F.011Les sources utilisées

Que cette sociologie du fouriérisme fût nécessaire, ne signifiait pas pour autant qu’elle fût aisément praticable. Dix ans après le fameux cours de Durkheim sur le socialisme, un de ses élèves, Hubert Bourgin, soutint en 1905, sous sa direction, la première recherche doctorale de grande envergure sur Fourier. Or, dans l’introduction de sa thèse, il faisait le constat d’une provisoire impuissance partielle de la sociologie à traiter cet objet particulier qu’était le socialisme du siècle précédent :

‘« La plupart des idées, et, plus encore, des faits sociaux que j’ai dû déterminer comme les conditions de mon étude particulière n’ont encore été eux-mêmes l’objet d’aucune étude scientifique. Je ne pouvais pas avoir la prétention de faire, par une sorte d’improvisation, la science qui n’est pas encore faite : je ne l’ai pas essayé »35.’

Il ne s’agit pas ici de décider si cette « science » du fouriérisme est entièrement possible aujourd’hui. Mais force est de reconnaître que quelques uns des obstacles évoqués par Hubert Bourgin ont été en grande partie levés depuis : les « conditions » qu’il évoque sont mieux connues aujourd’hui, que ce soit, parmi tant d’autres, à travers par exemple les travaux généraux d’histoire sociale effectués par Christophe Charle36, ou bien encore à travers ceux, sur un champ à la fois plus restreint et plus proche de notre objet, de Christophe Prochasson37, ou enfin très spécifiquement à travers la biographie de Fourier par Jonathan Beecher38.

Les conditions de l’étude sont mieux connues, l’oeuvre de Fourier aussi39 : après la succession des éditions originales de ses différents ouvrages, de La théorie des quatre mouvements et des destinées générales de 1808 jusqu’à La fausse industrie de 1835-1837, la première édition des OEuvres complètes de Charles Fourier, très incomplète, avait été publiée par ses disciples, en six volumes, entre 1841 et 1845. Une réédition de ces OEuvres complètes à la fin des années soixante a permis de les rendre beaucoup plus facilement accessibles : cette réédition, à laquelle nous avons presque systématiquement recouru dans cette étude, est celle des éditions Anthropos, publiée entre 1966 et 1968 sous la direction de Simone Debout-Oleszkiewicz. C’est en particulier à l’effort éditorial exceptionnel qu’elle avait ainsi entrepris que l’on doit l’exhumation du Nouveau monde amoureux 40, regroupant un ensemble de textes de Fourier sur les moeurs amoureuses et sexuelles en Harmonie, restés inédits pendant plus d’un siècle et demi. Depuis, un certains nombre de ses oeuvres ont été à nouveau rééditées, et chaque fois que possible nous ferons référence aussi bien à ces rééditions qu’à celles des l’éditions Anthropos : ainsi, en 1973, Flammarion rééditait à son tour Le nouveau monde industriel, avec une préface de Michel Butor. Cette réédition, contrairement à l’édition anastatique du volume VI des OEuvres complètes de l’édition Anthropos, restituait le texte de l’édition originale de 1829 en reproduisant les quatre coupures effectuées par les disciples de Fourier dans l’édition de 184541. Par ailleurs, une nouvelle édition de ces OEuvres complètes est actuellement en cours de publication, toujours sous la direction de Simone Debout-Oleszkiewicz, aux Presses du réel dans la collection « L’écart absolu ». Le tome I de cette nouvelle édition, paru en 1998, regroupe la Théorie des quatre mouvements (le premier ouvrage de Fourier) et des extraits du Nouveau monde amoureux.

