3. DISCUSSION GENERALE

Les résultats de ces expériences sont, dans l'ensemble, conforment à nos hypothèses initiales : les biais d'ancrage influencent l'efficacité personnelle qui, à son tour, influence le comportement subséquent. En ce qui concerne le premier point, chaque expérience réalisée propose néanmoins une conclusion particulière :

Dans la première expérience, les sujets considéraient différentes valeurs — chacune d'elles représentait un niveau de performance possible — successivement. Les résultats ont démontré (cf. Peake & Cervone, 1989) que l'ordre dans lequel les sujets considéraient ces valeurs affectaient leur jugement d'efficacité. Par effet de primauté, l'efficacité personnelle était ainsi biaisée dans le sens de la valeur initiale considérée.

Dans la seconde expérience, on présentait aux sujets différentes valeurs — chacune d'elles représentait le score (fictif) réalisé au préalable par un autre sujet — simultanément. Les résultats ont ici démontré (cf. Caverni & Péris, 1990) que les sujets utilisaient la valeur égale au score moyen de la série présentée pour former leur jugement d'efficacité. Le score moyen (placé en position médiane) était ainsi utilisé, et seulement lui, comme une ancre, de sorte que l'efficacité personnelle était biaisée dans sa direction.

Dans chaque cas, en somme, les sujets opèrent leur estimation en partant de la valeur la plus saillante. Lorsque différentes valeurs sont présentées successivement (expérience 4), la valeur la plus saillante est, par effet de primauté, la première valeur présentée. Lorsque différentes valeurs sont présentées simultanément (expérience 5), la valeur la plus saillante est la valeur placée en position médiane — la valeur la plus basse et la valeur la plus haute étant placées en première et en dernière position, respectivement.

Les expériences réalisées diffèrent néanmoins par la nature des valeurs présentées, de sorte que les biais obtenus sont plus ou moins remarquables. Si les sujets de l'expérience 4 disposaient, en théorie, de toutes les réponses possibles comprises entre 0% et 100% pour exprimer leur jugement, les sujets de l'expérience 5 ne disposaient quant à eux, en pratique, que d'une étendue limitée de réponses possibles (dans l'expérience 5, les sujets ont reconnu avoir utilisé les résultats des sujets précédents pour former leur jugement). Leur jugement d'efficacité était donc logiquement compris dans les limites des séries de scores auxquelles ils étaient exposés. En somme, le principe même de la manipulation expérimentale limitait l'incertitude de la situation. Cependant, l'objectif premier de la seconde expérience était de concevoir une procédure expérimentale réaliste, c'est-à-dire proche des situations de la vie courante. Nous avons donc conçu une situation dans laquelle les sujets pouvaient prendre en compte les performances d'autres sujets. Une situation similaire, mais quelque peu plus incertaine, est envisageable. Par exemple, on pourrait exposer les sujets à un intervalle de performances (e. g., "les sujets précédents ont résolu correctement entre 9 et 15 items"). Dans ce cas, l'hypothèse serait que les sujets déterminent eux-mêmes la valeur moyenne de l'intervalle présenté et l'utilisent comme une ancre. Ainsi, au lieu de tester l'hypothèse d'un processus d'extraction de l'ancre (Caverni & Péris, 1990), on pourrait tester l'hypothèse d'un processus de détermination de l'ancre. Le test d'une telle hypothèse permettrait d'étendre les formes d'application de l'heuristique d'ancrage-ajustement.

