3. CONCLUSION – PERSPECTIVES

Les travaux de Tversky et Kahneman démontrent que les personnes utilisent diverses simplifications, ou raccourcis cognitifs, dans le domaine des prédictions et des estimations. Si les décisions des individus sont en quelque sorte informelles, il n'est néanmoins pas sûr qu'elles soient inadaptées. En effet, dans la plupart des situations, le sujet ne dispose pas de suffisamment de temps pour être rationnel. Par exemple, il lui est très difficile d'examiner différentes options une à une ou même d'envisager toutes les options possibles. De plus, les informations lui parviennent de façon continue et redondante. Par conséquent, l'application d'une heuristique permet de simplifier une situation incertaine et de conclure, c'est-à-dire de fournir une réponse certes approximative mais "acceptable". Dans l'exemple de l'estimation du pourcentage de nations africaines à l'ONU (Tversky & Kahneman, 1974 — cf. infra.), la valeur initiale est déterminée par un tirage purement aléatoire. En toute logique, elle devrait être ignorée. Or, elle ne l'est pas : elle guide le sujet (qui ne connaît pas la réponse) et lui permet de donner une réponse (qu'il ne donnerait sinon peut-être pas).

L'approche de Tversky et Kahneman a toutefois été fortement critiquée (e. g., Cohen, 1981 ; Gigerenzer, 1996). Une des critiques centrales avancées est que la recherche sur les heuristiques s'est presque exclusivement centrée sur leurs effets observables, en négligeant leurs processus sous-jacents. Cependant, cette critique ne s'applique pas de façon égale aux trois heuristiques de représentativité, de disponibilité et d'ancrage-ajustement. Si quelques contributions ont accru la connaissance des processus qui sous-tendent les heuristiques de représentativité (cf. Tversky, 1977) et de disponibilité (cf. Schwarz, Bless, Strack, Klumpp, Rittenauer-Schatka, & Simon, 1991), les processus qui sous-tendent l'heuristique d'ancrage-ajustement restent en revanche peu connus (Bolger & Harvey, 1993 ; Strack & Mussweiler, 1997). Nous aurons l'occasion d'en discuter dans la partie expérimentale de ce travail.

On doit également souligner que personne n'a jamais montré que les individus étaient incapables de se livrer à des raisonnements rationnels. Au contraire, Kruglanski, Friedland et Farkash (1984), par exemple, ont montré que dans certaines conditions très précises, les sujets appliquaient assez facilement les règles statistiques qu'ils n'appliquaient pas dans les expériences princeps de Kahneman et Tversky (1972, 1973). Kahneman et Tversky (1982) eux-mêmes ont d'ailleurs avancé que, la plupart du temps, les erreurs ne résultent pas d'une incapacité (ce serait alors des "erreurs de compréhension"), mais de la non-application d'un raisonnement pourtant disponible ("erreurs d'application"). En somme, si les individus ne sont pas conformes à une certaine norme dans leurs raisonnements, ce n'est pas (toujours) parce qu'ils en sont incapables, mais c'est plutôt parce que des "préférences" les conduisent à raisonner autrement.

Dans le chapitre suivant, qui expose la problématique de ce travail, nous avons repris la logique de ce chapitre. Dans un premier temps, en effet, nous exposons une théorie de la motivation (le modèle expectation × valence de Vroom, 1964) dont le principe est similaire à celui de la théorie classique : le choix des dispositions comportementales (e. g., le niveau d'effort consenti pour effectuer une tâche) dépend (a) de la valeur du résultat attendu et (b) de la probabilité subjective d'obtenir ce résultat. Selon ce modèle, la motivation dépend de décisions rationnelles, fondées sur des expectations relatives aux résultats de l'action et des valences associées à ces résultats. Selon l'idée qui sous-tend cette approche, toute personne s'engage dans une action en vue de maximiser ses affects positifs. Ce modèle, comme celui de l'utilité subjective attendue, repose toutefois sur le principe, contestable, de la recherche d'un plaisir maximum. Dans un deuxième temps, nous apportons des critiques à ce modèle. Il en résulte que la théorie de l'efficacité personnelle (Bandura, 1977a, 1986), de part le fait qu'elle ne propose aucune équation mathématique pour prédire un comportement et qu'elle ne fait aucune référence à une rationalité totale et permanente, est plus à même d'expliquer et de prédire les conduites in situ. En quelque sorte, la théorie de l'efficacité personnelle est davantage descriptive que normative. Enfin, avec l'appui d'arguments théoriques mais aussi empiriques, nous avançons le fait que la formation de l'efficacité personnelle, comme toute estimation de probabilité, peut être biaisée par l'application d'une heuristique, en particulier par l'application de l'heuristique d'ancrage-ajustement.