Au commencement de cette étude il conviendra, en prenant le prétexte d’une rapide présentation de l’oeuvre écrite de Charles Fourier, d’essayer de mettre l’accent sur l’articulation entre les modes de son élaboration, ses traits principaux, et certains aspects du contexte intellectuel et scientifique de son apparition. Ce chapitre inaugurant la réflexion, il ne pourra s’y agir que d’un «survol» du terrain, qui présenterait l’avantage d’en saisir toute l’étendue, mais l’inconvénient d’en écraser le relief ; on pourrait aussi employer une métaphore plus classique, la métaphore théâtrale, pour décrire l’enjeu de cette présentation : c’est un premier acte d’exposition, dans lequel il s’agit de présenter les acteurs, leur situation, et de planter le décor. Dans un premier temps, il s’agira de montrer que l’oeuvre écrite de Fourier est en partie structurée par deux distinctions fondamentales, l’une d’ordre épistémologique entre critique et théorie positive, l’autre d’ordre thématique entre théorie générale du changement social et théorie spécifique de ce que Fourier appelle les « destins privés ». Ce faisant, il apparaît rapidement que cette présentation est difficile à stabiliser ou systématiser, dans la mesure où en réalité, la pensée de Fourier n’est pas figée dès l’origine, mais connaît au fur et à mesure de son élaboration un certain nombre d’évolutions et de reformulations notables. Plus précisément, le parcours chronologique de la bibliographie de Fourier devrait permettre de mettre en valeur certaines recompositions thématiques fondamentales : si la plupart des thèmes sont présents dès l’origine, leur importance varie, et les relations causales qui les relient les uns aux autres connaissent quelques retournements spectaculaires, destinés à moraliser sa doctrine et à mettre en valeur son ambition scientifique. Il faudra alors se demander si ces deux évolutions sont le produit d’un premier processus de réception de l’oeuvre par les disciples de Fourier, ou s’il n’est pas en réalité lui même l’auteur d’une « autocensure » qui fait de lui le premier entrepreneur de la moralisation et de la rationalisation de se doctrine (chapitre I). Le travail de présentation de l’oeuvre de Charles Fourier ainsi entamé sera ensuite poursuivi en portant cette fois moins l’attention sur sa structuration chronologique que sur son organisation thématique. Ce changement de perspective servira à confirmer l’hypothèse émise précédemment, suivant laquelle l’idée de système n’est pas au coeur de la doctrine fouriériste, dans la mesure où l’articulation entre les éléments thématiques mis en valeur reste ouverte, plastique : du point de vue thématique aussi, l’oeuvre, loin d’être figée, évolue dans le temps, comme en témoignent en particulier la place de plus en plus grande accordée par Fourier à la question de l’éducation, et au contraire la disparition presque totale des élucubrations cosmogoniques qui contredisaient la prétention scientifique de sa doctrine. Certaines permanences formelles pourront aussi être soulignées, dont la signification sera cependant réévaluée : en particulier, Fourier maintint tout au long de son oeuvre une remarquable capacité d’invention linguistique, que ses disciples soucieux d’une plus grande austérité stylistique déplorèrent constamment. Mais en réalité, au lieu d’éloigner sa doctrine de la science, la néologie de Fourier constituait à ses yeux un des attributs fondamentaux de la scientificité de son texte, dans lequel il fallait voir l’expression d’une stratégie de rupture épistémologique fondée sur un refus explicite des normes formelles constitutives de la bienséance intellectuelle de son temps (chapitre II). Enfin, pour compléter la présentation de l’oeuvre écrite de Fourier, nous essaierons d’articuler à cette approche qui s’efforce de lui rendre justice des raisons qu’il a d’adhérer aux propositions qu’il énonce, une première mise en oeuvre d’une approche spécifiquement « réceptionniste » dont il sera lui-même l’objet : ce sera l’occasion de se demander si Fourier peut être soumis à cette approche, qui en fait un lecteur lui-même des oeuvres intellectuelles qui le précèdent. Autrement dit, il faudra essayer de dire jusqu’à quel point il était l’« homme presque illitéré»34 qu’il prétendait être, ou bien si la production de son oeuvre s’appuie elle-même sur la réception d’oeuvres antérieures, et selon quelles modalités. Une étude détaillée du corpus des références et des citations relevées dans la totalité de son oeuvre montre en fait, contre un dogme toujours vivace, que l’oeuvre de Fourier n’est pas celle d’un « inculte », que de plus il ne cite pas « sans méthode » mais plutôt « sans façon », et qu’en définitive sa « parade de l’ignorance », loin d’être l’expression d’une modestie intellectuelle, est en réalité au service, comme les fantaisies stylistiques précédemment évoquées, d’une stratégie de rupture épistémologique (chapitre III).
