Pierre Lebrun :
Je travaille actuellement l’élaboration d’une thèse sous la direction de François Loyer, qui a pour sujet la question de l’église nomade, mobile telle qu’elle a été évoquée à partir des années 1950 en particulier par la revue dominicaine l’Art Sacré.
Paul Virilio :
C’était une bonne revue. J’ai bien connu cette époque là. J’ai commencé par être maître-verrier et à travailler avec Le Corbusier à Ronchamp, avec Matisse à Vence, avec Braque à Varengeville-sur-Mer.
Donc, avant de faire de l’architecture je suis passé par l’art sacré en faisant le maître-verrier pendant quelques années. Il fallait que je gagne ma vie et ma formation était plutôt picturale. L’intérêt de mon activité de maître-verrier fut d’être le traducteur de peintres parmi les plus grands dont Braque et Matisse. J’ai donc bien connu l’aventure de l’art sacré conduite par le père Couturier que j’ai connu et rencontré et que j’aimais tellement. J’avais dix huit ans à cette époque là.
P. Lebrun :
Vous avez abordé beaucoup de domaines différents.
P. Virilio :
J’ai touché à beaucoup de choses en effet car je suis un fils de pauvres et il fallait que je gagne ma vie. J’ai même fait avant de réaliser des vitraux, des peintures pour salles de cinéma. Comme je ne trouvais pas de travail comme maître-verrier, j’ai travaillé pendant un an à faire des affiches. On me donnait une photo de film et à partir de là je devais réaliser sur 6 à 7 mètres de long et 2 à 3 mètres de haut une peinture à toute vitesse.
J’ai une formation à l’américaine comme Samuel Fuller qui vendait des journaux.
P. Lebrun :
Vous n’avez pas de formation littéraire ?
P. Virilio :
Non pas du tout. Je suis autodidacte sur ce plan là. Mais cela ne m’a pas empêché d’être passionné par la philosophie. Maurice Merleau-Ponty, Louis de Broglie sont parmi les grandes écritures qui m’ont inspiré. J’ai été gestaltiste. J’ai participé à cette idée de la psychologie de la forme et de la perception.
La guerre et l’intérêt pour ce que j’ai vécu de total et de totalitaire durant ma jeunesse m’ont amené à l’architecture. Sans les bunkers je ne serais pas arrivé à l’architecture et sans la guerre à l’écriture. Mon premier livre je l’ai écrit pendant la guerre entre 12 et 14 ans sur un cahier d’écolier. Il s’appelait 5 ans de guerre.
J’ai donc croisé l’art sacré, la reconstruction à une époque où j’avais 18 ans, époque à laquelle je me suis d’ailleurs converti. Sainte-Bernadette de Nevers n’est donc pas arrivée par hasard.
P. Lebrun :
Il me semble que la question des rapports du béton armé et de la guerre est quelque chose de refoulé au plan de l’architecture. Or il m’apparaît que Sainte-Bernadette de Nevers parle de cette question.
P. Virilio :
Cette oeuvre en parle volontairement. Le symbole était voulu. Lorsque Monseigneur Vial m’a contacté, si sa commande avait été Saint-François d’Assise et pas Sainte-Bernadette, il n’y aurait pas eu Nevers. En effet Sainte-Bernadette renvoie à la grotte de Lourdes qui est un espace cryptique. La crypte de Lourdes me rappelait les abris antiaériens que j’avais connu pendant la guerre à Nantes durant les bombardements mais elle renvoyait aussi aux abris antiatomiques.
En effet, quand l’église de Nevers se construit, on se situe en pleine période, non plus simplement de guerre froide mais d’équilibre de la terreur. L’abri antiatomique était une sorte de métaphore de la fin du monde. Ainsi l’église Sainte-Bernadette devint la grotte de Lourdes transférée au travers de la métaphore de l’abri qui sauve. Bien sûr il y a la dimension de la fonction oblique mais il y a aussi la métaphore de l’église fortifiée dont le thème d’origine est le choral de Bach « Dieu est ma forteresse ». Enfin, s’il faut rechercher une filiation à ce lieu qui sauve, c’est avec le roman et non pas avec le gothique.
P. Lebrun :
Dans une interview récente que vous avez donné à Art Press
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vous citez Hölderlin.
P. Virilio :
Oui : « Là où croît le danger, croît ce qui sauve ». Je suis un homme qui a toujours été attiré par les abîmes, non pas par désespoir ou par esprit apocalyptique mais parce que c’est là que gît le salut. C’est là où il y a le plus grand danger qu’il y a la plus grande espérance. Je l’ai vécu dans ma vie et je le vis tous les jours. Ce n’est pas désespérant, je ne suis pas « amateur d’abîmes ». Je crois que cette phrase d’Hölderlin est fondamentale dans notre époque. Le XX° siècle est le siècle impitoyable par excellence ; c’est le siècle d’Auschwitz, d’Hiroshima, de Tchernobyl. On ne peut donc pas faire l’économie de la tragédie dans le XX° siècle, sauf d’être négationniste.
