A.011L’objet de l’étude, ses difficultés et ses pièges

Sur le terrain spécifique où se rencontrent et se confrontent les doctrines sociales dans la première moitié du XIXe siècle, l’enjeu était bien celui de la fondation d’une science des phénomènes sociaux. Cette prétention est souvent reconnue à Saint-Simon, en partie, on l’a vu, à la suite de l’hommage que lui rendit Émile Durkheim ; mais elle ne l’est guère à Fourier10. Saint-Simon fut en quelque sorte purifié par Durkheim de son péché d’utopisme, tandis que Fourier était oublié au purgatoire des idées... Cela veut-il dire que cette ambition est de moindre importance dans son oeuvre ? Il semble au contraire que la volonté de fonder une science des phénomènes sociaux fut réellement au coeur du projet fouriériste : c’est à la fois cette ambition propre du fouriérisme, cette prétention à se penser comme « science sociale », et l’ignorance de cette ambition par la tradition sociologique, qui constituent l’objet de cette étude. Comme l’écrit l’historien anglais Gareth Stedman Jones dans une étude restée inédite, « ‘si nous voulons comprendre la nature du socialisme avant 1848, nous nous devons de prendre au sérieux la prétention qu’a Fourier d’avoir découvert une nouvelle science, et de prendre au pied de la lettre ce dont il prétendait faire la science’ »11. De façon très générale, il s’agit bien là du programme consitutif de toute épisémologie des sciences sociales, qui se doit, selon Jean-Michel Berthelot, d’étudier les doctrines qu’elle se donne pour objet en « ‘prenant au sérieux le terme de « science », c’est-à-dire l’appréhendant comme une prétention à la constitution d’un savoir objectif qui soumet sa validité à la critique rationnelle ’»12. Pour prendre donc le contre-pied d’une lecture de Fourier trop souvent oublieuse de sa prétention épistémologique, on peut accepter la proposition que formulait Patrick Hochart au commencement de son article sur « La science de Charles Fourier » : « ‘nous tendons à ce texte le piège de la science et l’interrogeons sur ce qu’il entend par ce mot et sur ce qui l’habilite à se proposer comme un texte scientifique’ »13.

Parce que le texte de Fourier ne ressemble pas à un texte scientifique, les prétentions méthodologiques qu’il affiche pourtant n’ont été soumises jusqu’à présent qu’à ces seules questions : de qui Fourier subit-il l’influence ? A quelle tradition les thèmes de sa pensée l’apparentent-ils ? Ces questions ne suffisent pas, même si elle sont fondamentales, parce que Fourier défend, au-delà ou en deçà de ces questionnements, une position méthodologique qui lui est propre, en pleine conscience14. Si dans les textes reconnus fondateurs en sociologie, comme par exemple dans Les règles de la méthode sociologique 15, l’ambition méthodologique directrice parvient à masquer d’autres constructions, d’ordre métaphysique ou analogique, dans le texte de Fourier c’est l’inverse qui semble s’être produit, malgré ses protestations : la fantasmagorie, la métaphysique, la métaphore et l’analogie ont contribué à (ou servi de prétexte pour) masquer les prétentions épistémologiques du texte.

Un avertissement s’impose cependant ici d’emblée, qui concerne un des risques principaux auxquels s’expose une telle étude : elle n’a pas pour ambition de prétendre que l’oeuvre de Charles Fourier et de son Ecole est scientifique, et que cette scientificité est « injustement » méconnue : on verra, dans la suite, la part d’idéologie qui entre dans la composition de l’ambition méthodologique spécifique du fouriérisme, c’est-à-dire dans l’exigence du recours à l’expérimentation. Nous ne prétendons pas, dès lors, que Fourier est un fondateur ignoré de la sociologie. Il ne s’agit pas de dire que Fourier avait posé avant d’autres les fondements d’une science sociale qui était alors encore à venir, puisque procéder ainsi reviendrait à s’enfermer dans un questionnement téléologique contre-productif : en effet, comme l’écrit Jonathan Beecher justement à propos de Fourier, « ‘insister sur la modernité de certaines de ses idées, c’est rendre plus incompréhensibles encore celles que nous aurions aujourd’hui tendance à considérer comme ineptes ou dépassées’ »16. Certes, on ne peut qu’être d’accord avec Pierre-Jean Simon quand il écrit, dans l’introduction de son Histoire de la sociologie, que cette histoire « ‘est faite autant, et sans doute même bien doute même bien davantage, d’oubli que de mémoire’ »17 ; et il est important de reconnaître que Fourier est pour les sociologues, en l’occurrence, plutôt du côté de l’oubli que de la mémoire. En même temps, Pierre-Jean Simon surestime le rôle de certains des principes d’après lesquels s’exerce cette « mémoire sélective » de la discipline : certaines oeuvres sont-elles retenues parce que, comme il le croit, « ‘elles sont toujours susceptibles de féconder la réflexion et de stimuler l’imagination sociologique’ »18 ? Ou bien le sont-elles en réalité parce que la réhabilitation des oeuvres oubliées et des « sociologies perdues » sert des intérêts dans la compétition que se livrent entre eux les différentes courants de la pensée sociologique ?