Nous avons eu la chance, de plus, pour éclairer aussi bien la lecture des oeuvres écrites de Fourier et de ses disciples que le déroulement de certaines de leurs expérimentations sociales, de pouvoir prendre appui sur les sources inédites que constitue la partie des Archives sociétaires conservée à la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Dans la mesure où les documents qui y ont été puisés sont très largement inédits, nous ne voudrions par terminer cette introduction de l’étude sans présenter rapidement l’histoire de la constitution de ce fonds et les raisons de son oubli. S’il ne l’a pas découvert, c’est cependant Jonathan Beecher qui le premier en a fait état dans la bibliographie42 de son étude sur Fourier. Ce fonds y était ainsi décrit : «Ecole Normale Supérieure (Paris). Les très riches Archives Victor Considerant contiennent quelques manuscrits de Fourier et des lettres à Fourier de Considerant»43. J. Beecher travaillait alors essentiellement sur Fourier44, et soulignait donc la présence dans les Archives de l’ENS des pièces sur lesquelles se portait alors son intérêt. Mais ces pièces sont loin de constituer la seule richesse du Fonds, qui contient par ailleurs des ouvrages, des brochures des disciples de l’Ecole sociétaire, des articles tirés à part de ses différentes publications, et divers articles scientifiques ; les cours et mémoires de Victor Considerant à l’Ecole royale de l’artillerie et du génie de Metz ; de nombreuses lettres et brouillons de Victor Considerant, de Just Muiron, ainsi que des disciples de l’Ecole sociétaire ; un nombre important de documents (correspondance et notes manuscrites) sur la période américaine, sur sa préparation et son déroulement ; plusieurs manuscrits de Victor Considerant, mais aussi de Clarisse Vigoureux ; une considérable somme d’archives de l’Ecole sociétaire, de la Démocratie Pacifique, de la Librairie des Sciences Sociales et de la Librairie Phalanstérienne ; des documents relatifs à l’année 1848 (correspondance et motions de différents clubs socialistes), etc.

Cette richesse était une invitation à l’exploration, rendue pourtant malaisée par l’imprécision du seul inventaire disponible, celui que Vincent Prieur avait réalisé en 1974, et qui n’avait guère été remanié depuis cette date45. Il y a quelques années, Jean-Claude Dubos avait obtenu l’accord verbal de M. Petitmengin, directeur de la Bibliothèque de l’Ecole normale supérieure, pour la publication de cet inventaire. Mais celui-ci avait besoin d’être sérieusement complété, voire corrigé, car il apparaissait encore incomplet et en plusieurs points inexact, malgré ces corrections. M. Dubos n’avait pu alors entreprendre ce travail, et l’inventaire ne fut pas publié. Nous avons donc fait le choix d’entamer la refonte complète et exhaustive de cet inventaire. Ce travail, qui est encore loin d’être achevé, a cependant permis de recenser la présence dans le fonds de l’ENS de plus de 1400 pièces46. Tout en établissant un recensement aussi précis que possible de ce fonds, il s’agissait aussi, pour tenter de comprendre son organisation et sa présence à l’Ecole normale supérieure, de s’attacher à l’histoire qui présida à sa constitution. C’est celle-ci dont nous voudrions ici retracer les grandes lignes47 : après avoir accaparé les manuscrits de Charles Fourier48 au lendemain de sa mort, Victor Considerant, le chef de l’Ecole sociétaire, y ajouta peu à peu ses archives personnelles, ainsi que celles de l’Ecole, pendant plus de cinquante ans. Après la mort de sa femme, Victor Considerant fut recueilli chez lui par Auguste Kleine, son petit-cousin par alliance : Auguste Kleine avait en effet épousé la fille aînée de Clarisse Coignet, biographe de Victor Considerant49 et cousine germaine de sa femme Julie Vigoureux. Après le décès de Victor Considerant, Auguste Kleine, qu’il avait désigné comme son exécuteur testamentaire, se retrouva en possession de la totalité des archives de l’Ecole sociétaire, dont il assura la conservation jusqu’à son décès en 1925. Hubert Bourgin50 et Pierre Collard51 notamment purent ainsi y accéder dans le cadre de leurs recherches. Le légataire du fonds, désigné par lui, était le Centre de documentation sociale qu’avait créé Célestin Bouglé à l’Ecole Normale Supérieure. C’est donc ainsi, après ces quelques péripéties, que la totalité des Archives sociétaires s’est retrouvée à l’ENS, où elle resta jusqu’au début de la Guerre. En 1939, rapporte Simone Debout-Oleszkiewicz52, le fonds du Centre de documentation sociale fut en effet transféré à la Bibliothèque de documentation internationale (BDIC). Il n’y fut retrouvé qu’en 1949 par édith Thomas, alors qu’on le croyait égaré ou disparu dans un incendie. Les manuscrits furent alors confiés aux Archives nationales — la BDIC conservant la partie imprimée de l’oeuvre de Fourier —, où Edith Thomas entreprit d’en faire un inventaire qui ne fut publié qu’en 199153. Les chercheurs disposaient toutefois déjà de la précieuse étude d’Emile Poulat, parue en 195754. C’est justement en 1939, lors de ce dernier transfert, que survint cette partition du Fonds, encore inexpliquée et que l’on qualifiera donc, jusqu’à plus précise information, d’ »oubli» : une partie du Fonds resta en effet à l’Ecole Normale Supérieure. Cet oubli était important, puisqu’il s’agissait de treize cartons d’archives. Cet «oubli» est de conséquence, puisque aujourd’hui encore le fonds de l’Ecole normale supérieure reste largement ignoré : même l’inventaire du Fonds des Archives Nationales n’en mentionne pas l’existence. Si ceux qui avaient eu l’occasion de travailler sur le fonds quand il était encore en une seule partie (c’est-à-dire avant 1940) avaient eu accès aux pièces désormais conservées à l’ENS, il n’en fut plus de même ensuite. Le fonds de l’ENS ne fut redécouvert que plus tard : Emile Lehouck aurait pu d’ailleurs être le premier à y accéder, puisqu’on lui en indiqua l’existence quand au début des années soixante-dix il travaillait à sa Vie de Fourier 55, mais, pris par le temps, il ne put le faire. Ce fut donc Russell Jones56 qui le « redécouvrit » en 1970, peu de temps avant que Vincent Prieur n’en fît l’inventaire.