P. Lebrun :
A propos de Sainte-Bernadette vous avez parlé d’architecture répulsive, était-ce simplement pour signifier le refus de la médiocrité de son environnement urbain ?
P. Virilio :
Contrairement à Ronchamp, l’environnement de Sainte-Bernadette est sans intérêt tandis que Ronchamp se ferme alors qu’elle domine toute la campagne. L’église de Nevers est quant à elle située dans un environnement pavillonnaire de la loi Loucheur. Si Sainte-Bernadette se ferme c’est parce que ce qu’il y a autour n’a aucun intérêt mais aussi car il s’agit là d’une architecture cryptique comme je l’ai appelée, une crypte qui renvoie à la grotte de Lourdes.
Sainte-Bernadette entretient un lien de filiation avec les églises romanes fortifiées, comme celles des Charentes-Maritimes. Le bunker, bien sûr, actualise la question de l’architecture cryptique, mais l’architecture cryptique a toujours existé comme, par exemple, les souterrains cathares. L’architecture romane est une architecture de la pénombre, de la masse où la densité de la matière est très importante. Quand j’allais à Nevers, à l’époque de la construction de Sainte-Bernadette, je m’arrêtais à Saint-Philibert de Tournus. Sainte-Bernadette de Nevers fait ainsi référence à une architecture qui est un peu l’équivalent de la tombe que l’on creuse dans un rocher. Il y a une phrase de Bernadette qui résume cela : « La grotte aura été mon ciel sur la terre ». La nef de Nevers c’est une grotte qui est un ciel, c’est ce que nous voulions faire avec Claude Parent.
P. Lebrun :
Au cours des deux guerres mondiales, plusieurs milliers d’églises ont été à chaque fois détruites par les obus et les bombes. L’artillerie mobile utilisait des carnets où sont représentés avec leurs coordonnées les éléments saillants du paysage, en particulier les clochers d’églises. Ceux-ci sont ainsi devenus des points de repère et des cibles privilégiées. Après la seconde guerre mondiale ce ne sont plus simplement les clochers d’églises mais les villes elles-mêmes qui sont devenues les cibles premières des missiles à tête nucléaire. Ainsi églises et villes constituaient des lieux de profonde insécurité. Penser l’église comme mobile, comme l’a fait Jean Prouvé, constituerait une réponse, sous couvert de modernité, au climat angoissant de cette époque.
P. Virilio :
Vous touchez là quelque chose de juste et je vais vous donner un exemple. J’ai milité contre le nucléaire, c’est même la seule militance que j’ai jamais eue. J’ai ainsi manifesté devant le P.C. de Taverny avec Théodore Monod et le Général de la Bollardière. On avait décidé qu’en cas de menace nucléaire on se réunirait tous dans les églises et que l’on entamerait des jeûnes sans fin. Il se serait agi d’exprimer symboliquement notre refus total de voir le monde basculer dans la nuit nucléaire. Parfois on me dit que je suis apocalyptique, mais on a oublié ce climat. En cas de guerre nucléaire on savait que c’était fini.
P. Lebrun :
Bon nombre de projets de villes élaborés durant les années 50 à 60 se caractérisent par des structures disposées sur des piliers à plusieurs dizaines de mètres du sol. Certains lieux de culte se hissaient également sur des piliers, le couvent de la Tourette en est l’illustration la plus spectaculaire.
P. Virilio :
Il y aurait beaucoup à analyser sur ce décollage de l’architecture. C’était bien au-delà des pilotis. Il y a eu une sorte de délire du décollage du sol ou de l’enterrement, de l’architecture spatiale et de l’architecture souterraine. Ce qui en reste c’est la transparence et l’immatérialité.
P. Lebrun :
Cette période est marquée par son ambivalence avec d’un côté la conquête de l’espace, la foi dans la science et le progrès et de l’autre la guerre froide puis l’équilibre de la terreur.
P. Virilio :
La phrase de Valéry « Maintenant, nous, civilisations, savons que nous sommes mortelles » est alors en train de se réaliser. On peut dire que nous l’avons vécu avec cette menace de fin du monde. Tout le monde semble l’avoir oublié maintenant. Actuellement on ne croit plus à une technique salvatrice à ce deus ex machina tout puissant qui pouvait détruire le monde, ce dieu nucléaire , dieu des superfusées, des supersatellites. Le nouveau dieu c’est celui d’Internet, celui de la cybernétique. Il y a là un illusionnisme de la puissance technique qui est redoutable qui conforte l’intégrisme mystique. Le salut par la science, le scientisme, la scientologie, c’est le culte du progrès, progrès des machines et progrès des armes. D’où la référence au bunker : « Tous aux abris ! ».
