3. 4. DISCUSSION

Les résultats de cette expérience ne confirment pas les hypothèses 1A et 1B. En effet, l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute n'est en aucun cas plus forte que l'effica-cité personnelle consécutive à l'ancre basse. La simple présentation d'une valeur arbitraire non-informative, par rapport à laquelle aucun jugement n'était demandé, n'affecte donc pas la formation de l'efficacité personnelle. Cependant, plusieurs arguments nous permettent de contester cette conclusion.

Dans l'ensemble, l'efficacité personnelle relevée dans chaque condition expérimentale est plus faible que l'efficacité personnelle relevée dans la condition contrôle. Il semble donc que les sujets n'ont pas énoncé leurs jugements indépendamment des ancres présentées. De façon plus spécifique, l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre basse (M=3.48) est plus faible que l'efficacité personnelle non-ancrée (M=4.71), t(130)=-3.76, p<.001. Dans le cas présent, l'efficacité personnelle est donc biaisée en direction de la valeur présentée (i. e., 1). L'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute (M=3.81) est également plus faible que l'efficacité personnelle non-ancrée, t(130)=-2.49, p<.02. Ce résultat inattendu démontre un effet singulier de l'ancre haute et renvoie à plusieurs explications possibles.

On pourrait notamment invoquer un effet de l'ordre de présentation des ancres. Par exemple, comme on peut le voir dans le tableau XXX, l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute est légèrement plus élevée lorsque la valeur 9 est présentée avant la valeur 1 (ordre 9→ 1) que lorsqu'elle est présentée après (ordre 1→ 9). On note une différence équi-valente au niveau de l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre basse. Ces différences ne sont cependant pas significatives (cf. tableau XXX — tests t sur séries indépendantes). De plus, quel que soit l'ordre de présentation des ancres, l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute reste plus faible que l'efficacité personnelle non-ancrée. Ce résultat démontre donc que l'influence de l'ancre haute est spécifique, indépendante de l'ordre dans lequel elle était présentée (i. e., avant ou après l'ancre basse).

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Tableau XXX — Moyennes (et écarts-types) de l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre basse (EP ancre basse) et de l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute (EP ancre haute) en fonction de l'ordre de présentation des ancres.

La difficulté apparente des problèmes — une étude préliminaire a montré que chaque problème présenté semblait difficile — a également pu influencer l'ajustement de la valeur 9 (cf. expérience 2). Les sujets auraient ainsi fortement révisé (à la baisse) leur jugement par rapport à cette valeur. Toutefois, cette interprétation n'explique pas pourquoi l'efficacité personnelle consécutive à l'ancre haute est significativement plus faible que l'efficacité per-sonnelle non-ancrée. L'explication suivante, qui renvoie au contenu positif de la proposition conditionnelle "si vous vous sentez tout à fait capable de résoudre (...) inscrivez 9", semble davantage pertinente.

Dans cette expérience, la proposition principale "inscrivez 9" était subordonnée à la proposition : "si vous vous sentez tout à fait capable de résoudre le problème des mission-naires et des cannibales (le problème de la tour de Hanoï) en moins de 5 minutes". Or, dans la mesure où les problèmes présentés semblaient difficiles, cette proposition a pu susciter un jugement antinomique (e. g., "Non... je ne me sens pas capable de résoudre ce problème en moins de 5 minutes"). Par conséquent, les sujets n'auraient pas considéré la valeur pro-posée (9) comme une réponse possible. Afin d'exprimer leur désaccord, ils auraient inscrit un chiffre clairement opposé à cette valeur (effet de contraste). En revanche, la proposition : "si vous ne vous sentez pas du tout capable de résoudre le problème des missionnaires et des cannibales (le problème de la tour de Hanoï) en moins de 5 minutes" a pu susciter un jugement concordant (e. g., "Oui... je ne me sens effectivement pas capable de résoudre ce problème en moins de 5 minutes"). Dans ce cas, les sujets auraient considéré la valeur pro-posée (1) comme une réponse possible. Afin d'exprimer leur accord, ils auraient ainsi inscrit un chiffre proche de cette valeur (effet d'assimilation).