Certaines des évolutions fondamentales de l’oeuvre de Fourier trouvent en partie leur explication dans la constitution autour de celle-ci d’une école de pensée, le rassemblement de disciples autour d’un maître (même si c’est le maître qui est l’esclave de ses disciples, selon une dialectique bien connue), et leurs efforts pour obtenir une présentation « respectable » de la doctrine. Si Fourier avait été à l’origine un penseur solitaire, le fouriérisme fut en réalité une oeuvre collective, modelée au moins autant par la production par Fourier de ses textes constitutifs que par leur réception par ses disciples. Les enjeux liés à l’appropriation des textes de Fourier par un mouvement intellectuel qui se réclame de son nom apparaissent particulièrement bien quand on s’intéresse aux conflits qui ont éclaté autour de son testament et de la captation de ses manuscrits. De façon très générale, il est possible de décrire, à partir de cet épisode décisif, la réception de l’oeuvre de Fourier par ses disciples comme relevant d’une censure, dont il s’agira de détailler les différentes formes et les objectifs principaux (chapitre IV). Nous verrons ainsi que les modalités de cette première réception ont contribué à nourrir la signification sociale accordée ensuite à la doctrine fouriériste et son assimilation à une certaine tradition intellectuelle, celle que l’on qualifie encore souvent aujourd’hui de « socialisme utopique ». Le propos n’est pas ici évidemment de statuer sur l’effectivité de son « utopisme », mais de mettre plutôt l’accent, à travers l’exemple particulier de la réception de Fourier, sur les enjeux de l’usage de la qualification d’utopisme au XIXe siècle. Le recours à une approche réceptionniste permet de comprendre comment Charles Fourier, en grande partie à son corps défendant, s’est trouvé intégré dans la tradition utopique, alors même qu’il n’a la plupart du temps employé la notion d’utopie qu’à titre péjoratif pour disqualifier les doctrines concurrentes de Robert Owen ou de Saint-Simon. Il s’agira donc de montrer que la tradition utopique offre une illustration exemplaire de ces processus de reconstruction permanente de l’histoire des idées. Saisie dans cette perspective, l’assimilation du fouriérisme ou du saint-simonisme à un utopisme au pire, au socialisme au mieux, apparaît comme le résultat de véritables « stratégies » de réception, mises en oeuvre dans la moitié suivante du siècle, en particulier par Marx et Engels, mais aussi dans une certaine mesure par Emile Durkheim (chapitre V).
