2. 4. DISCUSSION

En validant les hypothèses 1A et 1B, les résultats de cette expérience répliquent ceux de l'expérience 1 et confirment l'influence des biais d'ancrage sur la formation de l'efficacité personnelle. Cependant, les résultats obtenus dans cette expérience diffèrent notablement de ceux obtenus dans l'expérience 1.

D'une part, en effet, l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre basse (2) est nette-ment plus forte dans cette expérience que dans l'expérience 1 (M=10.94 vs. M=5.68 items) ; d'autre part, l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute (18) est plus forte dans cette expérience que dans l'expérience 1 (M=16.12 vs. M=14.45 items). Par rapport aux résultats de l'expérience 1, l'efficacité personnelle est donc (a) moins biaisée dans le sens de la valeur 2 et (b) davantage biaisée dans le sens de la valeur 18.

Les résultats de cette expérience proposent que la phase d'ajustement dépend plus de facteurs cognitifs qu'arithmétiques (Cadet, 1998 ; Cadet, Chossière, Berthelier & Ecolasse, 1995). Par exemple, du fait de la facilité apparente des tâches C et L (une étude préliminaire a montré que la cotation moyenne de difficulté estimée pour chacune d'elles était inférieure à 5 sur l'échelle DP-15 — cf. figure 26), les sujets auraient procédé à un ajustement important de la valeur 2 (vers le haut), lequel aurait conduit à un jugement fortement révisé par rapport à cette valeur. En revanche, les sujets auraient procédé à un ajustement moindre de la valeur 18 (vers le bas), lequel aurait conduit à un jugement peu révisé par rapport à cette valeur. Toutefois, dans les deux cas, les ajustements n'auraient pas été suffisamment importants pour éliminer les biais.

Une explication complémentaire peut être envisagée. Du fait de la facilité apparente des tâches présentées, certains sujets ont pu envisager avec certitude, dès le jugement relatif (donc avant le jugement absolu), l'atteinte d'un haut niveau de performance. En ce sens, les sujets n'auraient pas été systématiquement influencés par les ancres reçues 8. Les résultats d'une étude de Wilson et al. (1996, expérience 1) apportent un soutien à cette interprétation. Dans l'expérience réalisée, les sujets devaient (a) juger si un nombre présenté comme étant aléatoire (ce nombre était en fait toujours 1930) était inférieur, égal ou supérieur au nombre de nations africaines à l'ONU, puis (b) répondre à la question : "combien y-a-t-il de nations africaines à l'ONU ?" (question cible). Selon que les sujets s'estimaient hautement ou peu informés à propos de la question cible, la moyenne des réponses était respectivement de 121 et de 349 (à l'époque de l'étude, la réponse correcte était 159). Les résultats de cette étude démontrent donc que des sujets hautement informés à propos d'une question cible ne sont pas influencés par une valeur initiale. Similairement, Chapman et Johnson (1994) ont montré qu'une forte certitude à propos de la précision d'une réponse (à une question cible) était associée à un faible effet d'ancrage. Par conséquent, on peut penser que les sujets les plus certains de leur réussite n'ont pas été influencés par les ancres reçues, en particulier par l'ancre basse. Quattrone, Lawrence, Warren, Finkel et Andrus (1984, cité par Wilson et al., 1996) ont d'ailleurs suggéré que l'incertitude relative à un événement spécifique augmentait les effets d'ancrage.

Sur ce point, les résultats observés dans la condition contrôle semblent confirmer le fait que la réussite était moins incertaine que dans l'expérience 1. Dans cette expérience, la moyenne de l'efficacité personnelle "non-ancrée" est de 13.33 items (13.20 pour la tâche C et 13.45 pour la tâche L). Or, dans l'expérience 1, cette moyenne n'était que de 10.00 items, t'(54)=3.40, p<.002 (test t avec estimation séparée des variances et ddl approximé). Si l'on considère que les sujets de l'expérience 1 sont restés "neutres" — ces sujets se sont abstenus d'énoncer un jugement signifiant soit la possibilité d'une réussite (un jugement supérieur à 10 items) soit la possibilité d'un échec (un jugement inférieur à 10 items) 9 — les sujets de cette expérience ont donc plutôt envisager la réussite. Ces résultats démontrent le rôle de la difficulté des tâches dans la formation de l'efficacité personnelle (Fichten et al., 1988 ; Gist & Mitchell, 1992 ; Kirsch, 1986 ; Mitchell et al., 1994 ; Sanna, 1992). Ils démontrent aussi que l'heuristique d'ancrage-ajustement, en suscitant des décisions plus catégoriques, permet de réduire l'incertitude d'une situation. Par exemple, une ancre haute entraîne (ou renforce) la certitude de réussir.

