1. 3. DISCUSSION

Les résultats de cette expérience vérifient nos prédictions (hypothèses 1 et 2). En effet, les sujets qui considèrent différentes valeurs selon une séquence descendante développent une efficacité personnelle plus forte que les sujets qui considèrent les mêmes valeurs selon une séquence ascendante. Par suite, les sujets exposés à la séquence descendante persistent plus longtemps dans une tâche impossible que les sujets exposés à la séquence ascendante. Les résultats de cette expérience démontrent donc que l'ordre dans lequel on considère une séquence de valeurs, chacune d'elles représentant un niveau possible de performance, peut influencer à la fois l'efficacité personnelle et le comportement subséquent.

Ces résultats s'expliquent en termes de biais d'ancrage (Peake & Cervone, 1989). Dans les séquences présentées, la première valeur considérée par les sujets est soit très forte soit très faible. En jugeant si oui ou non la réponse correcte est égale à (au moins) 90% ou 10% d'items résolus, les sujets peuvent former une estimation implicite de la réponse correcte, qui est biaisée dans le sens de cette valeur initiale. Cette estimation initiale implicite peut servir ensuite de point de départ inférentiel lorsque les autres performances possibles sont considérées. Par exemple, dans la condition SA, le nombre moyen de réponses affirmatives est de 2.30 (dans la condition SD, cette moyenne est de 4.20). En d'autres termes, lorsque l'estimation initiale est biaisée dans le sens d'une faible valeur (10%), les sujets répondent négativement dès qu'ils considèrent la troisième possibilité, soit 40% d'items résolus.

Nos résultats apportent un soutien au modèle de Bandura (1977a, 1982, 1986, 1997) : une forte efficacité personnelle augmente le degré de persistance dans une activité difficile. Cependant, en dépit d'une efficacité personnelle significativement plus élevée, les sujets de la condition contrôle n'ont pas davantage persisté sur les items insolubles que les sujets de la condition SA. Ce résultat suggère que la différence n'était pas suffisamment importante pour affecter le comportement subséquent.

Si, dans l'ensemble, l'efficacité personnelle est corrélée positivement avec le temps de persistance (.61) et le nombre d'items tentés (.46), la force de ces relations varie néanmoins selon la condition. Par exemple, la relation entre l'efficacité personnelle et le temps de per-sistance est très forte dans la condition SA (.78) et modérée dans les conditions SD (.43) et contrôle (.40). Or, lorsque les sujets estiment leur capacité à résoudre la tâche des matrices, ils n'ont aucune expérience de cette tâche et disposent de peu d'informations à son propos. On peut donc supposer que les échecs répétés sur les items insolubles amènent les sujets à réévaluer à la baisse leur estimation initiale. Cette réévaluation, particulièrement vraie dans les conditions SD et contrôle, où l'efficacité personnelle des sujets était au départ relative-ment forte, diminuerait ainsi la force de la relation entre l'efficacité personnelle et le temps de persistance. Une telle réévaluation de l'efficacité personnelle expliquerait aussi pourquoi la relation entre l'efficacité personnelle et le nombre d'items insolubles tentés est faible dans la condition SD (.23) et nulle dans la condition contrôle (-.01).

Dans l'expérience suivante, afin d'examiner la relation entre l'efficacité personnelle et le temps de persistance avant que les sujets ne réévaluent leur efficacité personnelle, nous enregistrerons le temps passé à essayer de résoudre le premier item insoluble (matrice n°9). Cette nouvelle mesure nous permettra également de mettre éventuellement en évidence des différences dans la façon dont les sujets répartissent leur temps de persistance sur les items insolubles. Dans la condition contrôle, par exemple, il est intéressant de noter que le temps de persistance est corrélé modérément avec le nombre d'items tentés — la relation n'est pas significative, r(17)=.39, p=.10. En d'autres termes, les sujets peuvent passer beaucoup de temps à essayer de résoudre le premier item insoluble (surtout si leur efficacité personnelle est forte), mais ne tenter de résoudre que celui-ci 15.

Les différences inter-groupes obtenues sur les variables de persistance ne peuvent pas s'expliquer par les performances réalisées sur les 8 premiers items. En effet, les différentes conditions ne se différenciaient pas sur les variables comportementales initiales (temps de résolution des items solubles et nombre d'erreurs commises sur ces items). Cependant, une analyse de régression multiple a montré que lorsque l'efficacité personnelle était maintenue constante, le temps de résolution des 8 premiers items exerçait une action négative sur le temps de persistance. Autrement dit, plus les sujets ont consacré du temps à la résolution des items solubles et moins ils ont persisté sur les items insolubles, toutes choses égales par ailleurs. On doit donc admettre qu'une partie des 8 premiers items était trop difficile (le lien positif entre les variables comportementales initiales semble confirmer ce fait). L'ordre dans lequel ces items étaient classés (difficulté croissante) nous incite à penser qu'il s'agissait des 4 derniers. La plupart des erreurs ont d'ailleurs été commises sur les 4 derniers items (dans la mesure où nous n'avons pas enregistré le temps de résolution de chaque item, on ne peut toutefois vérifier lesquels étaient précisément trop difficiles). Dans l'expérience suivante, il conviendra donc de modifier ces items.