Malgré cette proclamation de principe, il n’est pas toujours aisé de résister à la tentation de la réhabilitation, même quand le risque en est connu et reconnu. Par exemple, Bernard Kalaora et Antoine Savoye, dans leur étude sur Le Play justement nommée Les inventeurs oubliés, semblent bien conscients de ce « danger » qui guette leur entreprise : « ‘La tentation est grande, préviennent-ils, de le restituer comme une étape de la pensée sociologique’ »19 qui aurait été injustement éludée par Raymond Aron. Mais connaître le risque n’est pas nécessairement s’en prémunir : ainsi, les auteurs évoquent ensuite la « conspiration du silence »20 dont Le Play aurait été victime, effacé de l’histoire des sciences sociales en raison de l’usage réactionnaire qui fut fait de sa pensée en politique ; et quand ils déplorent la mise en doute, conséquente à cette « conspiration », de sa qualité de précurseur de la sociologie, n’est-ce pas à la fois qu’ils entendent affirmer cette qualité, et dénoncer sa méconnaissance comme une injustice ? C’est en tout cas ce que laissait entendre Michel Marié dans la préface même de leur étude, quand il reprochait à ses deux auteurs leur trop grande adhésion à leur objet : « ‘Peut-on, questionne-t-il, se prêter à l’immersion dans un mouvement et en même temps prendre la distance nécessaire, construire son sujet et en même temps s’en abstraire ? ’»21.

Il convient donc de ne pas se méprendre sur les intentions de cette étude. Elle ne se donne pas en effet pour fin de répondre à la question : « le fouriérisme est-il une science ? ». Autrement dit, il ne faut pas en attendre une démonstration de la scientificité méconnue de l’oeuvre de Fourier, qui permettrait de le réintégrer, en tant que figure fondatrice, dans la tradition sociologique ; il ne faut pas en attendre non plus le contraire, c’est-à-dire, après inventaire des faiblesses méthodologiques de la doctrine, la justification de l’ignorance dans laquelle Fourier est tenu par les historiens de la sociologie. Plutôt que d’examiner uniquement la validité de la prétention scientifique de Fourier, il faudra donc plus généralement en examiner les formes, les significations et les enjeux. Conformément à la « règle méthodologique » énoncée par Durkheim dans son étude sur Le socialisme 22, il ne s’agira pas de statuer sur la vérité ou la fausseté des systèmes d’énoncés sur le monde social produits par les différentes doctrines socialistes : si en effet il ne s’agissait que de cela, il ne serait pas difficile, selon Durkheim, de montrer leur insuffisante rigueur scientifique, ou bien de leur opposer des faits contraires à ceux sur lesquels elles s’appuient. A cette objection de Durkheim il est possible d’ajouter qu’il serait tout aussi aisé de les confirmer d’un point de vue doctrinal, en complétant les faits sur lesquels elles s’appuient par d’autres faits corroborant les premiers. L’exercice serait tout aussi vain, il fut pourtant aussi largement pratiqué que le premier23.

Notes
10.

