Interview de Jacques Prioleau, architecte. Messigny, le 5 mars 1998

• Pierre Lebrun :
  Vous avez réalisé deux églises transformables l’une à Dijon l’autre à Creil. Mais avant de parler de ces édifices pouvez vous expliquer comment vous avez été conduit durant votre carrière d’architecte à réaliser ou à aménager de nombreuses églises.
  
  Jacques Prioleau :
  J’ai effectué mes études à Paris à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de 1942 à 1947. Ensuite après avoir travaillé, fait la place comme nous disons, chez des architectes parisiens, j’ai décidé, en 1948, de me mettre à mon compte. En Normandie débutait les chantiers de reconstruction consécutifs aux destructions liées à la libération. J’ai donc décidé de m’installer à Saint-Lô car il y avait du travail pour ceux qui acceptaient de quitter Paris. Comme j’étais jeune diplômé et célibataire c’était très facile pour moi. D’autre part Hilt mon chef d’atelier de l’Ecole des Beaux-Arts, qui avait été nommé architecte-en-chef de la reconstruction de Saint-Lô, encourageait ses anciens élèves à le suivre. Enfin ma mère était originaire de Cherbourg et j’avais donc un peu de famille dans la région. Cela constituait donc trois éléments favorables à mon installation à Saint-Lô. D’ailleurs, je n’étais pas le seul élève de l’atelier Hilt qui l’avait suivi dans cette ville et je ne me retrouvais donc pas isolé.
  
  Installé à Saint-Lô j’ai commencé à y travailler dans des conditions un peu spartiates. On m’avait prêté une chambre dans un baraquement j’avais amené une moto et j’ai débuté comme ça. Un peu à la fois je me suis fait connaître et deux années après mon arrivée, en 1950, le maire d’Agneaux, petite ville proche de Saint-Lô, m’a demandé de m’occuper des bâtiments de sa commune et notamment de la reconstruction de l’église qui avait été détruite aux trois-quarts par les bombardements. Je me suis donc attaché à étudier ce projet dont le chantier a démarré en 1951 et qui en 1952 se trouvait dans sa phase d’achèvement.
  
  A cette époque les pères Cocagnac et Capellades prêchaient une retraite chez des religieuses à Coutances. Or l’église d’Agneaux est située à proximité de la route reliant Saint-Lô à Coutances. Passant à proximité de ce chantier les pères se sont arrêtés et se sont renseignés sur l’architecte qui en était le maître d’oeuvre. C’est ainsi que suis rentré en contact avec les animateurs de la revue dominicaine L’Art Sacré qui publia quelques temps après un compte-rendu sur la reconstruction de cette église. Je dois préciser que lors de leur passage je les avais interrogés sur des artistes dont j’avais vu les oeuvres reproduites dans l’Art Sacré et qui me plaisaient beaucoup, notamment le sculpteur Philippe Kaepellin et Léon Zack. Les pères Capellades et Cocagnac m’ont communiqué leurs adresses et mis en relation avec eux.
  
  Ainsi j’ai eu la chance d’avoir, jeune architecte installé depuis seulement deux ans, en chantier la construction d’une église, de rencontrer les responsables d’une revue qui jouait un rôle important dans la diffusion de l’art sacré contemporain et par ce biais de faire la connaissance d’artistes de valeur. Et depuis, c’est à dire pendant quarante ans, je n’ai pas cessé de m’occuper d’architecture religieuse.
  
  Les articles publiés par l’Art Sacré à propos de l’église d’Agneaux m’ont probablement aidé à me faire connaître dans les diocèses où se posait la question de la reconstruction d’édifices cultuels, comme c’était le cas pour le diocèse de Coutances. Ainsi dans l’espace de quelques années, outre Agneaux j’ai réalisé la reconstruction de l’église de la Chapelle-en-Juger, l’aménagement de l’abbaye bénédictine Notre-Dame de Protection à Valognes, l’aménagement de la chapelle de l’évêque de Coutances et la construction de l’église de Donville dans la Manche.
  
  A la fin des années 50 la reconstruction de Saint-Lô était bien avancée, quasiment achevée, mes confrères et amis commencèrent à rejoindre la région parisienne. Craignant de ne plus avoir suffisamment de travail je décidais alors de quitter la Normandie pour rejoindre la Bourgogne où se trouvait ma belle-famille. Je me suis donc installé à Dijon où j’exerce encore.
  
