Nicolas Schöffer, avez vous travaillé avec lui ?
  
  H.-W. Müller :
  Non mais j’ai participé à l’organisation avec Pierre Faucheux de l’exposition « Lumière et Mouvement » au M.A.M. où j’exposais moi-même et qui a tourné ensuite en Hollande en Angleterre. Par la suite j’ai rencontré d’autres artistes cinétiques Vasarely bien sûr, mais aussi Frank Popper, Hugo Rodolfo Demarco, par exemple. Ce fut un grand moment pour moi.
  
  P. Lebrun :
  Lorsque vous parlez de l’architecture gonflable vous faites référence au monde organique, c’est une position qui est en rupture avec la conception architecturale académique.
  
  H.-W. Müller :
  Oui car je pense que les nouveaux matériaux d’aujourd’hui nous ouvrent des capacités que nous sommes parfois capables d’intégrer dans nos conceptions. Comme l’a dit Abélard « Nous sommes des nains perchés sur des épaules de géants, et pouvons voir plus loin qu’eux ». Il ne faut pas que la tradition se réduise à une image superflue. Il faut vivre la tradition dans son essence, à ce moment là l’image peut changer. Si on vit l’architecture profondément, si on sait ce qu’est l’architecture, et très peu de gens le savent, on peut rencontrer l’espace sous différentes apparences, différents matériaux. Aujourd’hui si l’architecture est tellement pauvre c’est que nous sommes dans une période purement décorative où c’est l’apparence qui prime.
  
  P. Lebrun :
  Est-ce que vous avez été conduit à enseigner ?
  
  H.-W. Müller :
  Oui, j’enseigne occasionnellement et je suis entouré en permanence d’étudiants qui vivent parfois chez moi, qui m’aident beaucoup, avec lesquels j’ai beaucoup d’échanges. Même si je suis quasiment un moine retiré dans sa cellule !
  
  P. Lebrun :
  Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?
  
  H.-W. Müller :
  J’ai un projet en cours de réflexion sur le cirque avec Pierre Etaix.
  
  P. Lebrun :
  Vous avez vous-même été marionnettiste et prestidigitateur. D’ailleurs l’illusionnisme n’a-t-il pas à voir avec le gonflable, apparition et disparition comme vous disiez tout à l’heure ?
  
  H.-W. Müller :
  Oui, souvent je dis que la construction gonflable est plutôt une pratique de prestidigitateur que d’architecte. J’estime que dans la vie il faut toujours faire un terrible effort pour entraîner les gens dans un monde qui sorte du quotidien c’est vrai pour la prestidigitation et vrai pour l’architecture.