Selon la perspective du modèle de Bandura (1977a, 1982, 1986, 1997), nos résultats démontrent que l'efficacité personnelle constitue un déterminant proximal de la persistance comportementale. Cervone et Peake (1986) suggèrent que pour tester de manière rigoureuse l'influence causale de l'efficacité personnelle sur le comportement, il convient de comparer des groupes de sujets qui diffèrent selon leur efficacité personnelle, mais qui possèdent une connaissance et une expérience équivalentes de la tâche à laquelle ils sont confrontés. Nous avons adopté cette méthode. En effet, quelle que soit la condition expérimentale, les sujets recevaient des informations équivalentes à propos de la tâche des matrices (leur expérience de cette tâche étant supposée équivalente). Ainsi, les différences inter-groupes obtenues sur les mesures de persistance traduisent uniquement les différences inter-groupes obtenues au niveau de l'efficacité personnelle. Dans les deux expériences réalisées, il est donc possible d'affirmer que l'efficacité personnelle est le facteur causal de la persistance : plus forte est l'efficacité personnelle et plus la persistance comportementale est importante, toutes choses étant supposées égales par ailleurs.

Dans les conditions expérimentales de chaque expérience, l'efficacité personnelle est corrélée positivement avec les variables de persistance. Ces relations, même si elles ne sont pas systématiquement significatives au seuil de p<.05, sont particulièrement remarquables. Le jugement initial d'efficacité était basé sur un nombre limité d'informations à propos de la tâche à accomplir. Les sujets recevaient davantage d'informations pertinentes au cours de la résolution des items. Les informations acquises auraient donc pu entraîner une réévaluation de l'efficacité personnelle (Bandura, 1986, 1991 ; Gist & Mitchell, 1992), atténuant ainsi la relation entre le jugement initial d'efficacité et la persistance. Un tel phénomène est suggéré par les corrélations obtenues dans la condition contrôle de chaque expérience. Toutefois, au moins dans les conditions expérimentales, nos résultats suggèrent que les sujets ont persisté dans leur jugement initial d'efficacité.

Plusieurs recherches ont montré que les croyances initiales pouvaient persister même lorsque les informations sous-tendant ces croyances étaient discréditées (Anderson, Lepper, & Ross, 1980 ; Davies, 1997 ; Fleming & Arrowood, 1979 ; Lepper, Ross, & Lau, 1986 ; Ross, Lepper, & Hubbard, 1975). Par exemple, Ross et al. (1975) ont induit leurs sujets à croire qu'ils étaient ou non doués pour la détection de véritables lettres de suicidés parmi de fausses lettres. Même après avoir appris que les estimations de performance avaient été, en réalité, distribuées de façon aléatoire, les sujets continuaient à croire qu'ils étaient bons ou mauvais dans ce type d'activité. Pour notre propos, plusieurs recherches ont montré que les jugements initiaux d'efficacité pouvaient persister en dépit d'informations ou d'expériences actuelles dissonantes (Cardozo, Meier, & Albornoz, 1996 ; Cervone & Palmer, 1990 ; Mauchand, 1997, 2001). Par exemple, dans une étude que nous avons nous-mêmes réalisée (Mauchand, 2001), certains sujets étaient incités à croire que les 30 items à résoudre étaient faciles, tandis que d'autres étaient incités à croire que ces items étaient difficiles (induction d'une efficacité personnelle initiale forte versus faible). Après la résolution des 10 puis des 20 premiers items, les sujets du second groupe (items difficiles) pensaient pouvoir résoudre systématiquement moins d'items, respectivement sur les 20 et 10 restants, que les sujets du premier groupe (items faciles). Or, dans chaque série de 10 items, la moitié était très facile tandis que l'autre moitié était impossible à résoudre, de sorte que les sujets obtenaient des performances identiques quelle que soit la condition expérimentale. Par conséquent, au lieu de s'annuler, la différence initiale dans les jugements d'efficacité persistait lors des mesures subséquentes. En outre, seuls les sujets du second groupe sous-évaluaient a posteriori leur performance effective.