  Peu avant de quitter Saint-Lô le sculpteur Philippe Kaeppelin m’avait averti qu’un concours était lancé pour la construction d’une église au Puy. Mon projet fut retenu et réalisé en 1963. Il comportait outre une église importante de 1.000 places, un centre paroissial . Cet ensemble fut reproduit dans un numéro de l’Art Sacré en 1965 et contribua à me faire connaître dans la région du Centre-Est de la France. Par la suite j’ai eu à travailler, notamment au Puy, mais aussi à Valence, à Viviers, à Aubenas. A Dijon, la Commission d’art sacré n’avait pas de projet immédiat mais elle m’a confié la restauration de petites églises de campagne.
  
  En Normandie, j’avais travaillé avec la coopérative de reconstruction des églises locales et j’avais fait connaissance de Jean Magnan - secrétaire général de l’Union nationale de ces coopératives. Quelque temps après mon installation en Bourgogne celui-ci m’a appelé pour me demander si cela m’intéresserait de construire une église à Creil. Il me fallait donner une réponse immédiate. Je me suis un peu senti pris au dépourvu, Creil étant relativement éloignée de Dijon, mais j’acceptai.
  
  Les responsables tâtonnèrent pour élaborer le programme. Un premier projet conçu en 1964 fut abandonné et un second projet aboutit en 1966. Cette église devait répondre aux besoins d’une cité dortoir de 20.000 habitants édifiée sur le plateau qui domine la vieille ville située sur les rives de l’Oise. La population de cet ensemble de logements n’était pas très pratiquante et, peu stable, se renouvelait rapidement. L’équipe paroissiale qui était chargée d’édifier un lieu de culte pour cette cité nouvelle avait à l’esprit les réformes liturgiques de Vatican II et était également très attentive au climat social qui allait bientôt générer le mouvement de mai 1968.
  
  Le curé, l’Abbé Jean Hervé, m’avait donc demandé de concevoir une église qui ne puisse pas être perçue comme une provocation pour les non-croyants dans un milieu où, pensait-il, il n’y avait pas une recherche très importante de spiritualité.
  
  Mon premier projet avait un caractère un peu monumental et comportait un clocher. On me demanda donc de supprimer ce signal, de faire en sorte que l’édifice ne ressemble pas à une église et qu’il soit très discret. L’équipe paroissiale avait également une volonté d’économie et d’efficacité. Il lui apparaissait que le fonctionnement de la communauté paroissiale se fragmentait durant la semaine en activités spécialisées pour lesquelles des locaux de dimensions modestes étaient souhaitables.
  
  Les dimanches ordinaires une fréquentation de trois à quatre cents personnes était une bonne moyenne et nécessitait un volume plus grand tandis que la capacité maximum d’accueil ne répondait qu’aux besoins de quelques jours de grandes fêtes dans l’année. Peu à peu l’idée s’est dégagée d’un ensemble de volumes qui puissent se combiner de diverses manières pour s’adapter, chaque fois, à l’importance du groupe et au caractère de la rencontre. Il fallait que l’architecture de cette église permette une grande souplesse d’utilisation.
  
  Après plusieurs mois de réflexion en commun, l’idée a été retenue d’un noyau central, au caractère sacré très affirmé, qui servirait de chapelle de semaine. Sur ce noyau central pourrait s’ouvrir trois volumes : l’ouverture du volume central permettant d’accueillir les messes dominicales, l’ouverture supplémentaire des deux volumes situés sur les bas-côtés offrant une possibilité d’accueil maximum lors de grandes fêtes tandis que, fermés, ces trois volumes pourraient servir de salles de conférence ou d’enseignement du catéchisme.
  
  Les cloisons mobiles furent réalisées en bois, du type des portes de garage, et au moyen de rideaux, par souci d’économie.
  
  P. Lebrun :
  J’aimerais savoir si, même avant Vatican II, vous aviez à l’esprit lorsque vous conceviez vos premières églises, des préoccupations ressortant du mouvement préconciliaire.
  
  J. Prioleau :
  Absolument, ainsi l’autel de ma première église, celle d’Agneaux édifiée en 1953, fut disposé de manière à pouvoir dire la messe face au peuple et afin que l’on puisse évoluer autour. C’est d’ailleurs de cette manière qu’a été dite la messe dès l’inauguration de cette église. Le clergé devança ainsi les décisions du concile. Mais la préoccupation de pauvreté et de simplicité n’a pas toujours été évidente. Ainsi pour l’église du Puy le curé souhaitait une capacité de mille places, ce qui était déjà audacieux. Mais il a eu raison car la nef était, jusqu’à une période récente, pleine tous les dimanches. Cependant, il faut souligner que, dans la région du centre, la désaffection des populations pour la pratique du culte catholique s’est faite sentir beaucoup plus lentement qu’ailleurs et la vision des curés était encore, jusqu’au début des années soixante, légèrement triomphaliste.
  
