D.011La réception des oeuvres intellectuelles

La reconstitution des motivations spécifiques de l’oeuvre de Fourier et de l’Ecole sociétaire constitue un préalable indispensable à son étude organisée, mais elle ne suffirait à elle seule à épuiser le programme que se fixe cette étude. En effet, il convient de procéder, en même temps qu’à cette reconstitution, à une restitution des déterminations, des significations et des enjeux de la prétention scientifique qui a pu être ainsi mise à jour. Cela peut se faire en articulant à l’approche décrite précédemment, qui concentre son attention sur les processus de production des oeuvres intellectuelles et les conditions sociales de ces productions, une approche qui examinerait conjointement les processus de leur réception. Etudier l’oeuvre de Charles Fourier et du mouvement qui s’organisa autour de lui oblige en effet à s’immerger dans ce moment particulier de l’histoire des idées où se rencontrent plusieurs grandes traditions intellectuelles, celle ancienne de l’utopie, celle plus récente du socialisme et celle enfin, en gestation, de la science sociale. C’est, dans cette étude, sur ce contexte intellectuel spécifique de la production et de la réception de l’oeuvre de Fourier que l’attention se portera : il s’agira donc conjointement de rendre compte de la prétention de Fourier à faire oeuvre de science, et d’examiner le devenir de cette prétention, la façon dont elles a été reçue, reconnue, ou au contraire disqualifiée.

Le principe de cette façon de faire l’histoire des idées est présenté et défendu notamment par l’historien Christophe Prochasson dans un article paru en 1994 dans la revue Mil Neuf Cent, qui s’appuie lui-même sur l’approche « réceptionniste » élaborée par Hans Robert Jauss en littérature. En effet, selon ce dernier, l’histoire des oeuvres littéraires peut être décrite comme un « ‘processus de réception et de production esthétiques, qui s’opère dans l’actualisation des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réfléchit et l’écrivain lui-même incité à produire à son tour’ »32. Autrement dit, la signification sociale d’une oeuvre intellectuelle n’est pas arrêtée définitivement lorsque celle-ci est achevée, parce qu’aucune oeuvre n’est historiquement figée : le sens qui lui est assigné dépend à la fois des « intentions » ou des « motivations » du producteur et des « réceptions » de ces productions, c’est-à-dire des lectures, des interprétations et des commentaires qui sont faits de cette oeuvre. Or, ces interprétations et ses commentaires ne sont que rarement désintéressés, comme l’affirmait Pierre Bourdieu dans « La critique du discours lettré » : « ‘Le destin d’un texte, les usages dont il fait l’objet, citation, récitation, interprétation, célébration, dépendent de l’intérêt qu’il présente pour ses utilisateurs et qui ne se réduit jamais à cette sorte d’intérêt désintéressé pour la chose même, le seul intérêt reconnu, l’intérêt pur et purement scientifique ou esthétique ’»33.

L’approche « réceptionniste » n’est donc pas une approche « décontextualisée », puisque les « lecteurs », c’est-à-dire les producteurs d’interprétations ou de réinterprétations des oeuvres intellectuelles, occupent eux-mêmes une position scientifique, intellectuelle ou sociale dont la défense ou la modification passe en partie par les lectures qu’ils font des oeuvres du passé. Même, il s’agit là, en sociologie du moins, d’un des enjeux fondamentaux de ces « lectures », dans la mesure du moins où la lecture ne désigne pas ici seulement l’acte solitaire de confrontation à un texte, mais, au-delà, l’acte public d’émission, de publication d’une interprétation de ce texte, par le biais d’articles, de communications, d’ouvrages, de manuels... Ainsi, d’une part la capacité à rendre publique cette interprétation, à la faire « entendre », à l’imposer donc comme la signification de l’oeuvre ainsi lue, et d’autre part les formes mêmes de cette interprétation, dépendent elles-mêmes de la place occupée dans le champ intellectuel.

Ce qu’on voudrait montrer en définitive, c’est qu’il est nécessaire de tenir ensemble et d’articuler ces deux perspectives sociologiques, autour de l’objet retenu, c’est-à-dire à propos de l’oeuvre de Fourier et de l’Ecole sociétaire telle qu’elle a été définie plus haut : il s’agira d’essayer de montrer qu’une oeuvre comme celle-ci ne peut se comprendre entièrement ni en faisant abstraction de ses conditions d’élaboration, ni en faisant abstraction des lectures qui en furent faites. Le propos général serait d’offrir une illustration argumentée, à partir de l’exemple particulier de l’oeuvre de Charles Fourier, du fait que l’objet de l’histoire des idées, et plus particulièrement ici de l’histoire de la sociologie, est à la fois une suite de textes qui ne se comprennent que rapportés au contexte de leur apparition, et une suite de lectures et de relectures de ces textes, elles-mêmes déterminées socialement.

Notes
32.

JAUSS Hans Robert (1978), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, p. 48, cité par PROCHASSON Christophe (1994), «Héritage et trahison : la réception des oeuvres», Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 12, pp. 5-18, p. 7. Après avoir défini les principes d’une telle approche, il convenait de les illustrer : l’étude de Christophe Prochasson sur Les intellectuels et le socialisme en offre un exemple particulièrement stimulant, appliqué à l’histoire du socialisme depuis le début du XIXe siècle, auquel il sera régulièrement fait référence. Cf. PROCHASSON Christophe (1997), Les intellectuels et le socialisme. XIXe-XXe siècle, Paris, Plon, 298 pages.

33.

BOURDIEU Pierre (1975), «La critique du discours lettré», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 5-6, p. 4. Cette conception de l’histoire des idées sociologiques reste très actuelle : on en trouve un exemple intéressant dans le récent ouvrage de Jean-Michel Chapoulie sur La tradition sociologique de Chicago, où il s’efforce de montrer que l’unité de l’Ecole de Chicago est en grande partie le résultat d’un semblable processus de réception, auquel ont contribué de façon intéressée les adversaires, les héritiers, mais aussi les historiens de la sociologie (CHAPOULIE Jean-Michel (2001), La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris, Ed. du Seuil).