2. 1. 1. LA NEGLIGENCE DES LIGNES DE BASE

Le biais de représentativité est un exemple d'heuristique fausse, étudié par Kahneman et Tversky (1972, 1973). Il consiste à répondre en assignant une personne-cible (dans notre exemple : un homme extrait au hasard d'un échantillon de 100 sujets) à une catégorie sur la base d'informations qui semblent représentatives de cette catégorie. Parmi les expériences réalisées sur ce thème, la plus célèbre est sans doute celle des "ingénieurs et avocats". Elle montre que des sujets en présence d'une description psychologique négligent l'information statistique (i. e., les lignes de base) lorsqu'ils ont pour consigne de proposer une probabilité d'appartenance à une catégorie professionnelle.

Dans cette expérience (Kahneman & Tversky, 1973), la consigne donnée aux sujets (des étudiants) était la suivante : "Un groupe de psychologues a interviewé et administré un test de personnalité à 30 ingénieurs et 70 avocats (ou 30 avocats et 70 ingénieurs, selon le groupe de sujets), tous très performants dans leur domaine respectif. Sur la base de cette information, des descriptions schématiques de ces 30 (70) ingénieurs et 70 (30) avocats ont été écrites. Vous trouverez sur votre formulaire cinq descriptions, choisies au hasard parmi les 100 descriptions disponibles. Pour chaque description, indiquez SVP la probabilité que la personne décrite soit un ingénieur, sur une échelle de 0 à 100".

Parmi les cinq descriptions présentées, deux étaient caractéristiques de la profession d'ingénieur, deux autres de la profession d'avocat. La dernière description était neutre de ce point de vue. Par exemple, une description caractéristique de la profession d'ingénieur était rédigée ainsi : "Jack à 45 ans. Il est marié et a quatre enfants. Il est habituellement prudent, conservateur et ambitieux. Il ne montre aucun intérêt pour les sujets politiques et sociaux et consacre la plupart de son temps libre à ses nombreux loisirs comme le bricolage, la voile et les problèmes mathématiques. La probabilité que Jack soit l'un des 30 (70) ingénieurs de l'échantillon est %" ; tandis que la description neutre était rédigée comme suit : "Dick a 30 ans. Il est marié, sans enfants. C'est un homme d'une grande compétence et très motivé. Il promet de réussir dans son domaine. Il est très apprécié par ses collègues".

Lors d'une seconde phase, on présentait aux sujets la description nulle suivante (i. e., absence de description) : "Supposez, à présent, qu'aucune information ne vous soit donnée sur un individu choisi au hasard dans l'échantillon. La probabilité que cet individu soit l'un des 30 (70) ingénieurs de l'échantillon est %". L'hypothèse était que les sujets placés en présence d'une description ignoreraient les lignes de base. Les résultats sont présentés dans le tableau I.

Tableau I — Moyennes des probabilités subjectives (appartenance à la catégorie des ingénieurs) en fonction de la répartition théorique (d'après Kahneman & Tversky, 1973).
Répartition théorique
70 ingénieurs / 30 avocats 30 ingénieurs / 70 avocats
Moyennes en présence d'une description nulle 70% 30%
Moyennes en présence d'une description neutre 50% 50%
Moyennes en présence d'une description caractéristique 55% 50%

Ces résultats montrent que :

  • Les sujets avancent une probabilité subjective différente des lignes de base lorsqu'ils sont en présence d'une description caractéristique, mais non diagnostique, d'une profession. Pour les auteurs, ils sont ainsi victimes d'un biais de représentativité. Pour Tversky (1977), l'explication présumée de ce biais est que les sujets estiment la similitude de la personne-cible par rapport au prototype de l'ingénieur et de l'avocat, sans tenir compte des lignes de base. Par exemple, en ce qui concerne la description de Jack, la stratégie des sujets consiste à estimer la similitude de cette description individuelle avec la représentation prototypique qu'ils se font de la profession d'ingénieur. Les sujets négligent donc les taux de base et ont tendance à estimer une probabilité en tablant sur l'information qui semble représentative de l'appartenance à une profession.

  • Le biais de représentativité intervient aussi lorsque la description ne contient aucune information évoquant une profession. Donc, il suffit de donner aux sujets une information quelconque pour qu'ils raisonnent en termes de représentativité, au lieu de calculer à partir des lignes de base.

  • Ce biais n'est pas observé en l'absence de description. Les sujets sont donc capables de tenir compte des lignes de base et de calculer à partir de ces lignes. En somme, ils sont capables d'appliquer une règle statistique particulière et d'être rationnels.

L'expérience de Kahneman et Tversky (1973) a toutefois été critiquée. En particulier, Gigerenzer (1991) soutient que les instructions données dans celle-ci induisent les sujets à maximiser le rôle des informations individualisantes. En effet, ils reçoivent à chaque fois des informations identiques sur les lignes de base, mais des informations individualisantes toujours différentes. Ceci suggère évidemment que les informations individualisantes sont cruciales, de sorte que les sujets se sentent obligés d'avancer des probabilités différentes à chaque description. Ainsi, par exemple, les sujets négligent l'information individualisante non diagnostique au profit des lignes de base si celles-ci sont données en dernier lieu, c'est-à-dire après la description psychologique (Krosnick, Li, & Lehman, 1990). Apparemment, les sujets considèrent que l'information apportée en fin de séquence est nécessairement de grande importance. De même, lorsque que l'on dit aux sujets que c'est un ordinateur qui a établi la description de la personne-cible sur la base d'un tirage aléatoire d'informations, ils tiennent compte des lignes de base ; les informations individualisantes ne sont dans ce cas plus pertinentes (Schwarz, Strack, Hilton, & Naderer, 1991). Dans ces deux études, ce n'est pas la nature de l'information elle-même qui importe, mais plutôt l'importance subjective accordée aux informations, selon leur ordre de présentation (Krosnick et al., 1990) ou leur origine (Schwarz et al., 1991). La négligence de l'information en rapport avec les lignes de base est donc très sensible aux effets de contexte.

De fait, comme l'ont proposé Kahneman et Tversky eux-mêmes (1982), il convient de distinguer la disponibilité d'une procédure d'inférence et son application. Dans le cours des situations ordinaires, les sujets peuvent très bien, en effet, ne pas appliquer des procédures dont ils sont pourtant capables.