B.011Le programme épistémologique

Avant même de dire selon quels principes méthodologiques il en sera rendu compte, il convient ici de définir ce que nous entendons par « l’oeuvre » de Charles Fourier. La question peut surprendre au premier abord, parce qu’un premier élément de réponse s’impose comme une évidence : l’oeuvre de Fourier est constituée de l’ensemble de sa production écrite, c’est-à-dire de la série de ses différentes oeuvres, considérées à la fois dans leur unité et leur succession. Mais l’évidence n’en est une que d’apparence : la construction de l’oeuvre, ici comme souvent, n’est pas seulement l’affaire de son auteur. Dans le cas de Charles Fourier en particulier, l’oeuvre telle qu’elle nous est accessible (c’est-à-dire dans sa forme publiée) est le produit d’une construction dont Fourier dans un premier temps, et ses disciples ensuite, sont en grande partie responsables : le sort, assimilable à une véritable censure, longtemps réservé aux textes regroupés dans Le nouveau monde amoureux 24, n’est d’ailleurs qu’un indice parmi d’autres du fait que l’oeuvre de Fourier est de ce point de vue une production « collective ».

Mais rien n’oblige ensuite à considérer, au moins dans le cas spécifique de Fourier, que la notion d’oeuvre ne désigne que la «production littéraire», qu’il s’agisse d’ailleurs seulement de celle d’un individu ou même plus largement de celle d’une « Ecole », c’est-à-dire d’un groupe de personnes se réclamant de cet individu et de sa production intellectuelle. «OEuvrer», s’agissant de Fourier comme a fortiori s’agissant du fouriérisme, ce n’est pas seulement écrire, c’est agir. Cette acception extensive de la notion d’oeuvre est imposée d’une certaine façon par l’oeuvre écrite elle-même : dans la conception qu’a Fourier de sa doctrine, le texte — la théorie — ne se comprend pas sans la nécessité de sa mise en pratique, de son «expérimentation». D’ailleurs l’oeuvre écrite elle-même se présente presque systématiquement non pas uniquement comme doctrine, mais indissociablement aussi comme programme de mise en pratique de la doctrine : Fourier a multiplié, plutôt que les grands traités, les textes de propagande, les prospectus, les appels... Fourier en fin de compte ne s’est jamais défini comme un «écrivain», et l’Ecole sociétaire ne s’est jamais conçue comme seulement une école littéraire ou scientifique, mais comme un mouvement social et politique. S’agissant du fouriérisme, il ne faut donc pas considérer son «oeuvre» comme se résumant seulement à un ensemble de textes formant une doctrine, mais comme incluant aussi des actions, celles entreprises aussi bien par Fourier que par ses disciples. Dans la façon de comprendre l’oeuvre de Fourier, il faudra donc aussi intégrer, principalement, les expérimentations sociales conduites par Charles Fourier lui-même, par les disciples restés fidèles à leur maître, mais aussi par les dissidents de l’École sociétaire, tout au long du XIXe siècle, en France et ailleurs. Et de fait, considérer ensemble la doctrine et la pratique de l’Ecole sociétaire en fait ressortir une cohérence profonde mais souvent ignorée, que cette étude vise aussi à explorer : une cohérence méthodologique, qui s’exprime dans la volonté de fonder théoriquement la « science sociale » sur l’exigence pratique de l’expérimentation de la doctrine.

Notes
24.

Cf. infra, « Le nouveau monde amoureux », ch. I, E.