1. 4. DISCUSSION

En premier lieu, les résultats de cette expérience démontrent clairement l'influence de l'heuristique d'ancrage-ajustement sur la formation de l'efficacité personnelle. Deux points complémentaires nous permettent de souligner cette influence et confirment les hypothèses 1A et 1B, respectivement :

Les résultats obtenus suggèrent également que les sujets évaluent leur efficacité per-sonnelle indépendamment de la spécificité des tâches qu'ils sont censés devoir résoudre. En effet, quelle que soit la tâche, les sujets procèdent à des ajustements en augmentant ou en diminuant chaque valeur initiale (2 et 18) dans des proportions équivalentes. Par exemple, consécutivement à l'ancre basse (2), aucune différence significative n'a été constatée entre l'efficacité personnelle A (M=5.95) et l'efficacité personnelle M (M=5.96).

L'interaction constatée entre le sexe des sujets et la tâche nous amène néanmoins à nuancer cette conclusion (cf. figure 21) : dans l'ensemble, les filles ont une efficacité personnelle plus forte pour la tâche A que pour la tâche M, tandis que les garçons ont une efficacité personnelle plus forte pour la tâche M que pour la tâche A. L'interaction constatée entre la tâche et le sexe — interaction obtenue à partir des données consécutives à l'ancre basse (cf. figure 22, ) — permet de préciser que l'efficacité personnelle A est plus forte chez les filles que chez les garçons (M=6.41 vs. M=5.50), tandis que l'efficacité personnelle M est plus forte chez les garçons que chez les filles (M=7.14 vs. M=4.77). En fonction du sexe des sujets, la valeur 2 est donc ajustée dans des proportions différentes selon qu'elle se rapporte à la tâche A ou à la tâche M.

Pour des tâches de mathématiques ou de géométrie, on observe fréquemment que les filles, plus que les garçons, tendent à sous-estimer leurs capacités (Hackett, 1985 ; Betz & Hackett, 1983 ; Hackett & Betz, 1989 ; Lent et al., 1991 ; Pajares & Miller, 1994, 1995) ; elles éprouvent également davantage d'anxiété que les garçons face à des tâches de visuali-sation spatiale (Fennema & Sherman, 1977). Or, nous pouvons noter que la tâche M, par opposition à la tâche A, requiert des habiletés spatiales. Cette spécificité semble donc prise en compte par les sujets (en particulier par les sujets féminins) et contribue certainement à expliquer le fait que (a) les filles développent une efficacité personnelle plus forte pour la tâche A (de type verbal) que pour la tâche M (de type spatial) et que (b) les filles se jugent moins capables que les garçons de résoudre la tâche M. Selon cette différence inter-sexes, il est possible d'envisager le phénomène suivant : dans la mesure où les filles sous-estiment leurs habiletés spatiales, elles se jugeraient spontanément plus performantes dans la tâche A que dans la tâche M ; inversement, si les garçons s'estiment plus compétents dans les activi-tés spatiales que dans les activités verbales, ils se jugeraient spontanément plus performants dans la tâche M que dans la tâche A. Par conséquent, l'estimation de l'efficacité personnelle pour la tâche A serait plus facilement révisée (vers le haut par rapport à 2) par les filles que par les garçons, tandis que l'estimation de l'efficacité personnelle pour la tâche M serait plus facilement révisée (vers le haut par rapport à 2) par les garçons que par les filles.

Les résultats obtenus dans la condition contrôle semblent aller dans le sens de cette interprétation. Spontanément, en effet, les filles développent une efficacité personnelle plus forte pour la tâche A que pour la tâche M (M=10.31 vs. M=9.55), tandis que les garçons développent une efficacité personnelle plus forte pour la tâche M que pour la tâche A (M= 10.50 vs. M=9.75) (cf. tableau V,).