Selon Anderson et al. (1980), la persistance des croyances initiales est due au fait que les individus parviennent à trouver une explication pour les données et répugnent à changer cette explication plausible. Les individus cherchent d'ailleurs spontanément des explications aux phénomènes inattendus ou non-familiers (Weiner, 1985). Dans les conditions contrôle, si l'on considère que les sujets exprimaient initialement un doute 16, ils pouvaient envisager plusieurs issues possibles (par exemple, un sujet contrôle pouvait se dire : "Je ne sais pas... On verra bien"). Dans cette perspective, l'information actuelle, acquise au cours de la tâche, les aurait incité à modifier rapidement leur jugement (indécis) initial. En revanche, dans les conditions expérimentales, les sujets débutaient la tâche avec un jugement orienté dans un sens positif (efficacité personnelle forte) ou négatif (efficacité personnelle faible). On peut donc penser qu'ils prévoyaient une issue elle aussi positive ou négative. Lorsqu'un sujet qui commençait la tâche avec une faible efficacité personnelle butait sur les items insolubles, il pouvait considérer qu'il avait envisagé cette situation (il pouvait par exemple se dire 17 : "Je suis de toute façon nul dans ce genre de truc, je ne vais pas y passer la journée"). Lorsqu'un sujet qui débutait la tâche avec une forte efficacité personnelle se heurtait aux mêmes items, il pouvait considérer que ses difficultés n'étaient que ponctuelles (il pouvait par exemple se dire (19) : "Il doit bien y avoir des solutions, je n'ai pas du m'y prendre comme il faut"). Dans les deux cas, les raisonnements tenus supportent l'existence d'un biais de confirmation (cf. Snyder & Swann, 1978 ; Wason & Johnson-Laird, 1972). En trouvant des causes plausibles pour expliquer les difficultés qu'ils rencontrent, les sujets raisonnent de manière à confirmer leur jugement initial, de sorte qu'ils tendent à persister dans ce jugement. Par conséquent, il semble que les sujets comptent davantage sur leur jugement initial d'efficacité pour réguler leur effort quand ils reçoivent une ancre et jugent leur capacité par rapport à elle que quand ils ne reçoivent rien. Une ancre, même si elle ne procure aucune information sur la tâche à accomplir, peut ainsi non seulement affecter les jugements initiaux d'efficacité personnelle, mais accentuer aussi leur persistance (Cervone & Palmer, 1990).

L'efficacité personnelle peut affecter la persistance de plusieurs manières. Les sujets dont l'efficacité personnelle est faible peuvent abandonner rapidement parce qu'ils estiment inutile de persister sur des items qui excèdent leur niveau d'habileté ; au contraire, les sujets dont l'efficacité personnelle est forte persistent parce qu'ils estiment que cela vaut la peine de consacrer du temps et de l'énergie à essayer de résoudre des items difficiles. L'efficacité personnelle peut aussi affecter la persistance par l'intermédiaire de la fixation d'un standard de performance ou d'un but. L'efficacité personnelle agit en effet sur l'élaboration des buts : plus un individu se considère efficace, plus il se fixe des buts élevés (Bandura & Cervone, 1983, 1986 ; Locke et al., 1984b) et plus il s'engage à les atteindre (Locke, Latham, & Erez, 1988). Par exemple, on peut penser que les sujets dont l'efficacité personnelle est forte se fixent, en fonction de leur jugement, un but élevé. Par suite, ils persistent jusqu'à atteindre (ou approcher) le but fixé. Cependant, il ne semble pas que les sujets débutaient la tâche en se fixant un but précis. En effet, comme nous l'avons déjà indiqué, les sujets justifiaient leur abandon en mentionnant que les items devenaient trop difficiles (e. g., "J'ai arrêté parce que cela devenait trop compliqué") et/ou que leur résolution prenait trop de temps (e. g., "J'ai abandonné parce que, pour tout faire, il aurait fallu que j'y passe la journée"). Beaucoup de sujets exprimaient aussi le fait qu'il était impossible de résoudre tous les items tant ceux-ci étaient difficiles (e. g. "C'était impossible de tout faire, plus ça allait et plus c'était dur, j'ai préféré arrêter avant de devenir fou"). Par ailleurs, si les sujets s'étaient fixés un but précis, ceux dont l'efficacité personnelle était faible (notamment ceux dont l'efficacité personnelle n'excédait pas 8 items) auraient probablement abandonné dès le premier item insoluble. Or, ces sujets ont tenté de résoudre quelques items insolubles après celui-ci. Il semble donc que les sujets persistaient jusqu'à ce qu'ils jugent impossible de résoudre davantage d'items ou inutile d'essayer de trouver des solutions à des items devenus trop difficiles. En somme, en fonction de leur jugement d'efficacité, les sujets détermineraient un seuil (une sorte de seuil de tolérance) à partir duquel ils jugeraient inutile de continuer la tâche. Selon cette analyse, une forte efficacité personnelle tendrait ainsi à repousser ce seuil.

