Qu’il soit aisé d’invalider une doctrine et sa mise en pratique, n’interdit pas cependant de les étudier, comme le rappelait Durkheim au commencement de son étude sur Le socialisme : « ‘s’il n’est pas une expression scientifique des faits sociaux, il est lui-même un fait social de la plus haute importance. S’il n’est pas oeuvre de science, il est objet de science ’»25. De la même façon, s’agissant du fouriérisme, la question n’est pas de déterminer s’il produisit des proposition vraies, c’est-à-dire accordées aux réalités sociales ; elle n’est pas non plus seulement de déterminer s’il produisit « scientifiquement » ces propositions. Autrement dit, l’enjeu de cette étude n’est pas principalement de statuer sur la scientificité de la méthode mise en oeuvre ; elle est d’abord de montrer que le fouriérisme « prétend » mettre en oeuvre une méthode scientifique, et donc d’analyser les origines, les formes, les enjeux et les conséquences théoriques et pratiques de cette prétention méthodologique. Par conséquent, le programme qui sera mise en oeuvre dans cette première dimension de l’étude consistera à assigner comme premier objectif à l’investigation de reconstituer les raisons de l’adhésion de Fourier aux énoncés qu’il élabore sur la science et en particulier sur la « science sociale » qu’il entend fonder, c’est-à-dire de reconstituer son argumentation pour y mettre à jour les propositions, plus ou moins explicites, qui l’ont conduit à formuler ces énoncés, que ceux-ci soient probants ou au contraire douteux, fragiles ou faux. Le matériau empirique auquel ce programme est appliqué consiste principalement, mais non exclusivement comme nous l’avons dit précédemment, dans un ensemble de textes publiés, dont l’élaboration a été en principe guidé par le souci de convaincre un lectorat potentiel, et qui dans leur forme se présentent comme des textes argumentatifs, certes à prétention scientifique mais s’exprimant dans le langage ordinaire. Malgré cette particularité qui peut parfois rendre malaisée la réalisation d’un tel programme, il nous a semblé que l’oeuvre de Fourier restait malgré tout pleinement justiciable d’une telle « épistémologie ».
Cela dit, l’approche dite « épistémologique » nous semble pouvoir être utilement articulée avec une approche que l’on a coutume depuis Merton de considérer comme spécifiquement « sociologique »26 : que son ambition scientifique soit reconnue ou non, que cette ambition soit ou non ratifiée comme légitime par l’histoire de la sociologie, chaque texte, qu’il s’agisse des Règles de la méthode sociologique, du Mémoire sur la science de l’homme 27 de Saint-Simon, ou de la Théorie des quatre mouvements 28 de Fourier, reste justiciable aussi et en même temps d’un examen spécifiquement sociologique. Le fondement d’une telle approche pourrait résider dans le principe, énoncé par exemple par Jean-Michel Berthelot dans son introduction aux Règles de la méthode sociologique, d’après lequel « ‘un texte ne se construit pas seulement dans la linéarité d’une pensée pleinement consciente d’elle-même. Il charrie toujours avec lui l’univers complexe où il a pris naissance’ »29. Quand le texte en question est un texte scientifique, ou a fortiori un texte d’épistémologie (ou du moins quand ce texte est reconnu comme tel), il est rare que la lecture qui en est faite soit sociologique, ce que déplore Jean-Michel Berthelot : « ‘A notre connaissance, écrit-il, ce type d’approche a été très peu, si ce n’est pas du tout pratiqué sur les textes fondateurs des sciences sociales ou humaines, et encore moins sur des ouvrages d’épistémologie, par définition plus aptes que d’autres à euphémiser et à masquer un enracinement qui se lit beaucoup plus facilement sur des analyses concrètes’ »30. Mais inversement, quand au texte en question — en l’occurrence à celui de Fourier — n’est pas reconnu le statut de texte fondateur des sciences humaines, ni même de texte à prétention scientifique, c’est l’approche sociologique la plus simpliste qui est privilégiée, parfois au détriment d’une lecture qui se soucierait de la logique à l’oeuvre dans ce texte. L’ambition affichée ici est donc double : il s’agit de montrer à la fois que l’oeuvre de Fourier comporte bien dans son organisation logique interne une prétention épistémologique fondamentale, et que cette prétention épistémologique de l’oeuvre peut être soumise à un questionnement proprement sociologique sur ses formes, ses significations et ses enjeux.
