5. DISCUSSION GENERALE

Le premier objectif de cette recherche était de vérifier l'hypothèse d'une influence de l'heuristique d'ancrage-d'ajustement sur le choix d'un but personnel (i. e., sur l'auto-fixation d'un but). Les résultats des deux expériences ont clairement vérifié cette hypothèse. Quand une valeur numérique arbitraire est introduite dans le processus de fixation de but, elle agit comme ancre, de sorte que le choix d'un but est biaisé dans sa direction. Ainsi, les sujets opèrent leur choix en partant d'un "but-ancre" qu'ils ajustent insuffisamment.

Le second objectif de cette recherche était de démontrer que l'heuristique d'ancrage-ajustement est un moyen par lequel on peut inciter les sujets à se fixer des buts difficiles et stimulants. Là encore, nos résultats ont confirmé cette idée. En effet, comme le choix d'un but est biaisé dans le sens du "but-ancre" introduit dans le processus de fixation de but, les sujets exposés à une ancre haute se fixent des buts d'un niveau de difficulté plus élevé que les sujets exposés à une ancre basse (expériences 6 et 7) ou que les sujets exposés à aucune ancre (expérience 6). L'auto-fixation d'un but difficile se concrétise aussi par une efficacité personnelle plus forte (expériences 6 et 7), une valence du but plus élevée (expérience 6) et une meilleure performance (expérience 7).

Dans nos expériences, nous avons obtenu des biais d'ancrage avec une manipulation, en termes d'introduction de l'ancre, relativement mineure. Notamment dans l'expérience 7, la manipulation ne reposait que sur la verbalisation de quatre mots, tels que "par exemple, 740 mètres". Dans l'expérience 6, elle reposait sur une phrase écrite plus longue, telle que : "par exemple, dîtes-vous : je me fixe comme but de résoudre 30 matrices en 10 minutes". Néanmoins, quelle que soit la forme de la manipulation, l'impact de la valeur d'ancrage sur le choix d'un but était particulièrement fort.

Cet impact est toutefois plus remarquable dans l'expérience 6 que dans l'expérience 7, pour la raison suivante : dans l'expérience 6, même si la tâche était nouvelle, l'étendue des performances possibles était a priori limitée. Par exemple, de manière spontanée, les sujets pouvaient partir du principe qu'ils pouvaient résoudre un item en une minute, soit un total de 10 matrices résolues en 10 minutes. Or, dans l'expérience 7, l'étendue des performances possibles était a priori très importante. En effet, par inexpérience, les participants étaient dans l'incapacité d'anticiper un quelconque niveau de performance. D'ailleurs, comme nous l'avons souligné dans la présentation de la méthodologie de cette expérience , certains participants ont eu des difficultés à se fixer un but spécifique, de sorte que l'expérimentateur devait réitérer les instructions données initialement. Il n'est donc pas surprenant que les sujets dans l'expérience 7 se soient fixés un but en partant de la seule référence disponible, c'est-à-dire la valeur spécifique incluse dans les instructions. En somme, nos résultats suggèrent que la magnitude des biais d'ancrage croît avec l'incertitude de la situation. Ainsi, lorsque la situation proposée est fortement incertaine (tâche nouvelle et non-familière, étendue très importante des réponses possibles), même une valeur extrême (e. g., un "but-ancre" objectivement impossible à atteindre) est susceptible de conduire à de forts effets d'ancrage (Quattrone et al., 1984, cité par Wilson et al., 1996).

Cette étude avait pour objectif de démontrer que l'introduction d'une ancre affectait le choix d'un but personnel. Par contraste, plusieurs recherches ont examiné comment les buts prescrits fournissaient des ancres à partir desquelles les buts personnels étaient sélectionnés (Earley & Erez, 1991 ; Locke et al., 1984a ; Meyer & Gellatly, 1988). Par exemple, Locke et al. (1984a) ont montré que les sujets assignés à des buts difficiles choisissaient pour eux-mêmes, après une première performance et avant la réalisation d'une seconde, des buts plus difficiles que les sujets assignés initialement à des buts faciles. Cette recherche indique que les buts assignés servent d'ancre au choix futur d'un but personnel.

