INTRODUCTION

La recherche présentée a pour objectif de proposer une relation entre deux domaines d'études de la psychologie a priori sans rapport : les heuristiques et les biais de jugement et les mécanismes de régulation du comportement et de la motivation. Nous voudrions, dans cette introduction, identifier les notions dont il sera question au cours de cette recherche et expliciter une relation possible.

Les recherches de Kahneman, Slovic et Tversky (1982) ont permis d'isoler la nature des mécanismes mis en oeuvre dans les jugements empiriques en soulignant l'utilisation de procédures de simplification du travail cognitif appelées heuristiques. En effet, Kahneman et Tversky (1972, 1973 ; Tversky & Kahneman, 1973) remarquent que, dans les situations courantes, les sujets utilisent des stratégies de jugement simples, approximatives, distinctes voire opposées aux stratégies appliquées au complexe (algorithmiques). Néanmoins, si ces stratégies, qualifiées d'heuristiques, permettent la formulation d'un jugement, la prise d'une décision, là où le sujet est peu motivé ou peu à même de réaliser un traitement approfondi de l'information, elles conduisent (presque) invariablement à des biais : on appelle cela des biais de jugement. En particulier, elles peuvent conduire à des réponses différant fortement des valeurs obtenues par le calcul des probabilités (Kahneman & Tversky, 1973). Dans la mesure où les sujets n'ont pas conscience d'être biaisés dans leurs jugements, Kahneman et Tversky (1996) parlent même d'illusions cognitives. Après la publication des recherches de Kahneman et Tversky, la psychologie sociale a rapidement mis l'accent sur les biais qui se manifestent tant à l'entrée du système cognitif (la sélection des informations) qu'à la sortie (la sélection des réponses). Cette orientation a été méthodologiquement fructueuse, puisque l'étude des biais cognitifs révèle quelque chose des processus opératoires et des structures mentales directement inobservables (Caverni, Fabre, & Gonzalez, 1990).

Dans ses inférences quotidiennes, il est ainsi apparu que le sujet ne fonctionnait pas vraiment comme un scientifique. Quand il doit traiter des données multiples, il utilise des stratégies simplificatrices, se basant sur les informations saillantes, concrètes ou familières, au lieu d'explorer méthodiquement l'ensemble des données présentes. Il ne recueille que les faits allant dans le sens de ses hypothèses, généralise trop vite à partir de cas particuliers ou d'échantillons trop petits, ne sait pas bien exploiter les données probabilistes et les rapports de fréquence, etc. En bref, il fait exactement ce que la pensée scientifique recommande de ne pas faire ! Cette image d'un individu biaisé, à la pensée plus schématique qu'analytique, aux procédures de traitement de l'information plus économiques qu'efficaces, est bien celle que dégage une confrontation systématique de l'inférence quotidienne aux règles formelles d'inférence utilisées par les scientifiques (cf. Nisbett & Ross, 1980).

Par conséquent, lorsqu'on le rapporte aux modèles normatifs de l'activité scientifique, le fonctionnement cognitif semble caractérisé par un nombre important de biais, erreurs ou distorsions. Cependant, bien que les chercheurs en psychologie cognitive (e. g., Kahneman et al., 1982) et en psychologie sociale (e. g., Nisbett & Ross, 1980 ; Ross, 1977) ont mis en évidence la nature sélective du fonctionnement cognitif, ils ont rarement exploré les effets comportementaux des heuristiques, biais, erreurs, distorsions ou autres fausses inférences, qui caractérisent ce fonctionnement. Comme le souligne de la Haye (1991), le grand absent de la cognition sociale reste précisément le comportement "moteur". Au contraire, dans les approches socio-cognitives de la motivation, les chercheurs (e. g., Bandura, 1986) se sont attachés à étudier les mécanismes impliqués dans la régulation du comportement.

Le concept de motivation peut être défini comme (Vallerand & Thill, 1993, p. 18) "le construit hypothétique employé afin de décrire les forces internes et/ou externes produisant le déclenchement, la direction, l'intensité et la persistance du comportement". L'explication des sources motivationnelles du comportement exige donc la définition des déterminants et des mécanismes qui assurent l'activation et la direction soutenue du comportement. Suivant la théorie sociale-cognitive (Bandura, 1986, 1991), les personnes orientent leurs actions au moyen de l'anticipation. En ce sens, elles prévoient les résultats probables de leurs actions, elles se fixent des buts et planifient le cours des activités de façon à réaliser ou à atteindre ce qu'elles valorisent. Cette capacité d'auto-motivation et d'action intentionnelle s'enracine dans l'activité cognitive. En effet, des événements futurs ne peuvent pas être la cause de la motivation, mais la représentation mentale rend cognitivement présents ces événements qui deviennent alors source de motivation et de régulation du comportement.

