CONCLUSION GENERALE

La recherche présentée avait pour objectif d'établir une relation entre deux domaines d'études de la psychologie a priori sans rapport : les heuristiques et les biais de jugement et les mécanismes de régulation du comportement et de la motivation. Dans cette perspective, nous avons particulièrement porté notre attention sur deux notions : l'efficacité personnelle et l'heuristique d'ancrage-ajustement.

Dans un premier temps, nous avons présenté la théorie de l'efficacité personnelle de Bandura (1977a, 1982, 1986, 1997). Cette théorie est fondée sur le postulat selon lequel ce sont les perceptions de leurs propres capacités (l'efficacité personnelle) qui influencent les personnes dans leurs actions, leurs niveaux de motivation, la structuration de leurs pensées et leurs réactions émotives dans une situation donnée. Nous avons ainsi essayé de montrer que l'efficacité personnelle constituait un facteur important de la motivation. Elle influence non seulement la formation des buts et le choix des activités, mais affecte aussi les efforts entrepris : la quantité d'énergie et la durée de persistance face aux difficultés et obstacles. De nombreuses recherches ont démontré une relation positive entre l'efficacité personnelle et le comportement : plus les personnes sont convaincues qu'elles possèdent les capacités requises pour accomplir une tâche spécifique, plus elles se montrent actives et intensifient leurs efforts ou les poursuivent en dépits d'échecs momentanés. D'une manière générale, en contribuant à accroître et à prolonger l'effort investi dans une tâche, l'efficacité personnelle représente un bon prédicteur des performances (Stajkovic & Luthans, 1998).

Dans un deuxième temps, nous avons abordé différentes approches des situations de décision. Après avoir exposé les modélisations du jugement et de la décision élaborées par les économistes puis présenté des modèles (descriptifs) d'origine psychologique, nous nous sommes intéressés aux travaux de Kahneman et Tversky (Kahneman et al., 1982 ; Tversky & Kahneman, 1974) sur les heuristiques de jugement. Ces chercheurs suggèrent que, dans des situations courantes, le décideur humain ne se réfère pas à des modèles mais utilise de préférence des processus cognitifs qui reposent sur des heuristiques. Une heuristique est un procédé de nature cognitive qui débouche fréquemment sur des erreurs (des biais) mais qui permet la formulation d'un jugement en situation d'incertitude. L'incertitude peut provenir d'une connaissance incomplète de "l'état du monde", lorsque par exemple les conséquences d'un jugement dépendent d'un état ou d'un événement futurs (Coombs, Dawes, & Tversky, 1975). C'est pourquoi nous avons proposé que l'efficacité personnelle était, pour reprendre les termes du programme de recherche de Tversky et Kahneman (1974), un "jugement sous incertitude". Par exemple, la difficulté d'énoncer un jugement sur ses capacités à mettre en oeuvre les actions nécessaires à l'accomplissement d'une tâche particulière peut résulter de l'incertitude sur la tâche, ses exigences, les habiletés qu'elle requiert, etc.

Enfin, nous avons défendu la thèse selon laquelle l'heuristique d'ancrage-ajustement influençait la formation de l'efficacité personnelle. Cette heuristique pose que le sujet opère des estimations en partant d'une valeur initiale, qui sert d'ancre, qu'il ajuste ensuite, en plus ou en moins, jusqu'à fournir une valeur finale. L'ajustement est généralement insuffisant : différentes ancres produisent des estimations différentes qui sont biaisées dans le sens des valeurs initiales (effet d'assimilation). Selon ce processus, nous avons émis l'hypothèse que les sujets, confrontés à une tâche nouvelle et incertaine, estimeraient leur efficacité person-nelle en partant d'une valeur initiale quelconque (ancre) qu'ils ajusteraient insuffisamment. En outre, suivant les prédictions de la théorie de l'efficacité personnelle, nous avons émis l'hypothèse que l'expectation biaisée d'efficacité influencerait à son tour le comportement subséquent.

Afin de vérifier ces deux hypothèses, nous avons conduit deux séries d'expériences. Dans la première, nous avons étudié l'influence de l'heuristique d'ancrage-ajustement à la fois sur l'efficacité personnelle et le comportement de choix. Dans la seconde, nous avons étudié l'influence de l'heuristique d'ancrage-ajustement à la fois sur l'efficacité personnelle et la persistance comportementale.