  En même temps que Creil on m’a demandé de m’occuper de l’église des Laumes, dans le diocèse de Dijon. Cette église a pour particularité d’avoir été édifiée en transformant un ancien hangar à locomotives. Le chantier qui se déroula en 1968, fut perturbé car on n’arrivait plus à l’approvisionner au moment des grèves.
  
  Au début des années 70 j’eus la commande de la construction de l’église de la petite commune de Vogelgrun, dans le Haut-Rhin, sur le territoire de laquelle il y avait un barrage E.D.F. Grâce aux revenus générés par ce barrage, cette commune relativement riche avait décidé de bâtir une église nouvelle conforme aux directives de Vatican II, l’ancienne église étant trop étroite.
  
  Ce chantier m’a ouvert d’autres commandes dans le département du Haut-Rhin où j’ai réalisé l’aménagement d’une dizaine d’églises existantes à proximité de Mulhouse et de Colmar.
  
  En particulier j’ai été appelé à travailler à la fin des années 70 à Bourtzwiller, commune proche de Mulhouse, dont la paroisse Saint-Antoine comporte une annexe, la chapelle Sainte-Claire, située dans un quartier H.L.M. Cette chapelle consistait en une baraque métallique réalisée après la seconde guerre mondiale par l’assemblage d’une série de modules dont les vitres des nombreuses fenêtres étaient régulièrement brisées. La communauté paroissiale souhaitait donc avoir un lieu de culte un peu plus sympathique. Mon projet, qui fut accepté, consistait à remanier le bâtiment d’origine.
  
  L’entrée principale ouvre maintenant sur une nef, éclairée grâce à un petit patio planté auquel est accolé un bassin.
  
  Le podium et l’autel sont éclairés par le biais d’un autre petit jardin fermé. Derrière l’autel se trouve la chapelle de semaine qui dispose de sa propre entrée. Les deux lieux peuvent être séparés à l’aide d’un rideau. D’autres rideaux permettent d’occulter les ouvertures qui donnent sur les deux patios. Ainsi grâce à ce système, l’espace de cette petite église peut être modifié et transformé en fonction des nécessités. Ce chantier a été achevé en 1979.
  
  Par l’intermédiaire des Dominicains j’avais fait la connaissance du chanoine Ledeur secrétaire de la Commission d’art sacré du diocèse de Besançon. Cela m’a conduit à travailler dans la région de la Franche-Comté.
  
  Quant à l’église Sainte-Elisabeth de la Trinité à Dijon c’est un projet qui a vu le jour avec difficulté. Le chanoine Kir, alors qu’il était maire de Dijon, avait eu l’idée de créer un lac dans le lit de l’Ouche à l’entrée de la ville. A cet endroit, en effet, le terrain formait une sorte de cuvette et chaque année se produisaient des inondations qui recouvraient les petits jardins maraîchers situés en bordure de la rivière. Ce lac a été réalisé et les urbanistes ont alors projeté de réaliser en bordure de ses rives un ensemble urbain sous forme de Z.U.P. Ce quartier qui accueille aujourd’hui environ 13.000 habitants a commencé de sortir de terre en 1968 et a été terminé en 1979 .Monseigneur Decourtray qui était alors évêque du diocèse de Dijon, avait souhaité que se crée dans ce quartier, dit de la Fontaine d’Ouche, une communauté catholique. Les cultes se pratiquèrent au début dans une baraque de chantier puis ensuite dans une salle située au rez-de-chaussée d’un collectif H.L.M.; A l’occasion de circonstances importantes la ville de Dijon mettait à disposition un grand espace polyvalent. En fin de compte les membres de cette communauté trouvaient ce fonctionnement qui devait être provisoire tellement sympathique qu’ils ne voulaient plus d’une église classique.
  
  En quelque sorte, ils se sentaient un peu dans la situation des chrétiens des premiers temps partageant dans la précarité une grande amitié. Mais ils n’avaient peut être pas conscience que ce fonctionnement conduisait ce noyau à se refermer sur lui-même. Aussi, avant de partir pour Lyon où il venait d’être nommé, Monseigneur Decourtray demanda à ce que la communauté se décide à édifier une véritable église. Cela ne se fit pas sans difficulté. En effet, le terrain qui avait été initialement réservé dans le schéma d’aménagement de la Z.U.P., pour la réalisation de cet équipement avait entre temps été affecté à la construction d’une école maternelle après que la communauté catholique ait fait savoir au chanoine Kir qu’elle ne souhaitait pas construire d’église. Néanmoins la municipalité de Dijon s’est montrée compréhensive face au revirement d’attitude de la communauté des chrétiens de la Z.U.P. et elle a proposé différents sites dont l’un consistait en une partie de parking situé en bordure du Canal de Bourgogne. C’est finalement ce site qui a été retenu et il s’est avéré très intéressant à l’usage. C’est Monseigneur Balland, successeur de Monseigneur Decourtray qui fut l’évêque bâtisseur de cette église dont il a suivi de très près l’édification.
  