Les Archives de l’Ecole sociétaire conservées aux Archives Nationales sont, quant à elles, divisées en deux fonds : le principal (10AS 1 à 10AS 25) contient les manuscrits et les documents laissés par Fourier à sa mort, ceux-là mêmes qui avaient fait l’objet de batailles entre fouriéristes « dissidents » et « orthodoxes », et dont le recensement avait été en partie effectué par Emile Poulat57. Le second, le « Fonds Considerant » (10AS 26 à 10AS 42) contient « ‘les papiers de Victor Considerant ainsi qu’une collection de plusieurs milliers de lettres échangées par ses disciples à partir des années 1820 jusqu’à la fin du XIXe siècle’ »58, incorporés dans le fonds par Victor Considerant lui-même entre 1837 et 1893. C’est vraisemblablement à cette seconde partie qu’appartenaient les cartons oubliés à l’Ecole Normale Supérieure. Quoi qu’il en soit, les Archives de l’Ecole sociétaire sont donc conservées en des lieux différents, et l’on ne saurait considérer les archives sociétaires conservées aux Archives nationales comme constituant l’intégralité du fonds. Il importerait donc, dans la perspective de l’élaboration d’un outil de travail enfin exhaustif, de s’efforcer de mettre en regard les différents inventaires et d’en publier une synthèse convenablement appareillée, c’est-à-dire accompagnée de récapitulations chronologiques et thématiques. Parmi les personnes qui ont ces dernières années consulté les Archives de l’ENS, on relève un grand nombre de chercheurs américains : Betje B. Klier, Jonathan Beecher, Russell Jones... Ce fait, qui peut s’expliquer par la richesse des documents concernant la période américaine de Considérant et des disciples de l’Ecole sociétaire, témoigne toutefois aussi, en creux, de la relative faiblesse générale de l’intérêt des chercheurs (qu’ils soient « historiens » ou « sociologues ») français pour l’histoire du fouriérisme. La publication d’un inventaire détaillé, présentant ensemble les différentes parties connues du fonds, devrait les inviter à y puiser les éléments d’autres recherches générales ou thématiques sur le sujet.

Notes
35.

BOURGIN Hubert (1905a), Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français, thèse principale de doctorat ès-lettres, Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, p. 4.

36.

Voir notamment CHARLE Christophe (1991), Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Paris, Ed. du Seuil, et CHARLE Christophe (1996), Les intellectuels en Europe au XIXème siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Ed. du Seuil, coll. «L’Univers historique», 370 pages, bibl., chronologie, tabl., index.

37.

PROCHASSON Christophe (1997), Les intellectuels et le socialisme. XIXe-XXe siècle, Paris, Plon, 298 pages.

38.

BEECHER Jonathan (1993a), Fourier. Le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1ère éd. 1986, 618 pages, bibl., trad. H. Perrin et P.-Y. Pétillon.

39.

Pour les références bibliographiques détaillées des oeuvres de Fourier, cf. infra, « Les oeuvres complètes de Charles Fourier », Annexes.

40.

FOURIER Charles (1967), Oeuvres complètes 7. Le Nouveau monde amoureux. Manuscrit inédit et texte intégral, Paris, Anthropos, 512 pages.

41.

Cf. BUTOR Michel, préface à FOURIER, OC06 (1829b), p. 9.

42.

BEECHER (1993a).

43.

BEECHER (1993a), ibid., « Bibliographie », p. 594.

44.

