3. 3. DISCUSSION

Les résultats de cette expérience démontrent que l'introduction d'une valeur arbitraire pendant la fixation d'un but affecte le niveau du but sélectionné. Comme attendu, la valeur arbitraire agit comme une ancre, de sorte que le but sélectionné est biaisé dans sa direction. Ainsi, conformément à l'hypothèse 1, les sujets exposés à une ancre haute se fixent un but plus élevé (i. e., plus difficile) que les sujets exposés à une ancre basse ou à aucune ancre. Le niveau du but choisi influence à son tour l'efficacité personnelle (Garland, 1985) : plus le but fixé est élévé et plus l'efficacité personnelle est forte — sur ce point, la relation entre le but fixé et l'efficacité personnelle est très forte, r(28)=.92, p<.0001. Ainsi, conformément à l'hypothèse 2, les sujets exposés à une ancre haute développent une efficacité personnelle plus forte que les sujets exposés à une ancre basse, à aucune ancre ou à un but général.

Cependant, nos résultats ne vérifient pas l'hypothèse 3. Quelle que soit la variable de performance utilisée, les sujets exposés à une ancre haute ne sont pas significativement plus performants que les sujets exposés à une ancre basse, à une ancre haute ou à un but général. Toutefois, on peut souligner que le but fixé est corrélé positivement avec la performance, r(28)=.41, p<.03 — la corrélation est de .45 (p<.02) avec le nombre total d'items résolus. Cette relation tend donc à confirmer l'hypothèse fondamentale de la théorie de la fixation de buts (Latham & Locke, 1991 ; Locke, 1968 ; Locke & Latham, 1990a ; Locke et al., 1981), selon laquelle la performance est une fonction linéaire de la difficulté du but.

L'absence de feed-back explicite pendant l'accomplissement de la tâche (absence de feed-back sur le rapport temps écoulé / nombre d'items actuellement résolus) peut expliquer la non confirmation de l'hypothèse 3. Nous avions d'ailleurs envisagé cette possibilité dans l'introduction de cette expérience. Ainsi, sans information sur le nombre d'items qu'ils leur restait à résoudre pour atteindre leur but, les sujets n'auraient pas suffisamment intensifié leur effort. Dans la condition BAH, on peut aussi remarquer que les performances réalisées sont très éloignées des buts fixés. En effet, la performance moyenne est de 14.10, alors que le but fixé moyen était de 22.40. La performance a donc pu être limitée par les exigences de la tâche ou par la capacité des sujets (Welford, 1977). L'absence de relation entre le but et la performance, dans la condition BAH (r=.05), semble confirmer ce point. Par exemple, l'examen des livrets, lors du dénombrement des matrices correctement résolues, a montré que certains items (en particulier l'item n°5 où les pions se croisent — cf. annexe n°3) ont posé des difficultés aux sujets. Or, dans les instructions, nous avions clairement signifié aux participants que seuls les items correctement résolus seraient comptabilisés. Les sujets ont donc pu perdre beaucoup de temps à essayer de résoudre certains items, au détriment de la performance d'ensemble.

Les résultats de cette expérience semblent aussi vérifier l'hypothèse selon laquelle le but fixé avant l'accomplissement de la tâche sert de référence (d'ancre) à l'autoévaluation de la performance après son accomplissement. Une analyse de régression multiple montre que quand la performance effective et les autres variables cognitives sont contrôlées, le but fixé est un prédicteur significatif de la performance autoévaluée (cf. tableau XLII). Le but choisi constituerait ainsi une image directrice de l'action, stockée en mémoire et disponible dans le temps, même une fois la tâche achevée.

Tableau XLII — Résultats de l'analyse de régression multiple pour la performance autoévaluée (les données de la condition BG ne sont pas incluses dans cette analyse).
Variable dépendante Variables indépendantes β F ddl P R2
Performance autoévaluée But fixé 49 4.53 1, 25 < ;.05
Efficacité personnelle -.12 36 1, 25 =.55
Valence 06 34 1, 25 =.57
Performance effective 67 46.30 1, 25 < ;.0001
Régression globale 26.96 4, 25 < ;.0001 81

Comme attendu, les sujets exposés à une ancre haute sur-évaluent leur performance, tandis que les sujets exposés à une ancre basse sous-évaluent la leur. Ce résultat confirme, semble-t-il, que le but fixé agit comme une ancre. Lorsqu'une personne estime avoir réalisé une meilleure (ou une moins bonne) performance que ce qu'elle pensait, elle évalue en effet le niveau de sa performance sur la base de son but initial. Ainsi, bien que les sujets exposés à une ancre basse ont pu estimer avoir réalisé une performance supérieure à leur but, celui-ci n'aurait pas été suffisamment ajusté (vers le haut) pour éviter une sous-évaluation de la performance. A l'inverse, si les sujets exposés à une ancre haute ont pu estimer avoir réalisé une performance inférieure à leur but, celui-ci n'aurait pas été suffisamment ajusté (vers le bas) pour éviter une sur-évaluation de la performance. D'autres investigations apparaissent néanmoins nécessaires pour confirmer cette interprétation.

Les résultats les plus surprenants concernent la valence du but. En effet, les sujets de la condition BAB attribuent peu d'importance à l'atteinte de leur propre but (cf. figure 49), comparativement aux sujets des autres conditions (BAH et BP). Pourtant, les sujets des conditions BAB et BP ont choisi des buts d'un niveau équivalent (M=10.50 et M=9.00, respectivement). Tout ce passe comme si les participants affectés à une ancre basse avaient eu conscience de la relative facilité de leur but. Or, plusieurs recherches ont montré que la valence du but était faible lorsque le but fixé ou la tâche proposée était facile (Biner, 1987 ; Matsui, Okada, & Mizuguchi, 1981 ; Mauchand, 1998 ; Wright & Brehm, 1984). Plutôt, ces sujets auraient pressenti que la valeur incluse dans l'exemple proposé ("par exemple, dîtes-vous : je vais essayer de résoudre 10 matrices en 10 minutes") représentait un but facile — donc assez peu attractif. On doit toutefois souligner le manque d'arguments expérimentaux à l'appui de cette hypothèse. Cette explication peut aussi attester de la robustesse de l'effet d'ancrage. Si les sujets sont capables de pressentir qu'une valeur représente un but facile et peu stimulant, ils sont néanmoins incapables de réviser fortement leur décision par rapport à cette valeur (alors qu'on leur demande justement de se fixer un but stimulant). En somme, nos résultats suggèrent que l'on peut analyser les propriétés d'une ancre, estimer qu'elle est dissonante par rapport à une demande explicite, mais être finalement incapable de prendre une décision qui va à son encontre. Là aussi, d'autres études apparaissent nécessaires pour confirmer nos résultats et, éventuellement, en donner une autre explication.

Nous avons réalisé une seconde expérience, dans laquelle nous avons introduit deux modifications majeures : (1) les instructions données aux participants sont verbales (et non plus écrites) ; (2) la tâche proposée est une tâche motrice (et non plus cognitive).