Nos principaux résultats peuvent se résumer ainsi :

Les expériences que nous avons conduites, en utilisant différents procédés d'ancrage et différentes méthodes de mesure de l'efficacité personnelle, confirment et développent les résultats de travaux antérieurs (Cervone & Peake, 1986 ; Peake & Cervone, 1989 ; Switzer & Sniezek, 1991). Elles appuient également la thèse de Bandura (1977a, 1982, 1986, 1997) selon laquelle l'efficacité personnelle constitue un facteur important de la motivation et un régulateur du comportement.

Dans une dernière série d'expériences, nous avons étudié l'influence de l'heuristique d'ancrage-ajustement sur la fixation d'un but, l'efficacité personnelle et la performance (i. e., le produit évalué du comportement). Dans cette optique, nous nous sommes référés à la théorie de la fixation de buts (Locke & Latham, 1990a ; Locke et al., 1981), selon laquelle les buts précis et difficiles, en dirigeant l'action, en mobilisant l'effort et en augmentant la persistance, conduisent à de meilleures performances que les buts généraux ou faciles. Les principaux résultats de cette série d'expériences peuvent se résumer ainsi :

A partir de nos travaux, trois axes principaux pour de futures recherches peuvent être suggérés.

En premier lieu, dans les interactions courantes, une variété d'indices peuvent servir de point d'ancrage. Par exemple, pour estimer leur efficacité personnelle ou se fixer un but, les sujets peuvent considérer leur performance passée dans la situation donnée, de même que leur performance passée dans une autre situation. Ils peuvent également considérer la performance d'autrui, dans le sens où un modèle peut servir de point de référence naturel à l'estimation de ses propres capacités ou au choix de ses propres buts. Gilbert, Giesler et Morris (1995) suggèrent que lorsque nous sommes en présence d'autres personnes, nous comparons spontanément nos performances aux leurs, même si les performances d'autrui n'ont aucun rapport avec les nôtres. Les recherches futures pourraient donc voir comment, et dans quelles circonstances, nous sommes susceptibles de nous référer aux performances non-pertinentes (ou sans utilité logique) d'autrui.

En deuxième lieu, nous nous sommes uniquement intéressés à l'influence de valeurs numériques. Or, nous pourrions aussi nous intéressés à l'influence de propositions verbales, comme le suggère le procédé d'ancrage utilisé dans une de nos expériences (expérience 3). En effet, demander simplement à une personne si elle se sent ou non capable de faire telle ou telle chose peut susciter chez elle des pensées particulières (qu'elle n'aurait peut-être pas si on ne lui demandait rien). En quelque sorte, les recherches futures pourraient davantage s'intéresser aux effets d'ancrage sémantique qu'aux effets d'ancrage numérique.

En dernier lieu, nous pensons que l'ancrage-ajustement n'est pas la seule heuristique susceptible d'influencer la formation de l'efficacité personnelle ou la position des buts. Par exemple, l'heuristique de disponibilité (Tversky & Kahneman, 1973, 1974), par laquelle les personnes évaluent la fréquence d'une catégorie d'événements par la facilité avec laquelle elles peuvent évoquer des exemples d'événements de cette catégorie, peut être d'une grande importance. Par exemple, un échec particulièrement mémorable, en venant plus facilement à l'esprit qu'une somme de réussites plus anodines, peut diminuer l'efficacité personnelle et amoindrir la motivation. Dans une étude récente, Vaughn (1999) a démontré l'influence de l'heuristique de disponibilité sur l'efficacité personnelle. En particulier, l'auteur montre que cette heuristique est appliquée en situation de forte incertitude : lorsque les sujets doivent estimer leurs chances d'obtenir un A à leur examen de fin de semestre (incertitude forte due à l'éloignement de l'examen), ils appliquent l'heuristique de disponibilité ; lorsqu'ils doivent estimer leurs chances d'obtenir un A à leur examen de début de semestre (incertitude faible due à la proximité de l'examen), ils ne l'appliquent pas. De nouvelles investigations dans ce domaine pourraient contribuer à clarifier les relations entre les processus de jugement, les jugements auto-imputés et la motivation.

Au terme de cette recherche, nous souhaitons avoir contribué à démontrer l'influence des processus cognitifs de jugement sur les cognitions impliquées dans la régulation de la motivation et du comportement et à mettre en évidence l'existence de biais motivationnels. Toutefois, dans cet exposé, nous avons souvent et délibérément accentué les faiblesses et les insuffisances de l'individu humain. Aussi convient-il de conclure en soulignant que ces faiblesses et insuffisances sont souvent imputables au fonctionnement cognitif lui-même : ayant des capacités limitées de traitement de l'information, l'individu simplifie le complexe et ramène le nouveau à ce qu'il connaît déjà.