Certains auteurs ont cherché dans les caractéristiques formelles des oeuvres de Saint-Simon et Fourier les causes du traitement différent qui leur fut réservé par la postérité. Pour Emile Lehouck, ce serait parce que les théories de Fourier « sont apparues comme un tout cohérent, à prendre ou à laisser, que ses disciples ne pouvaient que paraphraser, tandis que la réflexion sur la pensée saint-simonienne a abouti au positivisme et a contribué au développement de la sociologie contemporaine » (LEHOUCK Emile (1966), Fourier aujourd’hui, Paris, Denoèl, coll. «Dossiers des Lettres nouvelles», 279 pages, bibl., index, pp. 109-110). On trouve une hypothèse similaire chez Sébastien Charléty, à propos de Saint-Simon : « S’il avait laissé une oeuvre définitive, achevée, un système coordonné et facilement accessible, il n’eût probablement pas fait école. Une doctrine parfaite et complète n’est pas féconde » (CHARLETY Sébastien (1931), Histoire du saint-simonisme (1825-1864), Paris, Hartmann, 1ère éd. 1896, pp. 25-26, cité par PROCHASSON (1997), pp. 37-38). Tous deux semblent donc s’accorder pour dire que si Saint-Simon a réussi là où Fourier a échoué, c’est pour la même raison : la cohérence de la doctrine ferait obstacle à la postérité de son auteur. Cette thèse n’est guère satisfaisante, pour de nombreuses raisons : la cohérence, la complétude et l’accessibilité de la doctrine de Fourier ne sont pas évidentes. Au contraire, comme on le verra, son système apparaît plus ouvert qu’il n’y paraît. A l’inverse, Marx semble constituer un premier contre-exemple flagrant de cette règle, et l’appréciation que porte Bernard Lahire sur la postérité de certaines approches sociologiques actuelles en fournit un second, extrêmement actuel : « La standardisation et la simplification permettent la multiplication des disciples, des plus appliqués aux plus distraits, et fait de la théorie un instrument collectif de ralliement, un lieu identitaire de rassemblement d’un maximum de fidèles » (LAHIRE Bernard (2001), «Anologie et sociologie. Jean-Claude Passeron, la métaphore et le disjoncteur», in FABIANI Jean-Louis (dir.), Le goût de l’enquête. Pour Jean-Claude Passeron, Paris, L’Harmattan, p. 69).

11.

« Once again, if we wish to understand the character of pre-1848 socialism, we must take seriously Fourier’s claim to have discovered a science, and to understand literally what it purported to be a science of. While Saint-Simon’s basic inspiration derived from physiology, that of Fourier derived from mathematics » (JONES Gareth Stedman (a), «Utopian socialism reconsidered. Science and religion in the early socialist movement», inédit, p. 9). L’étude de Gareth S. Jones m’a été très aimablement communiquée par Jonathan Beecher.

12.

BERTHELOT Jean-Michel (dir.) (2001), Epistémologie des sciences sociales, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Premier Cycle», 2001, 593 pages, bibl., index, p. 1

13.

HOCHART Patrick (1970), «La science de Charles Fourier», Topique. Revue freudienne, n° 4-5, octobre 1970, p. 144.

14.

Cette ambition a clairement été soulignée par Christophe Prochasson : « L’image farfelue que bien des commentateurs ont donnée de l’oeuvre de Fourier masque le sens d’une démarche qui se voulut également scientifique. Constatant la faillite de la philosophie et des sciences sociales dans leur prétention à régler la question sociale, Fourier oeuvre à la découverte de la science sociale » (PROCHASSON (1997), p. 80).

15.

DURKHEIM Emile (1981), Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1ère éd. 1894.

16.

BEECHER (1993a), p. 18.

17.

SIMON Pierre-Jean (1991), Histoire de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Fondamental», 522 pages, p. 14.

18.

SIMON (1991), p. 14.

19.

KALAORA Bernard, SAVOYE Antoine (1989), Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, coll. «Milieux», 293 pages, préface Michel Marié, bibl., index, p. 17.

20.

KALAORA, SAVOYE (1989), pp. 23-29.

21.