La possibilité que l'ajustement d'une valeur initiale soit influencé par la spécificité des tâches présentées peut donc être envisagée ici à partir du constat de deux effets d'interaction où le facteur Sexe est impliqué. Cependant, il convient de noter, d'une part que ces interac-tions ne sont que marginalement significatives — .05<p<.10 : on peut toutefois invoquer, à ce propos, le faible nombre de garçons (25) par rapport au nombre de filles (87) — et, d'autre part, qu'aucune interaction Tâche × Sexe concernant les données consécutives à la valeur 18 (ancre haute) n'a été observée. Dans l'expérience suivante, nous vérifierons ainsi l'hypothèse selon laquelle la nature des tâches présentées, notamment leur niveau apparent de difficulté, influence la magnitude des biais d'ancrage. Dans cette perspective, nous pré-senterons des tâches (en apparence) très simples. Par rapport aux résultats obtenus dans la présente expérience, nous nous attendons donc à ce que l'efficacité personnelle, pour chaque ancre reçue (2 et 18), soit plus forte (i. e., plus révisée à la hausse par rapport à 2 et moins révisée à la baisse par rapport à 18).

Sur ce point particulier, en dernière analyse, si l'utilisation de l'heuristique d'ancrage-ajustement permet de simplifier l'énoncé d'un jugement d'efficacité (effet d'assimilation), la phase d'ajustement proprement dite (direction et proportion) ne semble pas indépendante de la spécifité des tâches présentées.

En second lieu, les résultats relatifs au choix d'une tâche ne permettent pas de confir-mer l'hypothèse 2. En particulier dans la condition A-M+, contrairement à notre prédiction, la tâche la plus fréquemment choisie était la tâche A. En outre, l'équipartition attendue des choix dans la condition contrôle n'a pas été observée. Ces résultats peuvent s'expliquer par une tendance spontanée des sujets à préférer la tâche A à la tâche M. Cette tendance paraît confirmée par les deux points suivants : (a) dans l'ensemble, les sujets ont davantage choisi la tâche A que la tâche M (n=74 vs. n=38) ; (b) les sujets pour lesquels l'efficacité person-nelle A était égale à l'efficacité personnelle M (égalité inhérente à la condition contrôle) ont davantage choisi la tâche A que la tâche M (n=13 vs. n=6).

La composition majoritairement féminine de l'échantillon (77.68% de sujets féminins) peut expliquer cette tendance. Selon une étude de Fennema et Sherman (1977) mentionnée plus haut, les filles éprouvent en effet davantage d'anxiété que les garçons face à des tâches de visualisation spatiale. Leur choix se serait donc spontanément porté sur la tâche (verbale) la moins anxiogène (i. e., la tâche A). Cependant, dans la mesure où nous n'avons pas relevé de relation entre le sexe et le choix d'une tâche, cette explication ne peut être confirmée. On peut également invoquer le fait que, pour l'ensemble des sujets, la tâche M a pu paraître plus complexe que la tâche A. En se reportant aux figures 18 et 19 , on note un déséquilibre entre la description de la tâche A (figure 18) et la description de la tâche M (figure 19). Par exemple, la description de la tâche M comprend deux fois plus d'éléments de consigne (6) que la description de la tâche A (3). Les sujets auraient donc eu tendance à préférer la tâche qui leur paraissait la plus simple. Etant donné que les sujets de la condition contrôle présentent une efficacité personnelle identique pour les deux tâches, cette interpré-tation ne semble toutefois pas devoir être retenue 6.

Plus simplement, il est probable que la tâche A a paru non pas moins complexe mais plus ludique que la tâche M. Elle a en effet pu être appréhendée comme un divertissement, contrairement à la tâche M dont le principe de résolution se rapproche davantage du proto-type formel des tests psychotechniques. Cette interprétation nous semble compatible avec, d'une part l'absence d'association entre le sexe et le choix d'une tâche (les filles comme les garçons ont pu trouver la tâche A plus ludique que la tâche M) et, d'autre part, l'égalité des jugements dans la condition contrôle (l'efficacité personnelle ne semble pas dépendante de l'aspect plus ou moins ludique des tâches). Nous avons vérifié cette interprétation auprès de 15 sujets (10 filles et 5 garçons). Nous leur avons présenté les deux tâches (avec exemples à résoudre), puis demandé laquelle leur paraissait la plus ludique : 12 sujets ont ainsi répondu la tâche A (dont 4 garçons), alors que (seulement) 3 sujets ont répondu la tâche M (dont 1 garçon). Dans les expériences subséquentes, il importera de minimiser la possibilité qu'une tâche soit choisie en fonction d'une quelconque préférence spontanée (e. g., en présentant des tâches respectivement moins "typées") et, donc, de faire en sorte que les sujets n'aient a priori aucune raison de choisir une tâche plutôt qu'une autre.