Nos résultats contribuent aussi à proposer une nouvelle technique de fixation de but. Traditionnellement, les buts sont assignés à un sujet par une personne extérieure. Toutefois, de nombreuses recherches ont examiné l'impact que la participation dans la fixation de buts pouvait avoir sur le niveau des buts choisi, l'engagement dans ceux-ci et la performance (e. g., Latham, Erez, & Locke, 1988 ; Locke & Latham, 1990a). Pour notre part, nous avons démontré que l'introduction d'une ancre, et non la prescription d'un but, avait une influence importante sur l'auto-fixation d'un but, l'efficacité personnelle et, dans une moindre mesure, la performance. Les buts auto-fixés par ancrage — que nous avons appelé "buts ancrés" — peuvent donc constituer une nouvelle forme de fixation de but. L'introduction d'une ancre peut aussi affecter les buts fixés en collaboration. Par exemple, si un supérieur suggère un "but-ancre" inaccessible, le subordonné peut le rejeter ; toutefois, sans en avoir conscience (ce qui peut constituer une forme de manipulation — cf. à ce sujet Joule & Beauvois, 1987), il choisira un but plus élevé que celui qu'il aurait initialement choisi s'il n'y avait eu aucune suggestion de la part du supérieur.

Dans l'expérience 7, conformément au postulat de base de la théorie de la fixation de buts (Latham & Locke, 1991 ; Locke, 1968 ; Locke & Latham, 1990a ; Locke et al., 1981), les résultats ont montré l'influence positive de la difficulté du but sur la performance. Les sujets exposés à une ancre haute se fixaient des buts plus élevés et réalisaient par suite, sur une tâche motrice, de meilleures performances que les sujets exposés à une ancre basse. En revanche, dans l'expérience 6, nous n'avons pas obtenu ce même résultat. Néanmoins, dans cette expérience, nous pouvons observer (cf. tableau XLI) que ce sont les sujets qui se fixent les buts les plus élevés (sujets exposés à une ancre haute, soit 30 — M=22.40) qui résolvent le plus d'items (M=14.10). A l'opposé, ce sont les participants qui se donnent les buts les plus bas (sujets exposés à aucune ancre — M=9.00) qui en résolvent le moins (M= 10.00).

Plusieurs facteurs peuvent amoindrir les effets des buts. En particulier, la nature de la tâche (simple vs. complexe) est un élément modérateur de ces effets. Une méta-analyse de Wood, Mento et Locke (1987) a montré que les effets de la fixation de but étaient plus forts dans des tâches simples que dans des tâches complexes. Nous savons aussi que la difficulté de la tâche (i. e., difficulté des conditions de réalisation) est reliée négativement à la perfor-mance : plus la tâche est difficile et plus la performance est faible (Famose, Genty, Durand, & Pichard, 1991). A notre connaissance, une seule étude a cherché à séparer explicitement difficulté de la tâche et difficulté du but (Campbell & Ilgen, 1976). Ces auteurs ont montré que les deux aspects de la difficulté affectaient de façon inverse la performance. Si les buts les plus difficiles conduisent à de meilleures performances que les buts les plus faciles, les tâches les plus difficiles conduisent à plus d'effort mais à des performances moindres que les tâches les plus faciles. Dans leur principe, les tâches proposées dans nos expériences ne semblaient ni complexes ni difficiles. Cependant, elles exigeaient des ressources cognitives et attentionnelles (tâche des matrices), ou énergétiques (tâche ergométrique), suffisamment importantes pour limiter les effets des buts sur la performance.

Dans l'ensemble, nos résultats sont conformes à nos prédictions initiales. Ils vérifient également les résultats d'une recherche récente conduite par Hinsz et al. (1997). Dans celle- ci, les auteurs montrent que l'introduction d'une ancre arbitraire et irraisonnablement haute (arbitrary and unreasonably high anchor) augmente la valeur sélectionnée en tant que but personnel, sans compromettre l'engagement dans le but choisi. En outre, comparativement aux buts assignés, les résultats d'une des expériences de Hinsz et al. (1997, expérience 3) montrent que les buts personnels ancrés conduisent à des performances similaires (dans une tâche de brainstorming) et à un engagement plus important.

Pour conclure, les résultats de nos expériences étendent l'application de l'heuristique d'ancrage-ajustement à un nouveau domaine : la fixation de but. Ainsi, par l'introduction d'une ancre dans le processus de fixation de but, on peut augmenter ou diminuer le niveau du but choisi dans des situations de buts auto-fixés. En particulier, nos résultats démontrent que le choix d'un but (personnel) élevé, c'est-à-dire biaisé dans le sens d'une haute valeur initiale, à des conséquences positives : il s'accompagne d'une forte efficacité personnelle et tend à augmenter la performance subséquente. Les recherches futures devraient observer des résultats similaires dans des situations appliquées.