  Le fait que j’ai été l’architecte de cette église résulte un peu du hasard et d’une méprise de l’évêque. En effet parmi la communauté de la Z.U.P. de la Fontaine d’Ouche, il y avait un jeune architecte qui était certain d’avoir ce chantier. Mais comme j’avais réalisé l’aménagement de nombreuses églises dans le département de la Côte-d’Or, les animateurs de la Commission diocésaine d’art sacré ont trouvé dommage que l’on ne se soit pas adressé à moi. Aussi l’évêque qui venait d’arriver nous a convoqué tous les deux et nous a demandé si nous serions d’accord pour travailler ensemble. J’ai accepté cette proposition mais mon jeune confrère, plus avisé, a demandé un délai de réflexion et, probablement déçu de n’avoir pas seul la commande, a finalement refusé. Mais probablement avait-il raison car pour un projet de cette nature il aurait été difficile de se partager les tâches.
  
  Cependant comme jusqu’à ce moment là les paroissiens n’avaient pas envisagé d’avoir une église, il n’existait pas de programme. Son élaboration nécessita environ une année. Or, curieusement, ces personnes qui, au départ, avaient opté pour la précarité, cherchèrent à envisager tous les fonctionnements possibles du futur édifice. Néanmoins ils souhaitèrent conserver une simplicité de l’accueil sans rejeter toute idée de beauté. En fin de compte ces réflexions aboutirent à un schéma similaire à celui de Creil puisqu’il fallait pouvoir doubler la capacité du module central par l’adjonction de trois modules qui s’ouvraient sur celui-ci.
  
  Ce système devait permettre de passer d’une capacité de 200 à 300 voire à 400 places grâce à un ensemble de cloisons mobiles. Cependant leur conception fut plus élaborée que celle de Creil. Au lieu de portes de garages et de rideaux, la recherche d’insonorisation, de silence, de transparence conduisit à la réalisation de cloisons mobiles vitrées.
  
  Il est à souligner que dans son souci d’envisager tous les possibles, la communauté paroissiale avait également demandé à ce que le bâtiment puisse être reconverti pour des activités non ecclésiales si la phénomène de déchristianisation devait provoquer un jour son abandon. En effet l’exemple d’églises mal implantées qui avaient rapidement été abandonnées, avait marqué les esprits.
  
  Mais le programme indiquait également que, même dans son fonctionnement normal d’église, le caractère sacré du module central de la nef devait pouvoir être neutralisé momentanément pour permettre la tenue de manifestations non-cultuelles. Ainsi le mobilier du sanctuaire devait être mobile.
  
  Dans mon projet j’ai donc situé le sanctuaire dans un lieu qui me semblait idéal, parce qu’il était au point de convergence des modules supplémentaires de la nef. Le mobilier et le podium en étaient démontables afin qu’on puisse les déplacer. Si cela a été réalisé comme le prévoyait le projet, en revanche cette possibilité n’a jamais été utilisée. D’ailleurs, il y a quelques années, le nouveau curé trouvant le podium démontable un peu petit, on l’a agrandi mais cette fois-ci en le réalisant d’une seule pièce. En effet la pratique avait montré qu’il était coûteux et inutile de prévoir un podium composé de modules mobiles.
  
  Le programme exprimait une autre préoccupation, très forte, qui était celle de partager le lieu de culte avec d’autres confessions. La commission paroissiale avait pensé aux musulmans mais en même temps que l’on construisait notre église, une nouvelle mosquée était en chantier et donc cette idée n’aboutit pas. Quant à la communauté protestante de Dijon, elle ne vit pas la nécessité d’utiliser ce lieu. La commission contacta également des bouddhistes, peu nombreux à Dijon, sans plus de succès.
  
  Si au début des années 80, le clergé manifestait toujours un souci de discrétion, il me semble néanmoins qu’à la différence de la période où Creil fut édifiée, il n’était généralement plus hostile à la réalisation de signes religieux extérieurs. Il lui apparaissait même que certaines populations non pratiquantes souhaitaient que l’Eglise affirme sa présence de manière visible dans la cité. Cependant la communauté paroissiale de la Z.U.P. de la Fontaine d’Ouche qui sortait seulement d’une quasi clandestinité, n’avait pas perçu ce changement des mentalités. C’est pourquoi Sainte-Elisabeth de la Trinité ne comporte pas de clocher mais un simple signe surmonté d’une croix.