Deux éléments semblent néanmoins démontrer l'influence de l'efficacité personnelle sur le choix d'une tâche. Premièrement, la tâche M a été choisie par près de la moitié des sujets de la condition A-M+ (45.95%), alors qu'elle n'a été choisie que par moins d'un quart des sujets de la condition A+M- (21.05%) — la différence entre ces deux pourcentages est significative, t(73)=2.30, p<.03. Deuxièmement, la différence entre l'efficacité personnelle A et l'efficacité personnelle M (différence EPA – EPM) contribuait de façon significative à la prédiction du choix de la tâche A. Une analyse de régression logistique (modèle logit) a notamment montré que la probabilité p du choix de la tâche A évoluait en fonction de cette différence (cf. figure 23,).

Dans les conditions A+M- et contrôle, la différence entre l'efficacité personnelle A et l'efficacité personnelle M n'était cependant pas un prédicteur significatif. Dans la condition A+M-, la tendance à préférer la tâche A à la tâche M pouvait favoriser une forte probabilité de choisir la tâche A, indépendamment de l'importance de la supériorité de l'efficacité per-sonnelle A sur l'efficacité personnelle M (cf. figure 24). Dans la condition contrôle, bien que les choix observés corroborent nos prédictions (les sujets pour lesquels l'efficacité personnelle A était plus forte que l'efficacité personnelle M ont davantage choisi la tâche A que la tâche M — n=9 vs. n=4 — tandis que les sujets pour lesquels l'efficacité personnelle M était plus forte que l'efficacité personnelle A ont davantage choisi la tâche M que la tâche A — n=5 vs. n=3), le nombre important de sujets pour lesquels la différence entre les deux jugements était nulle peut expliquer la non-significativité du prédicteur.

Il convient toutefois de souligner que, dans la condition A-M+, le modèle logit testé prédisait le choix de la tâche A même lorsque l'efficacité personnelle pour cette tâche était nettement inférieure (-9 points) à l'efficacité personnelle M. Ce phénomène semble être une conséquence de la tendance évoquée plus haut et suggère, notamment dans la prédiction du choix de la tâche M, un rôle prépondérant de l'efficacité personnelle A. Une analyse logit testant un modèle composé de deux prédicteurs continus (soit l'efficacité personnelle A et l'efficacité personnelle M) démontre, en effet, que seule l'efficacité personnelle A apporte une contribution significative à la prédiction du choix de la tâche M, t(34)=-2.25, p<.04 ; l'efficacité personnelle M n'est pas un prédicteur significatif, t(34)=1.62, p=.12 (cf. tableaux IX et X en annexe n°5). En d'autres termes, la probabilité de choisir la tâche M est d'autant plus élevée que l'efficacité personnelle A est faible (le coefficient applicable à ce prédicteur est négatif : -.41). Par exemple, la probabilité de choisir la tâche M est plus élevée pour un sujet dont l'efficacité personnelle A est 3 et l'efficacité personnelle M est 13 (p=.70 — pré-diction du choix de la tâche M) que pour un sujet dont l'efficacité personnelle A est 6 et l'efficacité personnelle M est 15 (p=.48 — prédiction du choix de la tâche A).

Ces résultats complémentaires semblent donc démontrer que la tendance spontanée à choisir la tâche A plutôt que la tâche M pouvait être infléchie par une efficacité personnelle A fortement biaisée en direction d'une très faible valeur initiale. Cependant, dans la mesure où les sujets pour lesquels l'efficacité personnelle M était plus forte que l'efficacité person-nelle A ont en majorité choisi la tâche A, l'hypothèse selon laquelle les sujets choisissent la tâche pour laquelle leur efficacité personnelle est la plus forte ne peut être confirmée.

Notes
6.

On peut penser que si la tâche M avait parue plus complexe que la tâche A, ces sujets auraient dans l'ensemble présenté une efficacité personnelle A plus forte que l'efficacité personnelle M. Cette interprétation pourrait éventuellement, néanmoins, concerner les sujets féminins.