En ce qui concerne le choix d'une tâche, les résultats valident l'hypothèse 2. En effet, les sujets de la condition C+L- ont davantage choisi la tâche C que la tâche L, tandis que les sujets de la condition C-L+ ont davantage choisi la tâche L que la tâche C (l'équipartition attendue des choix dans la condition contrôle a également été observée). Parallèlement à ce premier point, l'examen des données individuelles montre que la majorité des sujets (26 sur 36, soit 72.22%) ont choisi la tâche pour laquelle leur efficacité personnelle était la plus forte. En outre, une analyse de régression logistique (modèle logit) a démontré le rôle de l'efficacité personnelle dans le choix d'une tâche. La différence entre l'efficacité personnelle C et l'efficacité personnelle L prédisait notamment le choix de la tâche C. Ce résultat tend donc à démontrer que les biais d'ancrage affectaient le choix d'une tâche par l'intermédiaire de leur influence sur les jugements d'efficacité personnelle.

Des analyses logit intra-groupes ont aussi montré que la probabilité p du choix de la tâche C évoluait en fonction de la différence entre l'efficacité personnelle C et l'efficacité personnelle L, dans les conditions C+L- et C-L+ (figure 29). Dans chacune d'elles, le nombre de sujets pour lesquels cette différence était nulle était toutefois trop important pour que le prédicteur soit significatif.

Dans une interprétation alternative des résultats, nous pourrions concevoir que chaque valeur d'ancrage représentait une information contextuelle et/ou une attente de l'expérimen-tateur (Chapman & Bornstein, 1996). Par exemple, la formulation : "plus de, exactement ou moins de 18 items" (jugement relatif) pouvait signifier que la tâche concernée était facile et/ ou que l'expérimentateur s'attendait à ce que les sujets résolvent 18 items — inversement, la formulation : "plus de, exactement ou moins de 2 items" pouvait signifier que la tâche con-cernée était difficile et/ou que l'expérimentateur s'attendait à ce que les sujets ne résolvent que 2 items. Par suite, les sujets auraient choisi la tâche pour laquelle l'ancre présentée était 18 (i. e., la tâche dans laquelle l'expérimentateur s'attendait à les voir réaliser la meilleure performance). Selon cette interprétation, les sujets auraient choisi une tâche en fonction des attentes de l'expérimentateur, et non en fonction de leurs propres attentes. Trois éléments s'opposent néanmoins à cette interprétation.

Premièrement, avant chaque question impliquant un jugement relatif, on mentionnait que la valeur (manuscrite) indiquée avait été sélectionnée au hasard (cf. p. 80) ; elle devait donc être interprétée comme une référence arbitraire et non comme une information et/ou une attente définitivement fixée(s) par l'expérimentateur. Deuxièmement, si, par exemple, l'ancre basse signifiait qu'une tâche était difficile, il y avait une dissonance entre l'informa-tion suggérée (difficile) et la difficulté apparente de cette tâche (très facile). Or, l'ajustement relativement important de la valeur 2 tend à infirmer l'hypothèse d'un processus de réduc-tion de la dissonance (les sujets auraient en effet pu réduire la dissonance en admettant que la tâche était difficile et en ajustant dans une moindre mesure la valeur 2). Troisièmement, cette interprétation ne permet pas de rendre compte des relations intra-groupes (certes non-significatives dans les conditions C+L- et C-L+) observées entre l'efficacité personnelle (la différence entre l'efficacité personnelle C et l'efficacité personnelle L) et la probabilité p du choix de la tâche C.

Par ailleurs, une interprétation des choix en termes d'attentes de l'expérimentateur ne s'applique pas aux sujets de la condition contrôle. Or, 4 sujets de cette condition présentent une efficacité personnelle C supérieure à l'efficacité personnelle L (M=+2.25) : parmi eux, 3 ont choisi la tâche C et 1 la tâche L. Inversement, 3 sujets présentent une efficacité person-nelle C inférieure à l'efficacité personnelle L (M=-4.67) : parmi eux, 2 ont choisi la tâche L et 1 la tâche C. Bien que ces observations vont dans le sens de notre hypothèse, et tendent à confirmer ipso facto le rôle des attentes personnelles, elles concernent toutefois trop peu de sujets (n=7) pour être significatives.

Malgré plusieurs arguments opposés à l'interprétation que nous venons de formuler, celle-ci ne peut donc être totalement rejetée. L'expérience suivante a été conçue, en partie, afin de permettre une interprétation sans équivoque des résultats.

Notes
8.

(. Dans les conditions expérimentales, 17 sujets (soit 38.64%) présentent des jugements d'efficacité supérieurs (ou égaux) à 15 items. On peut donc supposer que ces sujets n'ont pas été influencés par les ancres reçues, en particulier par l'ancre basse. En outre, par rapport à l'expérience 1, davantage de sujets présentent des jugements d'efficacité égaux, respectivement n=8 (soit 33.33%) et n=7 (soit 35.00%) dans les conditions C+L- et C-L+ (dans les conditions expérimentales de l'expérience 1, la proportion de sujets pour lesquels les jugements étaient égaux était seulement de 4.00%).

9.

En quelque sorte, ces sujets se sont conformés au proverbe : "Dans le doute, abstiens-toi". Ce résultat indique notamment que les sujets de l'expérience 1 (indépendamment de la variable "sexe") étaient dans une situation hautement incertaine, sans doute davantage que les sujets de la présente expérience.