Marié Michel, préface à KALAORA, SAVOYE (1989), p. 10. Les auteurs de cette étude mettent en oeuvre une lecture « paranoïaque » de l’histoire des idées, persuadés qu’ils semblent être de l’existence de cette « conspiration du silence » (p. 23) autour de Le Play. Autrement dit, il n’y aurait pas seulement oubli, mais véritablement occultation, volontaire et délibérée, résultant d’une injonction collective organisée après la Seconde Guerre mondiale en raison du dévoiement de l’Ecole Le Playsienne dans la Collaboration. Malheureusement, mais sans surprise aucune, la réhabilitation de Le Play semble ne pouvoir se faire, dans cet ouvrage, que selon un nouveau processus d’amnésie ou d’occultation en de nombreux points similaire à ceux que les auteurs voudraient en fait dénoncer : Le Play semble en effet rétabli dans un droit qui pourrait apparaître à bien des égards comme celui du fouriérisme, du moins selon une logique de la réhabilitation qui ne sera pas suivie ici. C’est en effet sans ambiguïté ni réserve que Bernard Kalaora et Antoine Savoye attribuent à l’école Le Playsienne le mérite de « l’invention » suivante : « Le mouvement Le Playsien a inventé, à la confluence des questions politiques et de l’analyse sociale, une pratique, depuis lors délaissée, celle d’une ingénierie sociale dont la démarche concrète et la finalité pratique n’excluent pas la rigueur scientifique » (p. 18). Or il apparaît que la notion même d’ingénierie sociale a été « inventé » non par Le Play, mais par Victor Considerant, le chef de l’Ecole sociétaire après la mort de Fourier. Le préfacier des Inventeurs oubliés, dans un exercice critique dont les préfaces ne sont que rarement le lieu, marque lui-même sa distance vis-à-vis de l’ouvrage qu’il présente, en indiquant que s’y « actualise le phénomène d’occultation de la pensée » (p. 9.) que repèrent et dénoncent pourtant les auteurs. On trouvera, par ailleurs, un autre exemple de ces tentatives « intéressées » de réhabilitation dans l’ouvrage sur les Sociologies de l’envers dirigé par Michel Dubois, consacré notamment à Le Play, Spencer, Tarde et Mosca (DUBOIS Michel (dir.) (1994), Sociologies de l’envers. Eléments pour une autre histoire de la pensée sociologique, Paris, Ellipses, 222 pages, bibl., index).

22.

DURKHEIM (1928), « Définition du socialisme », chapitre premier, pp. 35-57.

23.

Un exemple spectaculaire de ce type d’entreprise est fourni par l’ouvrage récent consacré à Fourier par Patrick Tacussel. Si elle recèle un certain nombre d’intuitions pertinentes, l’étude de Patrick Tacussel est cependant au service d’une volonté générale de réhabilitation de Fourier, puisqu’il s’y efforce à la fois de faire croire à la solidité méthodologique des observations empiriques sur lesquelles Fourier s’appuie, à la profondeur et la complexité de ses modélisations mathématiques, à la véridicité et l’actualité des propositions sociologiques auxquelles ses observations et ses modélisations conduisent, et en définitive à l’importance de l’influence qu’il aurait eu sur l’ensemble de l’histoire des sciences humaines : Fourier serait ainsi le précurseur tout à la fois de Benjamin et d’Adorno, de Reich et de Marcuse en psychanalyse, de Menger et de l’école marginaliste autrichienne en économie, de Simmel et Weber en sociologie, de Balzac en littérature, de Lévi-Strauss et Balandier en ethnologie, de Piaget en psychologie ! (TACUSSEL Patrick (2000), Charles Fourier, le jeu des passions. Actualité d’une pensée utopique, Paris, Desclée de Brouwer, coll. «Sociologie du quotidien», 2000, 252 pages). Dans sa préface à la réédition du Nouveau monde industriel, Michel Butor tombe dans le même travers : il y a décrit Fourier d’abord comme un « précurseur » du socialisme, ensuite comme « un précurseur non seulement du marxisme, mais de la psychanalyse et de toutes sortes de directions de la l’art moderne et de la pensée contemporaine » (BUTOR Michel, préface à FOURIER Charles (1829b), Le nouveau monde industriel et sociétaire. Invention du procédé d’industrie attrayante et naturelle distribuée en séries passionnées, Paris, Flammarion, coll. «Nouvelle bibliothèque romantique», p. 8). Le plus spectaculaire des exemples de cette entreprise qui consiste à faire de Fourier un « précurseur » est sans doute celui fourni par Paul Ricoeur. Evoquant la démarche de Fourier, il commence par affirmer : « il y a dans cette approche, quelque chose de très moderne. Je tente moi-même ailleurs de parler de la nécessaire conjonction du soupçon et de la recollection ». Dans cette façon de dévoiler une similitude entre sa pensée et celle de Fourier, il n’y aurait somme toute que le constat d’une simple proximité, si la succession historique de ces deux pensées similaires n’était pas présentée de façon littéralement renversante : « En un sens, Fourier est le prophète de ce difficile paradoxe » (RICOEUR (1997), p. 402). Bienheureux Fourier, érigé par le philosophe au statut de « prophète » d’une pensée qu’il a su faire aboutir ! Le bon sens aurait voulu, peut-être un peu naïvement, que Ricoeur, homme cultivé et fin lecteur, s’avouât inspiré par la pensée de Fourier... Ce ne sont là évidemment que deux exemples particuliers parmi tant d’autres.