Les modalités d’élaboration par Marx et Engels puis par Durkheim, de la tradition du socialisme utopique, ont principalement eu pour effet (pour objectif en réalité) de masquer un aspect essentiel de l’oeuvre de Charles Fourier et de l’École sociétaire : ses ambitions scientifiques, sa volonté de fonder la science de l’homme sur la démarche expérimentale. C’est donc cette prétention du fouriérisme à être une science que la suite de cette étude entend prendre spécifiquement pour objet . Il s’agira tout d’abord de prendre acte des modalités selon lesquelles Fourier lui-même recourt à l’accusation d’utopisme contre Owen et Saint-Simon, c’est-à-dire contre ceux-là mêmes auxquels les reconstructions successives de la tradition utopique l’ont pourtant assimilé. Cela dit, cette accusation ne fut portée contre eux par Fourier qu’à partir du moment où il commença de les percevoir comme des concurrents de sa prétention à être reconnu comme l’introducteur de la science dans le domaine des études sociales. Il s’agira donc de montrer que c’est précisément dans le cadre de cette compétition pour l’élaboration d’une définition légitime de la science sociale que peuvent être déchiffrées les relations entre fouriéristes, owénistes et saint-simoniens (chapitre VI). L’historiographie du fouriérisme a peu commenté les pamphlets contre Owen et Saint-Simon, parce que Fourier s’y montrait un « mauvais camarade » de ceux que les entreprises ultérieures de réception s’efforcèrent de lui adjoindre en utopie ou en socialisme. Et si Engels rendit hommage à ses qualité de polémiste et de satiriste, c’était pour mieux renvoyer cette dimension de son oeuvre dans la tradition littéraire, alors qu’elle a pour Fourier une fonction épistémologique essentielle, et constitue une des formes principales de son discours sur la science. Il conviendra donc de montrer comment, par cette constante volonté polémique, Fourier est amené à tenir au sein de la partie épistémologique de son oeuvre un discours sur lui-même, par lequel il se représente de façon récurrente comme un « inventeur hérétique ». Après avoir essayé rapidement de montrer la relative pertinence de leur application à notre objet d’étude, nous ferons appel à certains des outils conceptuels élaborés par Pierre Bourdieu autour de la notion de champ pour rendre compte des significations sociales de la représentation que Fourier donne de sa propre position dans le champ intellectuel, et comment cette représentation entend servir la prétention à une « révolution inaugurale » fondatrice de la science sociale. Nous verrons enfin que cette prétention ne s’appuie pas seulement sur la rhétorique du sujet ainsi mise en lumière, mais aussi et surtout sur la structuration du discours par un certain nombre d’attributs externes de la scientificité, qu’il s’agira de présenter (chapitre VII). Une de ces formes du discours scientifique, extrêmement prégnante dans l’oeuvre de Fourier, sera ensuite plus amplement commentée : il s’agit du recours à l’analogie discursive, qui y apparaît comme un des principaux fondements de sa stratégie de rationalisation de la réflexion sociale. Après avoir défini les différentes formes que peut prendre l’analogie discursive, d’un usage méthodologique strictement contrôlé qui en fait seulement une « analogie de moyens » jusqu’à la dérive substantialiste des métaphores morphologiques, nous nous efforcerons de dégager les différents registres analogiques à l’oeuvre dans le texte fouriériste — modèle newtonien, emprunts à la botanique et à la musicologie, recours enfin à la figure de l’organisme vivant —, pour ensuite essayer de les situer sur cette échelle des formes de l’analogie discursive, et enfin montrer que malgré les dérives substantialistes que ce foisonnement analogique entraîne en partie, il reste dans l’esprit de Fourier non pas le produit d’une volonté d’affaiblissement de la rationalité du discours, mais est au contraire pensé comme un des moteurs de son projet épistémologique (chapitre VIII).
La dernière partie de l’étude sera consacrée, enfin, à celle des formes du discours scientifique qui nous a semblé être véritablement au coeur du projet fouriériste de fondation d’une « science sociale » : il s’agit de l’exigence expérimentale. Si ce thème central n’est abordé qu’aussi tardivement dans notre étude, c’est qu’il a fallu auparavant, on l’a vu, en quelque sorte effectuer un long travail de rupture avec le sens commun des appréciations traditionnelles de l’oeuvre de Fourier, dans le but de dégager le noyau épistémologique de sa doctrine, de la gangue interprétative sédimentée autour de l’oeuvre par les processus de réception successifs. Par ce travail il ne s’agissait pas de retrouver la « vraie » signification sociale de la pensée de Fourier (cette « vraie » signification n’existant pas en dehors de ce travail de sédimentation interprétative), mais de s’intéresser du moins aux raisons qu’avait