P. Lebrun :
Vous avez donné cet été une interview au journal Le Monde intitulée « Un monde surexposé ».
P. Virilio :
Oui je travaille actuellement sur la question de la grande optique dont j’avais parlé dans La vitesse de libération. Cette optique planétaire qui se met en place aujourd’hui est l’au-delà de la télévision classique. C’est un sacré événement. On ne peut pas comprendre la mondialisation sans cela. En effet, la mondialisation exige une vision nouvelle du monde que la technique vient supporter. Ce n’est plus la télévision, ce n’est plus C.N.N. et le « live » qui constituait déjà un profond changement. Les prouesses techniques sont passées dans le domaine de l’information et en particulier dans le traitement de l’image. C’est ce qu’on a pu observer avec la mort de Lady Diana qui, elle aussi, a été victime de cette grande optique, de ce contrôle. Car les dernières images de Lady Diana sont celles enregistrées par les caméras de vidéo-surveillance du Ritz et non pas les photos prises par les paparazzi. D’ailleurs si la caméra de surveillance du tunnel de l’Alma n’avait pas été en panne elle nous aurait donné la photographie ultime de Diana.
P. Lebrun :
Pour revenir à mon propos, il existe une photographie d’église mobile, au sens littéral du terme, en fait un oratoire monté sur le chassis d’un camion. Cette photo fut reproduite dans une revue d’architecture allemande au début des années 30.
P. Virilio :
Puisque l’on parle d’architecture religieuse mobile, il y a une question qui se pose et qui est énorme pour notre société. En effet on assiste au retour de l’opposition nomade - sédentaire. Le fonctionnement de l’Eglise catholique en paroisses résulte de la sédentarisation maximum du continent européen. Cette organisation est arrivée à un aboutissement avec la précarité du travail, la fin des contrats à durée indéterminée, avec la nouvelle mobilité sociale, qui se traduit par le retour de l’opposition entre nomades et sédentaires en Europe. J’ai beaucoup travaillé sur les balises de survie et que j’ai fait partie du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées avec l’abbé Pierre. Mais j’ai aussi beaucoup discuté, avec des amis prêtes qui s’occupent des S.D.F., de la question de l’église des rues. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut supprimer ou déstabiliser les paroisses, mais que cela n’est pas suffisant. En effet, quand j’observe l’action du SAMU social ou de l’association Aux captifs la libération qui disposent de camionnettes pour aller à la rencontre des plus pauvres dans Paris, je m’aperçois, en temps que chrétien, que se pose la question de la sanctification par l’église de la rue, de la via, de la voie. Bien sûr l’église des rues doit se penser en relation avec l’église des paroisses qui est l’église des sédentaires. En effet, il ne s’agit pas de mettre fin à la sédentarité de l’Eglise mais de s’interroger sur les réponses qu’elle peut apporter ou « nomadisme » de ceux qui sont confrontés à l’incertitude de l’emploi, aux petits boulots précaires, ceux qui « nomades » involontaires, n’ont pas de culture du voyage comme, par exemple, les gitans.
Si l’église attend que viennent les paroissiens c’est parce que ceux-ci demeurent et qu’ils peuvent venir. En revanche ceux qui passent ne viendront pas et il faut donc aller à leur rencontre. C’est une démarche évangélique et apostolique. Le système paroissial a répondu à une période de christianisation du territoire, période qui s’est traduite par l’établissement de croix, de lieux de culte. Ce phénomène s’est prolongé jusqu’au vingtième siècle, jusqu’à la création des grands ensembles qui correspondaient à des bassins d’emploi stables.
Or tout cela est en panne aujourd’hui avec l’incertitude que fait peser le développement de l’automation, avec le déclin de la famille et la multiplication des familles monoparentales. Ce phénomène contemporain génère une mobilité sociale inquiétante où le S.D.F. ne correspond plus à l’image du clochard ou du routard mais devient un réfugié social. La mission de l’Eglise catholique est donc d’aller à la rencontre de ces hommes qui sont dans l’incertitude. Mais bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faille fragiliser le fonctionnement des églises paroissiales comme le craignent certains milieux catholiques. Il ne s’agit pas remettre en cause la pérennité des populations sédentarisées, mais cela ne suffit pas. Bien sûr l’église nomade ne peut plus être l’église traditionnelle. Ainsi le minibus qui sert à l’association Aux captifs la libération, dont je fais partie, porte le nom de Nathanël. Dans cette voiture il y a un accueil, mais aussi un oratoire même si l’essentiel reste l’accueil et la présence aux plus souffrants. Le problème de l’église, ou de l’oratoire mobile, et de l’assistance aux personnes qui sont à la rue se tient. A mon avis il y a là quelque chose d’important.
Art Press n° 217, octobre 1996 « Un paysage d’événements ».