2. 1. 2. L'ERREUR DE CONJONCTION

La probabilité qu'un objet A appartienne à une classe B dépend de sa représentativité ou de sa prototypicalité pour le sujet. De même, bien souvent, une séquence tirée au hasard ne correspond pas à l'idée qu'un sujet se fait du hasard : par exemple, la succession de piles (P) ou faces (F) FFPFPPFP semble plus probable que FFFFPPPP. Similairement, les sujets ne tiennent pas compte de la taille des effectifs : un grand hôpital se voit attribuer plus de chances d'avoir un taux de naissances de filles (ou de garçons) supérieur à 50% qu'un petit (cf. Kahneman & Tversky, 1972). Tversky et Kahneman (1983) donnent d'autres exemples expérimentaux d'application de l'heuristique de représentativité. Dans une des expériences conduites par les auteurs, les sujets lisaient la description suivante :

‘"Linda a 31 ans. Elle est célibataire, extravertie et très brillante. Elle est diplômée de philosophie. Lorsqu'elle était étudiante, elle s'inquiétait des problèmes de discrimination et de justice sociale et participait aussi à des manifestations antinucléaires". ’

Puis les participants devaient classer les propositions suivantes selon leur probabilité (les issues ci-dessous étaient mêlées à cinq autres items neutres — par exemple : Linda est institutrice — destinés à masquer l'objet de l'étude) :

Les résultats montrent que 85% des sujets jugent la proposition (B+F) plus probable que la proposition (B). Or, comme le notent les auteurs, il s'agit là d'une violation de l'une des lois les plus fondamentales des probabilités, qui établit que A et B ne peut pas être plus probable que A ou que B (cette loi peut être exprimée par la conjonction P[A + B] ≤ P[A], étant donné que [A + B] est un sous-ensemble de A). En effet, l'ensemble des employées de banque qui sont féministes est inclus dans celui des employées de banque. Par conséquent, les sujets ont tendance à surestimer la conjonction de deux événements — on parle dans ce cas d'erreur de conjonction — alors que celle-ci est égale au produit de deux probabilités et que ce produit est forcément inférieur à chacune des probabilités séparées. Dans l'exemple de Linda, Tversky et Kahneman (1983) soutiennent que les sujets sont à nouveau victimes du biais de représentativité. En ce sens, ils appliquent l'heuristique de représentativité, par laquelle ils substituent au jugement de probabilité qui leur est demandé une estimation du degré de similitude avec lequel chacune des propositions (B) et (B+F) est représentative de la description de Linda étudiante.

Toutefois, la position de Tversky et Kahneman n'est valable que si la proposition (B) est interprétée en extension, c'est-à-dire comme signifiant "employée de banque féministe ou non féministe". En effet, si cette issue est interprétée de façon plus intuitive, c'est-à-dire comme signifiant "employée de banque non féministe", les sujets auront tendance à choisir spontanément la conjonction (B+F), sans que l'on puisse interpréter ce choix en termes de biais. Afin de vérifier la nature de l'interprétation de la proposition (B), Dulany et Hilton (1991) posèrent le problème de Linda à leurs sujets puis leur demandèrent de préciser les alternatives qu'ils avaient effectivement utilisées. Ils trouvèrent que seulement 55% d'entre eux avaient interprété la proposition (B) comme Tversky et Kahneman le présupposent (i. e., en extension). Parmi ces 55%, la moitié seulement (26%) jugeaient la conjonction (B+F) plus probable que la proposition (B), commettant ainsi l'erreur de conjonction.

Les expériences évoquées ci-dessus suggèrent que les jugements des individus sont irrationnels puisqu'ils ne tiennent compte ni des distributions a priori (i. e., de l'information en rapport avec les taux de base) ni des règles fondamentales des statistiques lorsqu'ils font leur jugement de probabilité. Nous avons toutefois souligné, comme le montrent certaines études, que le diagnostique de biais de représentativité n'est pas forcément évident. Dans la mesure où le concept même de probabilité subjective est controversable, un auteur comme Gigerenzer (1991) soutient qu'il n'y a pas de base normative pour diagnostiquer que de tels jugements sont faux ou biaisés. Par conséquent, selon lui, "les biais ne sont pas des biais" (p. 86) et les "heuristiques se proposent d'expliquer ce qui n'existe pas" (p. 102). Tversky et Kahneman présentent néanmoins deux autres heuristiques — la disponibilité et l'ancrage-ajustement — qui sont moins sujettes à controverse, car elles n'impliquent pas le concept de probabilité subjective (Kahneman & Tversky, 1996).