Fourier de placer cette exigence expérimental au coeur de son dispositif. Dans un premier temps, il s’agira donc de montrer comment le fouriérisme se présente tout à la fois comme une « théorie » du social, une réflexion sur la possibilité de fonder scientifiquement cette théorie sur l’importation de la méthode expérimentale, et la volonté d’une mise en oeuvre concrète de cette méthode, dont la première tentative eut lieu quelques années avant la mort de Fourier, à Condé-sur-Vesgre en 1833 (chapitre IX). Après avoir examiné cette première période de la « théorie de la pratique expérimentale » qui s’étend de sa formulation sur le papier à sa première mise en oeuvre à Condé-sur-Vesgre, d’ailleurs conclue par un échec, nous verrons que dans la décennie qui suivit, la question de l’exigence expérimentale fut au coeur des conflits qui secouèrent l’Ecole sociétaire au milieu des années 1830, et entraînèrent la scission entre d’un côté des dissidents qui se voulaient plus « réalisateurs » qu’expérimentateurs et poursuivirent inlassablement la mise en pratique immédiate des principes fouriéristes, et des fouriéristes orthodoxes qui privilégiaient au contraire la poursuite de la « propagation » de l’oeuvre de Fourier. Nous verrons ainsi que, tandis que les premiers tentaient sans succès d’établir des phalanstères en France, mais aussi au Brésil ou en Algérie, les seconds élaboraient dans les années 1840 le programme théorique d’un « expérimentalisme d’Etat » qui déboucha sur un projet de « Ministère de l’Expérience » resté lettre morte après le délitement des espérances révolutionnaire de 1848 (chapitre X). L’exil des dirigeants fouriéristes après les événements de juin 1849 marqua la fin de l’orientation propagatrice de l’Ecole sociétaire et scella la réconciliation des orthodoxes et des dissidents autour des objectifs qui avaient justement provoqué la dissidence, ceux d’une réalisation rapide de la doctrine de Fourier. Nous verrons cependant, à travers l’étude des préparatifs et du déroulement de l’expérience qu’ils conduisirent ensemble au Texas au milieu des années 1850, que les lignes de fracture anciennes, malgré la « réunion » (c’est le nom qui fut symboliquement donné à cette expérience) formelle des deux tendances antagonistes, continuaient de structurer fortement l’action de l’Ecole sociétaire. En particulier, il sera possible de montrer que Victor Considerant, chef de l’Ecole sociétaire et héraut de sa tendance « propagatrice », était moins empressé que les anciens « réalisateurs » d’inaugurer cette mise en oeuvre pratique, car son impréparation et l’exil dans lequel il était tenu risquait de lui en faire perdre le contrôle ; et dans l’échec même de cette dernière expérience, nous verrons que l’on peut en partie voir la conséquence d’une réactualisation de cet antagonisme, opposant cette fois encore « l’oecuménisme expérimental » d’un Victor Considerant désireux de créer au Texas un laboratoire d’expérimentation sociale ouvert à toutes les doctrines sociales de progrès, et la volonté des anciens réalisateurs de mettre en place à Réunion un phalanstère où seraient pratiqués immédiatement et exclusivement les principes fouriéristes d’organisation domestique et d’organisation du travail (chapitre XI). Enfin, la dernier chapitre de cette étude sera consacré d’abord à l’examen d’un dernier épisode de l’histoire des expérimentations sociales de la théorie de Fourier, celui du « Familistère » créé à Guise par le fabricant d’appareils de chauffage Jean-Baptiste Godin. En prenant appui sur l’étude extrêmement détaillée qui a été faite par Jules Prudhommeaux de certaines des expériences de Godin, nous essaierons de montrer en quoi, malgré le dénigrement dont elles furent parfois l’objet, ces expériences se démarquent des précédentes par la mise en place d’un véritable dispositif expérimental, d’un effort de contrôle des paramètres et des hypothèses expérimentées, et le recueil réglé des observations issues de ces expériences successives. Dans un dernier temps, nous nous efforcerons, à partir de cet examen plus ou moins détaillé des différentes expérimentations sociales de la théorie de Fourier qui furent tentées au XIXe siècle, de dire jusqu’à quel point l’exigence expérimentale du fouriérisme ne fut pas seulement une « métaphore » par lequel il mimait un des attributs fondamentaux de la scientificité pour appuyer une stratégie polémique de distinction vis-à-vis des doctrines sociales concurrentes : à ce titre, les quelques indications d’une interpénétration dialectique entre théorie positive et pratique expérimentale que nous pourrons ainsi dégager, permettront de commencer à dire dans quelle mesure cette « idéologie de la pratique expérimentale » constituait le point d’articulation fondamental entre le programme épistémologique de la « science sociale » de Fourier et sa volonté de transformation sociale (chapitre XII).
FOURIER, OC01 (1808b), p. 102.