Encore faut-il déterminer, pour cet objet spécifique qu’est l’oeuvre de Charles Fourier, l’échelle qui serait, à la fois dans son amplitude synchronique et diachronique, la plus pertinente pour la restitution d’un contexte : pour comprendre quelques unes des déterminations sociales des formes et des significations de la prétention scientifique de Fourier, convient-il de la « resituer » dans le contexte social très général de l’histoire sociale de la France de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ? Faut-il au contraire restreindre l’amplitude sociologique et augmenter l’amplitude chronologique de ce contexte, pour se concentrer sur une étude historiquement plus ample, mais limitée en revanche à l’histoire des idées ? Nos ambitions seront ici sévèrement encadrées par les limites de nos compétences historiographiques : il ne s’agira pas de faire cette histoire sociale du fouriérisme qui manque encore, mais très modestement d’essayer de montrer certains des aspects de ce que Jonathan Beecher, dans sa remarquable biographie, a appelé « ‘l’ancrage dans le réel de Fourier et de son utopie’ »31. L’échelle contextuelle qui nous ainsi paru à la fois à la portée de nos compétences et suffisamment pertinente pour une telle étude, est celle du « champ intellectuel » spécifique dans lequel un certain nombre de doctrines sociales, en France (notamment avec Saint-Simon et Fourier) et en Angleterre (avec Owen puis Marx et Engels) se sont affrontées au cours du XIXe siècle autour d’un objectif commun, celui de la fondation d’une « science sociale ». Entre la production intellectuelle et les contextes de cette production, se définit alors l’espace propre du fouriérisme, qui peut être caractérisé comme un projet animé par une ambition méthodologique forte, dont la forme et l’évolution ne peuvent se comprendre que saisies dans ce contexte historique particulier que constitue la lutte pour la fondation de la science sociale au XIXe siècle.
DURKHEIM (1928), p. 38.
MERTON Robert K. (1947), «La sociologie de la connaissance», in GURVITCH Georges, MOORE Wilbert E. (dir.), La sociologie au vingtième siècle, Paris, Presses universitaires de France. Merton proposait de séparer nettement la sociologie des sciences et l’épistémologie, en assignant à la première « l’analyse externe » des rapports entre les productions scientifiques et le « cadre existentiel » (p. 383), c’est-à-dire les conditions sociales de leur production, et à la seconde l’étude de la logique « interne » des doctrines. Sur un objet donné, comme ici sur l’oeuvre de Fourier, il peut cependant apparaître utile d’articuler, au moins en certains points de l’étude, les démarches épistémologique et sociologique, dans la mesure où, nous semble-t-il, même une approche spécifiquement sociologique ne peut faire l’économie d’une « analyse interne » préalable suffisamment approfondie, dont la rigueur dépendra justement de la mise en oeuvre du programme « épistémologique » défini plus haut. Je remercie Dominique Guillo, dont les conseils et les écrits m’ont aidé à formuler plus clairement ce programme méthodologique : la présentation qui en est faite ici lui doit beaucoup.
SAINT-SIMON (DE) Henri (1813), Mémoire sur la science de l’homme.
FOURIER Charles (1808b), Oeuvres complètes 1. Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. Prospectus et annonce de la découverte, Paris, Anthropos, 1ère éd. 1808, 338 pages, planche, reproduction de la 3ème éd. de 1846, introd. Simone Debout-Oleszkiewicz.
BERTHELOT Jean-Michel (1988), «Les règles de la méthode sociologique ou l’instauration du raisonnement expérimental en sociologie», in DURKHEIM Emile, Les règles de la méthode sociologique, Flammarion, pp.7-67, p. 41.
BERTHELOT (1988), p. 42.
BEECHER Jonathan (1993a), Fourier. Le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1ère éd. 1986, 618 pages, bibl., trad. H. Perrin et P.-Y. Pétillon, p. 20. L’approche biographique de Jonathan Beecher est remarquable dans sa volonté d’étudier Fourier « en relation avec le monde où il a vécu, de le situer dans le contexte historique et intellectuel où il s’inscrit en même temps qu’il contribue à le contester » (ibid., p. 11).