4. 3. DISCUSSION

Sur plusieurs points, les résultats de cette expérience confirment ceux de l'expérience 6. D'une part, conformément à l'hypothèse 1, les sujets exposés à une ancre haute se fixent un but plus élevé (i. e., plus difficile) que les sujets exposés à une ancre basse. D'autre part, conformément à l'hypothèse 2, les sujets exposés à une ancre haute développent une effica-cité personnelle plus forte que les sujets exposés à une ancre basse. Ainsi, le niveau du but choisi influence l'efficacité personnelle (Garland, 1985) : plus le but choisi est élevé et plus l'efficacité personnelle est forte (r=.78).

En revanche, par rapport à l'expérience 6, les résultats de cette expérience confirment l'hypothèse 3 : les sujets exposés à une ancre haute produisent de meilleures performances que les sujets exposés à une ancre basse. Cette expérience vérifie donc, en contexte sportif, que les buts difficiles conduisent à de meilleures performances que les buts faciles (Latham & Locke, 1991 ; Locke & Latham, 1990a ; Locke et al., 1981). Pendant l'accomplissement de la tâche, les sujets disposaient ici d'un feed-back ; ils étaient ainsi, de manière constante, renseignés sur l'évolution de leur performance. Contrairement aux sujets de l'expérience 6, ils pouvaient voir s'ils progressaient en direction du qu'ils s'étaient fixé. Dans la mesure où l'effort est ajusté à la difficulté du but fixé (Locke & Latham, 1990a ; Locke et al., 1981), les sujets exposés à une ancre haute, qui se sont pour la plupart fixés un but objectivement "très difficile" — en moyenne, ces sujets obtiennent des performances inférieures de 54.70 mètres à leur but — ont donc pu maintenir ou intensifier leur effort de façon à atteindre (ou approcher) le but qu'ils s'étaient fixé. Cette observation corrobore, dans un certain sens, les résultats de différentes recherches (Bar-Eli, Levy-Kolker, Tenenbaum, & Weinberg, 1993 ; Humphries, Thomas, & Nelson, 1991 ; Weinberg et al., 1987, 1990, 1991), dans lesquelles aucune détérioration de la performance n'était constatée lorsque les sujets étaient assignés à des buts parfaitement inaccessibles. En revanche, les sujets exposés à une ancre basse, qui se sont pour la plupart donnés un but objectivement "très facile" — en moyenne, ces sujets obtiennent des performances supérieures de 134.70 mètres à leur but — auraient consenti suffisamment d'effort pour atteindre le but qu'ils s'étaient fixé, sans toutefois le maintenir ou l'intensifier après l'avoir atteint. Locke et Bryan (1967) ont montré que les sujets pouvaient arrêter leur effort lorsqu'ils avaient atteint leur but prescrit. Cependant, comme nous avons pu nous en rendre compte au cours des passations, les sujets de la condition BAB n'ont pas adopté un tel comportement. Simplement, par rapport aux sujets de la condition BAH, leur effort n'était plus guidé par un but spécifique à atteindre, de sorte qu'ils n'ont probablement pas autant intensifié leur effort dans les dernières secondes de l'exercice. Il serait sans doute instructif de reprendre l'expérience en enregistrant la distance parcourue en 30 secondes, 1 minute, etc., afin d'examiner comment les sujets régulent leur effort.

Dans cette expérience, contrairement à ce que nous avions observé dans l'expérience 6, les sujets de la condition BAB n'accordent pas moins d'importance à l'atteinte de leur but que les sujets de la condition BAH. Dans l'ensemble, tous les sujets ont considéré qu'il était important d'atteindre le but qu'ils s'étaient fixé (M=7.30). Cette absence de différence entre les valences suggère que tous les sujets — la plus petite valence était égale à 5 — étaient convaincus du caractère difficile et stimulant de leur propre but. En ce sens, les sujets de la condition BAB n'auraient pas pressenti que l'ancre 370 représentait en fait un but extrême-ment facile. Par conséquent, on peut penser que les participants n'avaient ici aucune idée du niveau de difficulté réel (objectif) du but qu'ils choisissaient, ni de leurs capacités initiales. Plusieurs points semblent vérifier ces suggestions.

Premièrement, la corrélation entre le but choisi et la valence est presque nulle (.05 — dans l'expérience précédente, cette relation était positive et significative, r(28)=.55, p<.01). Chaque sujet a donc choisi un but qui lui semblait difficile, stimulant, et dont l'atteinte était importante.

Deuxièmement, la performance de base (réalisée lors de l'essai pré-expérimental) n'est corrélée avec aucune des variables cognitives. En particulier, nous avons même relevé une très faible corrélation négative entre la performance de base et le but fixé (-.08). Les sujets ont donc choisi un but indépendamment de leurs capacités initiales, capacités qu'ils auraient pu pressentir (aucun feed-back n'était fourni sur les performances de base).

Troisièmement, la performance n'est pas corrélée avec le niveau du but choisi (ni avec les autres variables cognitives). Cette absence de relation entre le but fixé et la performance s'explique par le fait que les sujets qui se sont fixés les buts les plus élevés n'avaient pas les capacités requises pour les atteindre ; ils ne pouvaient donc pas produire des performances beaucoup plus hautes que les sujets qui se sont fixés des buts moins élevés. Nous pourrions même concevoir que ce sont les sujets les moins compétents qui se sont donnés les buts les plus élevés. Par exemple, Kruger et Dunning (1999) démontrent que moins les sujets ont de compétence dans un domaine donné, moins ils se rendent compte qu'ils sont incompétents. Surtout, les auteurs observent (Kruger & Dunning, 1999, étude 1) que ce sont les sujets les plus faibles qui se surestiment le plus. Les sujets les moins "compétents" (i. e., ceux dont les capacités initiales étaient faibles) ont donc pu se donner des buts dépassant largement leurs capacités initiales. En fait, par "incompétence", nous entendons aussi l'incapacité des sujets à estimer le niveau de difficulté de la valeur ancre (370 ou 740 mètres) à laquelle ils étaient exposés. Par exemple, dans la condition BAH, un sujet s'est donné comme but de parcourir 750 mètres (but le plus élevé — on peut considérer que ce sujet a pris "au pied de la lettre" l'ancre 740 incluse dans les instructions). Or, c'est précisément ce sujet qui a obtenu la plus faible performance de base (138 mètres). Ne possédant donc pas les capacités appropriées, il n'a parcouru que 486 mètres (performance la plus faible de la condition BAH).

En définitive, nos résultats suggèrent deux observations : (1) par effet d'ancrage, une personne peut être amenée à se fixer un but nettement surévalué par rapport à ses capacités initiales ; (2) même si cette personne se donne un but objectivement inaccessible, au regard de ses capacités, elle consentira néanmoins à fournir des efforts importants pour essayer de l'atteindre. Toutefois, nous devons aussi souligner que la taille de notre échantillon (N=20) limite la portée de ces observations.