Les propos tenus par les sujets après chaque expérience (dont certains sont rapportés ci-dessus) permettent d'infirmer l'hypothèse d'une demande implicite de l'expérimentateur. En d'autres termes, quelle que soit la manipulation expérimentale, les sujets ne se sentaient pas obligés de répondre à une attente de celui-ci. Néanmoins, on peut se demander si le fait de produire une évaluation écrite de son efficacité ne créait pas une contrainte sociale pour que la performance finale soit conforme à cette évaluation (Cervone & Peake, 1986 ; Peake & Cervone, 1989). Autrement dit, les sujets pouvaient persister non pas en fonction de leur efficacité personnelle, mais parce qu'ils étaient motivés à réduire la discrépance entre leur estimation écrite et leur performance actuelle. Plusieurs arguments permettent toutefois de rejeter cette interprétation. Premièrement, aucun sujet n'a tenu des propos susceptibles de confirmer l'existence d'une exigence sociale de conformité entre son estimation écrite et la performance subséquente. Deuxièmement, plusieurs études ont montré que le fait d'estimer de façon publique ou privée son efficacité personnelle — facteur susceptible d'influencer une telle exigence — n'avait d'influence ni sur la performance ni sur la force de la relation efficacité personnelle-performance (Gauthier & Ladouceur, 1981 ; Weinberg, Yukelson, & Jackson, 1980). Dans une recherche dans laquelle les auteurs manipulaient explicitement le niveau de contrainte sociale, Telch et al. (1982) ont infirmé l'hypothèse selon laquelle cette contrainte augmentait la conformité entre l'efficacité personnelle et la performance. Enfin, et surtout, Cervone et Peake (1989, expérience 3) ont montré que des sujets exposés à une Séquence Descendante (i. e., 24 – 21 – 10 – 4 et 1 items résolus) persistaient de manière identique dans la tâche, qu'ils aient préalablement ou non produit une estimation écrite de leur efficacité personnelle (cf. aussi Cervone, 1989).

En résumé, nos résultats permettent d'avancer plusieurs conclusions :

Notes
16.

Pour Cervone et Peake (1986), les sujets en condition contrôle s'engagent dans une estimation hasardeuse de leur efficacité personnelle. Nous ne partageons pas tout à fait cette opinion. En effet, quelle que soit l'échelle de mesure utilisée, l'efficacité personnelle des sujets en condition contrôle est systématiquement très proche de la valeur médiane de l'échelle (50% dans une échelle graduée de 0 à 100% et 10 sur une échelle graduée de 0 à 20). En utilisant la valeur médiane de l'échelle, ces sujets semblent donc vouloir délibérément rester "neutres". Comme nous l'avons mentionné dans le chapitre précédent (cf. p. 115), ils s'abstiennent d'énoncer un jugement signifiant soit la possibilité d'une réussite soit la possibilité d'un échec. En d'autres termes, selon nous, les sujets en condition contrôle expriment un jugement signifiant : "Je ne sais pas... On verra bien".

17.

et (19). Les propos rapportés dans cet exemple ont été marmonnés au cours des expériences.