Il est intéressant de rapporter les réactions des sujets lors du debriefing. Tout d'abord, très peu de sujets (n=3) ont admis s'être doutés de la présence d'items insolubles, ce qui ne remet pas en cause la validité des résultats obtenus. La plupart ont justifié leur abandon en mentionnant que les items devenaient trop difficiles et/ou que leur résolution prenait trop de temps. Lorsque l'expérimentateur leur exposait le but et les hypothèses de l'expérience, les sujets exprimaient généralement de l'étonnement ou de l'incrédulité (rétrospectivement, ils étaient étonnés par leur propre estimation). Ces réactions suggèrent que la manipulation expérimentale ne transmettait aucune attente implicite de l'expérimentateur. De façon plus anecdotique, on peut aussi souligner l'application des sujets pour résoudre les items. Ils ont toujours tenté de résoudre les items conformément aux règles de déplacement des pions, de sorte qu'ils n'ont jamais "inventé" de solutions aux items insolubles.

Dans l'ensemble, nos résultats corroborent donc ceux de Peake et Cervone (1989). Il convient toutefois de souligner leurs spécificités.

En premier lieu, les valeurs incluses dans les séquences d'ancrage étaient exprimées en pourcentage (chaque valeur représentait une proportion de matrices à résoudre). En soi, la forme des valeurs présentées n'était pas d'une réelle importance, sauf qu'elle impliquait une mesure différente de l'efficacité personnelle. Les sujets estimaient leur efficacité person-nelle, non pas en indiquant le nombre exact d'items qu'ils pensaient pouvoir résoudre, mais en plaçant une croix dans une échelle où les valeurs proposées étaient également exprimées en pourcentage. Nos résultats démontrent donc que les sujets peuvent assimiler une valeur exprimée en pourcentage (leur efficacité personnelle) à une autre valeur exprimée en pour-centage (une proportion d'items) et, ce, même si ces pourcentages renvoient à des "réalités" différentes. Sur ce point, il a été montré que les ancres exprimées sur une échelle affectaient les jugements exprimés sur une autre échelle (Chapman & Bornstein, 1996). Par exemple, penser pouvoir résoudre au moins 10% des items ne signifiait pas se sentir à 10% capable de résoudre la totalité des items. Cependant, il semble que les sujets établissaient une telle correspondance. Plus précisément, ils devaient interpréter les valeurs de l'échelle de mesure comme des proportions d'items à résoudre, de sorte que les valeurs de l'échelle et les valeurs incluses dans les séquences d'ancrage représentaient la même chose. En d'autres termes, aux yeux des sujets, cocher 10% sur l'échelle de mesure pouvait signifier "se sentir capable de résoudre (seulement) 10% des items".

En second lieu, nous avons mesuré la persistance en enregistrant le temps passé par les sujets à essayer de résoudre des items insolubles. Dans une revue de la littérature sur le sujet, à partir des techniques de méta-analyses, Multon et al. (1991) ont noté que l'efficacité personnelle était peu corrélée avec la persistance lorsque celle-ci était mesurée par le temps passé sur une tâche. Deux études ont même obtenu une corrélation négative entre ces deux variables (Schunk, 1983 ; Schunk & Hanson, 1985). Les résultats de cette expérience mon-trent néanmoins que lorsque les sujets sont en face d'un obstacle, leur efficacité personnelle influence leur temps de persistance. Comme l'affirme Bandura (1977a, 1982, 1986, 1997), c'est donc bien face aux obstacles que l'efficacité personnelle joue un rôle déterminant. En définitive, le temps passé sur une tâche est un indice pertinent de la persistance lorsque les conditions proposées sont suffisamment sélectives.

En résumé, les résultats de cette expérience sont conformes à ceux obtenus par Peake et Cervone (1989) : l'ordre dans lequel les sujets considèrent une séquence de valeurs peut affecter à la fois leur efficacité personnelle — par effet de primauté, l'efficacité personnelle est biaisée dans le sens de la valeur initiale considérée — et leur persistance dans une tâche cognitive. L'expérience suivante propose une seconde forme de manipulation expérimentale pour obtenir des biais d'ancrage.

Notes
15.

Par exemple, dans la condition contrôle, le sujet présentant la plus forte efficacité personnelle (80%) a passé près de 39 minutes à essayer de résoudre seulement le premier item insoluble !