Deuxième partie : ETUDE EXPERIMENTALE

Chapitre 4 : INFLUENCE DE L'HEURISTIQUE D'ANCRAGE ET D'AJUSTEMENT SUR L'EFFICACITE PERSONNELLE ET LE COMPORTEMENT DE CHOIX

Le présent chapitre est consacré à l'étude expérimentale de l'influence de l'heuristique d'ancrage-ajustement sur l'efficacité personnelle et le comportement de choix.

Selon la théorie de l'efficacité personnelle (Bandura, 1977a, 1982, 1986, 1997), les sujets évitent les situations qui excèdent leurs possibilités de maîtrise et d'affrontement ; ils s'engagent au contraire dans des activités lorsqu'ils ont la conviction qu'ils présentent les habiletés requises. Les attentes en matière d'efficacité personnelle permettent par exemple de prédire l'intention d'opter pour une finalité particulière (e. g., devenir ingénieur) ainsi que le choix d'un type d'action permettant d'atteindre cette finalité (e. g., obtenir un bacca-lauréat scientifique).

Les résultats de différentes recherches en psychologie de l'orientation ont notamment démontré le rôle médiateur de l'efficacité personnelle dans le choix d'une profession (cf. Hackett, 1995 ; Lent & Hackett, 1987, pour des revues). Dans l'ensemble, les conclusions de ces recherches indiquent que l'efficacité personnelle influence le choix des matières (ou spécialités) principales et les intentions professionnelles des étudiants. En particulier, il a été montré que l'efficacité personnelle en mathématiques était un meilleur prédicteur de l'intérêt pour les mathématiques, du choix de matières associées aux mathématiques et de l'intention d'opter pour une profession scientifique que les accomplissements antérieurs en mathématiques ou les expectations de résultat (Betz & Hackett, 1983 ; Hackett, 1985 ; Hackett & Betz, 1989 ; Gainor & Lent, 1998 ; Lent, Brown, & Larkin, 1987 ; Lent, Lopez, & Bieschke, 1991, 1993). Dans certains cas, une faible estimation de ses capacités, et non le manque de compétence ou d'habileté, est ainsi responsable de l'évitement d'activités liées aux mathématiques (Luzzo, Hasper, Albert, Bibby, & Martinelli, 1999).

L'efficacité personnelle est également impliquée dans le choix du niveau de difficulté d'une tâche à entreprendre. Par exemple, dans une recherche quasi-expérimentale, Sexton et Tuckman (1991) demandaient à des étudiantes (en communication) de choisir un test de mathématiques composé de problèmes faciles, moyens ou très difficiles. Conformément au schéma théorique, l'efficacité personnelle contribuait de façon majeure au choix du niveau de difficulté d'un test. Dans une étude appliquée au sport, Escarti et Guzman (1999) ont en outre démontré le rôle médiateur de l'efficacité personnelle dans la relation feedback-choix d'une tâche. Dans l'expérience réalisée, les sujets effectuaient un parcours de haies puis, en référence à un feedback manipulé positif versus négatif, estimaient leur efficacité person-nelle en vue d'un second parcours. Les sujets devaient enfin choisir une tâche parmi trois possibilités : un parcours facile, un parcours moyen ou un parcours difficile. Les résultats ont révélé que les sujets affectés au feedback positif choisissaient plus le parcours difficile que les sujets affectés au feedback négatif, une analyse en pistes causales (modèle lisrel) démontrant que l'efficacité personnelle était l'élément médiateur de cette relation.

Plus généralement, les résultats d'une étude de Seff, Gecas et Frey (1993) ont montré que l'efficacité personnelle était associée au choix d'une activité sportive à haut risque. De façon similaire, plusieurs recherches ont illustré le fait que l'efficacité personnelle prédisait la participation à des programmes d'exercices physiques (Desharnais, Bouillon, & Godin, 1986 ; Dzewaltowski, 1989 ; Dzewaltowski, Noble, & Shaw, 1990 ; Garcia & King, 1991 ; Marcus, Selby, Niaura, & Rossi, 1992 ; McAuley, 1992 ; McAuley & Jacobson, 1991).

Les conséquences comportementales de l'efficacité personnelle, quelle que soit son origine (préexistante ou manipulée), sont donc généralement conformes aux prédictions du modèle de Bandura : les sujets tendent à choisir les activités qu'ils se sentent capables de réaliser ou pour lesquelles ils estiment présenter les capacités requises.

Cependant, la plupart des recherches entreprises jusqu'à présent ont étudié la relation entre la dimension de l'efficacité personnelle pour une activité particulière et la dimension d'un choix. Par exemple, Lent et al. (1991) étudient l'influence de l'efficacité personnelle en mathématiques (variable indépendante) sur le choix d'une profession à contenu plus ou moins scientifique (variable dépendante), lequel est évalué sur un continuum science/non-science en 5 points (cf. Goldman & Hewitt, 1976). Une analyse de régression permet ainsi d'apprécier la valeur prédictive l'efficacité personnelle, notamment par rapport à d'autres prédicteurs possibles (l'intérêt pour les mathématiques, le score à un test de mathématiques, les expectations de résultat et le genre). De manière analogue, le principe des recherches de Sexton et Tuckman (1991) et de Escarti et Guzman (1999) repose sur l'étude de la relation entre l'efficacité personnelle pour une activité particulière (e. g., une tâche de haies) et la sélection d'un niveau de difficulté (e. g., un parcours de haies plus ou moins difficile). En somme, dans les recherches précitées, l'hypothèse est que plus l'efficacité personnelle est forte, plus la grandeur du choix est élevée (e. g., plus l'efficacité personnelle en mathéma-tiques est forte, plus la profession choisie sera de nature scientifique).