Selon Bandura, la motivation est essentiellement régie par un mécanisme individuel : l'efficacité personnelle (self-efficacy : Bandura, 1977a, 1977b). Du fait de ses capacités de représentations mentales, l'individu est capable d'anticiper des satisfactions résultant de ses réussites ou de ses échecs. Le ressort de la motivation serait donc de se fixer des buts par rapport à des standards personnels. Cet intervalle à combler déclencherait la motivation et le but permettrait d'anticiper des satisfactions. Dans ce schéma, l'efficacité personnelle tient un rôle essentiel, dans la mesure où elle constitue la croyance de pouvoir atteindre, par une conduite appropriée, le but ou le résultat escompté. De nombreuses recherches ont examiné l'impact de diverses sources d'information sur l'efficacité personnelle et les relations entre l'efficacité personnelle résultante et le comportement subséquent. Toutefois, les chercheurs ont peu prospecté les processus cognitifs par lesquels les individus forment leur efficacité personnelle, surtout lorsque les individus sont confrontés à des situations nouvelles ou peu familières (Gist & Mitchell, 1992). Or, dans de telles situations, il y a des raisons de penser que la formation de l'efficacité personnelle, comme tout jugement estimatif, repose sur des procédures de simplification du travail cognitif, c'est-à-dire sur des heuristiques.

Comme le notent Cadet, Chossière, Berthelier et Ecolasse (1995, p. 61), "le volet de l'activité cognitive qui régit les rapports de l'individu avec son milieu ne saurait limiter son fonctionnement au traitement d'informations qui fourniraient des conclusions certaines. En effet, outre sa rareté, ce type de données s'avère inadéquat dans tous les cas, fort nombreux, où l'incertitude s'inscrit comme l'une des caractéristiques de la situation". Ainsi, suivant les propos des auteurs, la plupart des jugements et des évaluations que nous effectuons dans la vie courante sont nécessairement "incertains", dans le sens où il s'agit de paris sur l'avenir, de jugements ou d'anticipations sur l'évolution future des événements. Dans ce cadre, pour reprendre les termes du programme de recherches de Kahneman et Tversky (Kahneman et al., 1982 ; Tversky & Kahneman, 1974), nous proposons que l'efficacité personnelle est un "jugement sous incertitude" (judgment under uncertainty). En effet, elle implique d'estimer (de juger) ses capacités à mettre en oeuvre des conduites nécessaires à l'atteinte d'un niveau futur de performance dans des situations dans lesquelles nous ne sommes pas certains des habiletés requises ou des circonstances environnementales qui peuvent favoriser ou nuire à l'atteinte de ce niveau. Dans ces situations, les jugements d'efficacité peuvent être produits par les mêmes heuristiques et être soumis aux mêmes biais qui caractérisent les jugements empiriques. En outre, une fois formés, les jugements biaisés d'efficacité peuvent influencer systématiquement le comportement subséquent.

Il s'agit par conséquent, dans la présente recherche, de proposer une relation entre les heuristiques de jugement et les mécanismes de régulation du comportement en examinant (a) les processus cognitifs qui sous-tendent la formation des jugements d'efficacité et (b) les effets comportementaux de cette catégorie de jugements sous incertitude.

Il reste maintenant à développer la logique de l'exposé qui suit. Celui-ci est composé de deux parties, chacune comprenant trois chapitres.

Dans la première partie, nous présenterons le contexte théorique, la problématique et les hypothèses de notre recherche. En premier lieu, par l'exposé de la théorie de l'efficacité personnelle (Bandura, 1977a, 1982, 1986), nous montrerons que les jugements d'efficacité constituent un facteur important de la motivation humaine (chapitre 1). En deuxième lieu, nous aborderons la notion d'heuristique de jugement (Kahneman et al., 1982 ; Tversky & Kahneman, 1974). Dans cette perspective, nous présenterons différents modèles de prise de décision et nous nous attacherons à montrer que, même lorsqu'il est capable de procédures élaborées que le chercheur considère comme normativement plus exactes, l'individu utilise de préférence des procédures plus courtes qui permettent une réponse acceptable dans les situations courantes (chapitre 2). En dernier lieu, nous exposerons des arguments qui nous permettrons d'avancer que la formation des jugements d'efficacité personnelle peut reposer sur une heuristique particulière : l'heuristique d'ancrage et d'ajustement (chapitre 3).

La seconde partie constituera le cadre expérimental de notre étude. Dans cette partie, nous présenterons un ensemble de sept expériences. Celles-ci auront pour but de tester les hypothèses émanant de notre problématique et appréhenderont successivement différentes variables motivationnelles :

Dans les chapitres 4 et 5, nous avons étudié l'influence de l'heuristique d'ancrage et d'ajustement à la fois sur l'efficacité personnelle et le comportement : le comportement de choix (chapitre 4) et la persistance comportementale (chapitre 5). Dans le chapitre 6, nous avons plus particulièrement étudié l'influence de l'heuristique d'ancrage et d'ajustement sur la fixation d'un but, l'efficacité personnelle et la performance.