Les résultats d'une expérience conduite par Strack et Mussweiler (1997, expérience 2) démontrent que les effets d'ancrage peuvent se traduire par un effet de contraste ou un effet d'assimilation. Suivant le paradigme d'ancrage classique (cf. Tversky & Kahneman, 1974), les expérimentateurs demandaient à des étudiants si la température hivernale moyenne en Antarctique était plus élevée ou plus basse que -20°C. Ensuite, les sujets devaient estimer soit la température hivernale moyenne en Antarctique (objet identique), soit la température hivernale moyenne à Hawaï (objet différent). Dans le premier cas, la réponse moyenne était -38.8°C ; dans le second, elle était 22.3°C (pour une ancre de -50°C, la moyenne des estima-tions était respectivement -51.5°C et 23.3°C). Les auteurs expliquent cette opposition par le fait que l'ancrage est un cas particulier d'amorçage sémantique. Spécifiquement, les sujets résolvent la tâche comparative en activant les éléments (informations ou connaissances) qui maximisent la similitude entre la valeur cible et l'ancre (e. g., "Je sais qu'en Antarctique, en particulier l'hiver, il neige et le vent est glacial : il y fait donc très froid"). Lorsque les objets sont identiques, les éléments activés sont appropriés : les estimations sont ainsi biaisées en direction de l'ancre (effet d'assimilation). En revanche, lorsque les objets sont différents, les éléments activés sont inappropriés (i. e., ils ne sont pas représentatifs du climat Hawaïen) : les estimations sont ainsi opposées par rapport à l'ancre (effet de contraste). Par conséquent, selon Strack et Mussweiler (1997), les effets d'assimilation et de contraste sont des manifes-tations possibles de l'heuristique d'ancrage.

En ce qui concerne le choix d'un problème, les résultats ne valident pas l'hypothèse 2. En effet, quelle que soit la condition, le problème choisi est davantage le problème MC que le problème TH. Dans la mesure où les jugements d'efficacité n'ont pas été biaisés dans des directions opposées (infirmation de l'hypothèse 1B), il était toutefois impossible de vérifier cette seconde hypothèse.

Un examen attentif des choix individuels (choix observés) a néanmoins montré que la plupart des sujets (47 sur 55, soit 85.45%) ont choisi le problème pour lequel leur efficacité personnelle était la plus forte. De plus, une analyse de régression logistique (modèle logit) a clairement démontré le rôle de la différence entre l'efficacité personnelle MC et l'efficacité personnelle TH dans la prédiction du choix du problème MC. La probabilité p du choix du problème MC évoluait nettement en fonction de cette différence. Bien que, contrairement à nos attentes, les jugements d'efficacité n'ont pas été expérimentalement biaisés dans des directions opposées, ces résultats démontrent donc l'influence de l'efficacité personnelle sur le choix d'un problème.

Des analyses logit intra-groupes ont aussi démontré que plus l'efficacité personnelle MC était supérieure à l'efficacité personnelle TH, plus la probabilité de choisir le problème MC plutôt que le problème TH augmentait. Dans chaque condition, la valeur prédictive de la différence entre l'efficacité personnelle MC et l'efficacité person-nelle TH est même particulièrement remarquable. D'une part, en effet, le nombre de sujets pour lesquels cette différence était nulle était relativement élevé, respectivement n=13 (soit 39.39%), n=16 (soit 51.61%) et n=14 (soit 41.18%) dans les conditions MC+TH-, MC-TH+ et contrôle. D'autre part, malgré une préférence manifeste pour le problème MC (les sujets pour lesquels la différence entre l'efficacité personnelle MC et l'efficacité personnelle TH était nulle ont en majorité choisi le problème MC), le modèle logit testé prédisait le choix du problème TH (p<.50) dès que l'efficacité personnelle TH était supérieure d'une unité à l'efficacité personnelle MC.