A notre connaissance, aucune recherche n'a donc spécifiquement porté sur l'étude de l'influence de l'efficacité personnelle pour deux activités quelconques — A et B — sur un choix dichotomique — A ou B. Or, il s'agit ici de tester l'hypothèse selon laquelle les sujets, dans une situation de choix impliquant deux possibilités, choisissent celle pour laquelle leur efficacité personnelle est la plus forte. Par conséquent, il ne s'agit pas d'étudier une relation entre deux variables continues, mais de tester l'hypothèse d'une relation entre le rapport de deux variables continues et une variable dichotomique soit, par exemple :

Plus l'efficacité personnelle pour une activité A est supérieure à l'efficacité person-nelle pour une activité B → plus la probabilité de choisir l'activité A augmente.

La figure 17 présente deux exemples possibles d'étude de la relation entre l'efficacité personnelle et le choix d'une profession associée aux sciences (une variable classique des recherches en psychologie de l'orientation) et illustre l'hypothèse suggérée par chacune des relations proposées.

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Figure 17 — Exemples d'étude de la relation entre l'efficacité personnelle (variable indépendante) et le choix d'une profession associée aux sciences (variable dépendante).

La figure de gauche suggère l'hypothèse (a) selon laquelle plus l'efficacité personnelle en mathéma-tiques est forte (→ +), plus la profession choisie est scientifique (→ +). La figure de droite suggère l'hypothèse (b) selon laquelle plus l'efficacité personnelle en mathématiques (→ +) est supérieure à l'efficacité personnelle en lettres (→ -), plus la probabilité p de choisir une profession scientifique augmente. Cette seconde hypothèse peut notamment être testée par l'intermédiaire d'une analyse de régression logistique (modèle logit).

La croyance en une efficacité personnelle se construit dans des domaines spécifiques, en fonction de quatre sources majeures d'informations : l'accomplissement de performance, l'expérience vicariante, la persuasion verbale et l'état d'activation physiologique (Bandura, 1977a, 1982, 1986, 1997). Par exemple, l'efficacité personnelle en mathématiques dépend fortement des accomplissements antérieurs (Campbell & Hackett, 1986 ; Lapan, Boggs, & Morill, 1989 ; Lent et al., 1991, 1993, 1996 ; Matsui et al., 1990). En situation incertaine, l'efficacité personnelle n'est toutefois pas directement déterminée par une intégration de ces sources informationnelles. Gist et Mitchell (1992) ont notamment proposé que la formation de l'efficacité personnelle, face à une tâche nouvelle, requérait une analyse approfondie des exigences de la tâche et des contraintes situationnelles. Effectuer de telles analyses suppose néanmoins que la situation, et la tâche elle-même, présentent suffisamment d'informations pertinentes. En outre, "le fait que l'individu puisse se livrer à des calculs relativement com-plexes en combinant de multiples informations a été critiqué, notamment dans le cas où des décisions rapides doivent êtres prises, que ce soit dans des situations de routine ou lors de circonstances nouvelles" (Thill, 1993, p. 397).

Les recherches sur les jugements en contexte incertain (Tversky & Kahneman, 1974) suggèrent que la formation de l'efficacité personnelle peut reposer sur des heuristiques. Par définition, une heuristique est un processus cognitif qui, en simplifiant la tâche (situation), doit permettre d'énoncer un jugement ; "elle comporte donc deux fonctions distinctes mais liées : simplifier et permettre de conclure" (Cadet, 1998, p. 296). En particulier, l'heuristique d'ancrage-ajustement (Tversky & Kahneman, 1974) pose que le sujet opère des estimations en partant d'une valeur initiale qu'il ajuste, dans une direction et une proportion déterminées par d'autres aspects de la situation, jusqu'à fournir une valeur finale (e. g., sa réponse). La valeur initiale, ou ancre, peut être suggérée par la formulation du problème ou résulter d'un calcul partiel. Dans les deux cas, les ajustements sont généralement insuffisants : différentes ancres produisent des estimations qui sont biaisées dans le sens des valeurs initiales.

Ce processus est impliqué dans toutes les tâches dans lesquelles une réponse numéri-que est requise. Tversky et Kahneman (1974) donnent deux exemples devenus classiques : d'une part, dans le cas d'une information délivrée, les estimations médianes du pourcentage de pays africains à l'ONU étaient de 25% ou de 45% selon que les sujets recevaient 10% ou 60% comme valeur initiale à ajuster ; d'autre part, dans le cas d'un calcul à réaliser en temps limité (5 secondes), l'estimation médiane du produit 8 × 7 × 6 × 5 × 4 × 3 × 2 × 1 était 2250 alors que celle du produit 1 × 2 × 3 × 4 × 5 × 6 × 7 × 8 était 512 (8! = 40 320).

L'objectif de la présente recherche est donc double :

  • En premier lieu, il s'agit de tester l'hypothèse selon laquelle l'heuristique d'ancrage-ajustement influence l'efficacité personnelle. Plus précisément, dans une situation où deux tâches distinctes sont présentées aux sujets — une tâche A et une tâche B —, il s'agit de vérifier si l'efficacité personnelle pour la tâche A et l'efficacité personnelle pour la tâche B sont biaisées dans des directions opposées selon que la valeur initiale (aléatoire) reçue pour leur estimation est respectivement haute (e. g., réfère à un haut niveau de performance) et basse (e. g., réfère à un bas niveau de performance).

  • En second lieu, dans une situation de choix impliquant deux possibilités — choix de la tâche A ou choix de la tâche B —, il s'agit de tester l'hypothèse selon laquelle les sujets choisissent la tâche pour laquelle leur efficacité personnelle est la plus forte (i. e., biaisée au préalable dans le sens d'une haute valeur initiale).