Certains d’entre eux ne sont plus aujourd’hui inédits qu’en France : Jonathan Beecher vient de terminer une biographie de Victor Considerant (BEECHER (2001), Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, University Presses of California, Columbia and Princeton), qui n’est pas encore traduite en français, et qui puise largement ses sources dans le Fonds Victor Considerant de l’ENS. N’ayant pu à cette heure nous procurer son ouvrage, nous le citons dans cette étude d’après un manuscrit provisoire qu’il avait bien voulu nous confier. Nous l’en remercions ici vivement, et le prions de nous excuser de ce « subterfuge ».

45.

PRIEUR Vincent (1974), Inventaire des archives Victor Considerant (1808-1893), 15 pages, ronéotypé. Le résultat de son travail sur les douze premiers cartons, qui tient en une quinzaine de pages, fut ensuite complété par Jonathan Beecher, qui fit l’inventaire du Carton n° 13. De son côté, J. A. Moors avait recensé un certain nombre de corrections à effectuer sur l’ensemble de l’inventaire de Vincent Prieur : MOORS J. A. (1992), «Inventaire des archives Victor Considerant (1808-1893» par Vincent Prieur (mars 1974). Quelques remarques, Utrecht, 5 pages, dactylographié.

46.

Cf. infra, « Inventaire des Archives sociétaires conservées par la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure », Annexes. La cotation utilisée pour cet inventaire reprend et respecte l’organisation des pièces à l’intérieur du fonds, qui n’a pas été bouleversée. Ce respect se justifie essentiellement par le fait que certaines des pièces ont déjà été citées dans plusieurs études, où elles sont référencées suivant ce classement «originel». En conséquence, les pièces du fonds citées dans cette étude sont elles aussi référencées suivant ce même principe : le premier chiffre désigne le carton dans lequel est située la pièce ; le deuxième, la chemise ; le troisième, la sous-chemise. Par exemple, la référence 3/4/5 désigne la sous-chemise 5, que l’on trouvera dans la chemise 4 du carton 3. La cotation individuelle de chaque pièce n’étant pas encore réalisée, il reste recommandé de mentionner cet inventaire et la cotation qui y est en vigueur avec la plus grande prudence, du moins tant qu’il n’a pas fait l’objet d’une publication.

47.

Je tiens ici à remercier tout particulièrement MM. Emile Poulat et Jean-Claude Dubos, à qui sont dues la plupart des informations qui ont pu être ici réunies. Nombre des documents cités ici le furent déjà par Emile Poulat, en particulier dans POULAT Emile (1957), Les cahiers manuscrits de Fourier. Etude historique et inventaire raisonné, Paris, Ed. de Minuit, B.E.C.C., 224 pages, introd. Henri Desroche. Les quelques remarques qui suivent ne sauraient être qu’un modeste complément de ce travail exceptionnel.

48.

Cf. infra, « Le testament de Fourier », ch. IV, B.

49.

COIGNET Clarisse (1895), Victor Considerant . Sa vie et son oeuvre, Paris, Félix Alcan, 100 pages.

50.

BOURGIN Hubert (1905a), Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français, thèse principale de doctorat ès-lettres, Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 541 pages.

51.

COLLARD Pierre (1910), Victor Considerant (1803-1893). Sa vie, ses idées, Dijon, Barbier-Maréchal.

52.

DEBOUT-OLESZKIEWICZ Simone, présentation de FOURIER Charles (1962), «Textes inédits», Revue Internationale de philosophie, vol. XVI, n° 2, pp. 147-175.

53.

THOMAS Edith (1991), Fonds Fourier et Considerant . Archives sociétaires 10 AS, Paris, Archives nationales, 75 pages, introd. et bobl. Françoise Hildesheimer.

54.

POULAT Emile (1957), Les cahiers manuscrits de Fourier. Etude historique et inventaire raisonné, Paris, Ed. de Minuit, B.E.C.C., 224 pages, introd. Henri Desroche.

55.

LEHOUCK Emile (1978), Vie de Charles Fourier. L’homme dans sa vérité, Paris, Denoèl-Gonthier, coll. «Médiations».

56.

JONES Russell M. (1976), «Victor considerant’s American experience (1852-1869)», The French-American Review , vol. I, hiver 1976, pp. 65-93 ; JONES Russell M. (1977), «Victor considerant’s American experience (1852-1869)», The French-American review, vol. II, printemps 1977, pp. 124-150.

57.

POULAT Emile (1957), Les cahiers manuscrits de Fourier. Etude historique et inventaire raisonné, Paris, Ed. de Minuit, B.E.C.C., 224 pages, introd. Henri Desroche.

58.

BEECHER (1993a), p. 592.