A.011Les premiers articles

C’est dans un court article intitulé « Harmonie universelle »63, et publié le 11 frimaire an XII (3 décembre 1803) dans le Bulletin de Lyon de Pierre-Simon Ballanche, journal bi-hebdomaire auquel il collaborait depuis quelques mois, que Fourier dévoila pour la première fois sa « découverte ». Alors âgé de 31 ans, il occupait depuis trois ans une place de commis chez un commerçant lyonnais, et travaillait sans relâche, aux heures de loisir que lui laissait son emploi, à élaborer son « système » : Fourier affirmait en effet dans cet article avoir découvert « ‘une théorie mathématique des destinées de tous les globes et de leurs habitants ’», en s’appuyant sur le « ‘calcul analytique et synthétique de l’attraction passionnée’ ». S’il ne livrait aucun détail de cette découverte, l’article donnait cependant à Fourier l’occasion d’une première attaque contre les savants et philosophes :

‘« Grands hommes de tous les siècles ! Newton et Leibniz, Voltaire et Rousseau, savez-vous en quoi vous êtes grands ? C’est en aveuglement. Vous ne semblerez bientôt que des fous, pour avoir pensé que la Civilisation était la destinée sociale du genre humain ».’

Ce n’est pourtant pas l’article intitulé « Harmonie universelle » qui attira l’attention du pouvoir, mais le suivant, publié deux semaines plus tard dans le même journal, et intitulé « Triumvirat Continental, et paix perpétuelle sous trente ans »64. Dans ce texte, il se livrait à un rapide exercice de prospective géopolitique : il y prévoyait qu’après l’anéantissement successif de la Prusse, qui « ‘malgré sa belle armée, n’est qu’un État paralytique’ », et de l’Angleterre, « ‘puissance purement mercantile’ », le sceptre de l’Europe appartiendra nécessairement à l’un de ces trois pays : l’Autriche, la France, ou plus probablement la Russie. Fourier voyait dans la constitution de ce triumvirat, et bien plus encore dans le triomphe sans partage d’une seule de ces nations, qui devrait en découler rapidement, la condition de l’instauration de « ‘la paix ’ ‘temporaire’ ‘ sur la terre ’».

Ce n’est pas cette prédiction qui constitue toutefois, selon Fourier, l’enjeu essentiel des temps à venir. L’unification du continent sous l’autorité d’un « souverain de l’Europe » ne faisant à ses yeux aucun doute, il ajoute :

‘« Il reste à savoir par quels moyens il pourra perpétuer cette paix. Avant de les expliquer, j’observe que les Philosophes, gens qui ont la vue courte, n’ont pas encore entrevu le principe de la paix temporaire »65. ’

On chercherait en vain, dans la suite de l’article de Fourier, l’exposé de ces moyens, ni même la présentation détaillée de la découverte annoncée quinze jours auparavant ; en revanche, les attaques contre les philosophes sont renouvelées à la fin de l’article, puisque Fourier conclut de l’aveuglement des philosophes, incapables d’entrevoir l’inéluctabilité de l’unification de l’Europe, que « ‘les sciences morales et politiques ont plus duré qu’elles ne dureront’ »66. Au-delà d’une vision géopolitique trop précise pour ne pas être invalidée par l’Histoire, ce court texte attire cependant l’attention, d’une part parce que Fourier, au détour d’une phrase anodine, rappelait sa « découverte », d’autre part surtout parce qu’il s’y réaffirmait polémiste, adversaire intransigeant des philosophes et des écrivains politiques de son temps, à un moment où la presse, sous étroite surveillance depuis le décret du 17 janvier 1800, était frappée d’une atonie forcée. Cet article attira-t-il l’attention de Bonaparte ? C’est en tout cas ce qu’affirmait Ballanche : Bonaparte, alors Premier Consul, aurait demandé au Commissaire général de police de Lyon, M. Dubois, de lui transmettre des informations sur l’auteur de l’article, et c’est à Ballanche, le directeur du Bulletin de Lyon, qu’il se serait adressé67. Cette demande ne préjugeait pas évidemment pas d’un intérêt de Bonaparte pour la thèse de Fourier qui fût autre que policier68 : simplement par son sujet « politique », un article comme celui de Fourier était fortement susceptible d’attirer l’attention. Ballanche s’empressa d’ailleurs de rassurer les autorités, en certifiant que Fourier était « ‘un homme modeste, étranger à toute espèce d’intrigue et d’ambition’ »69.

Le troisième des textes inauguraux de l’oeuvre de Fourier est connu sous le nom de « Lettre au Grand Juge » : cette longue lettre envoyée par Fourier au Grand Juge Régnier, si elle ne fut publiée pour la première fois qu’en 187470, mérite cependant examen : adressée à celui qui en quelque sorte faisait office de Ministre de la Justice et de la Police, cette lettre propose certes une présentation un peu plus détaillée du système que Fourier laissait entrevoir dans « Harmonie universelle ». Toutefois, Fourier reste encore particulièrement elliptique, à dessein : « ‘Etant seul possesseur de la Theorie du mouvement social, je ne dois pas la livrer au public, mais communiquer seulement la superficie du calcul’ ». Il justifie d’ailleurs cette prudence par la volonté d’offrir la primeur de sa découverte au gouvernement de la France d’une part, mais d’autre part sans doute aussi par le désir, déjà affirmé, de se voir attribuer « ‘tout entier l’honneur de l’invention des lois d’harmonie universelle ’». Certes, Fourier justifie la brièveté de son exposé par une incapacité temporaire à tenir longuement la plume :

‘« Je devrais, citoyen Grand Juge, vous remettre une note détaillée à ce sujet. mais ayant la main droite foulée et peu en état d’écrire, je ne puis m’occuper en ce moment d’aucun mémoire de longue haleine (...). Si vous le désirez, j’entrerai dans quelques détails, mais vu l’état de ma main foulée, je ne puis gueres promettre plus de deux grandes feuilles comme celle-ci »71 ; ’

mais l’ellipse a dans les premières oeuvres de Fourier une justification beaucoup plus profonde que cette incapacité conjoncturelle, piètre alibi d’une méfiance fortement ancrée qui, selon certains observateurs, confinait à la paranoïa72.

Ce n’est en fait pas tant par cette présentation que la Lettre au Grand Juge apparaît comme un texte remarquable, que parce qu’y étaient articulés les uns aux autres, pour la première fois, la plupart des thèmes qui structurèrent par la suite la pensée et l’écriture de Fourier, même si chacun de ces thèmes, considéré séparément, n’est que très rapidement entrevu. Ainsi, dès 1803, Fourier semble déjà craindre détracteurs et plagiaires :

‘« Toute découverte brillante expose aux traits de l’envie : Si l’on put faire excommunier Colomb Galilée et autres grands hommes, pour avoir vu plus clair que leur siècle, on pourrait essayer de me noircir mais nous ne sommes pas aux siecles de la superstition. Le vainqueur du Destin ne craint rien sous le regne du vainqueur de la fortune ». ’

La dernière formule procède en réalité moins d’une confiance aveugle dans la bienveillance de Napoléon Bonaparte que d’une demande de protection qui constituait d’ailleurs l’objet explicite de la lettre.

Concrètement, la protection qu’espérait Fourier, telle qu’il la résumait à la fin de sa lettre, consistait en une « ‘autorisation de faire insérer des articles détachés dans les Journaux de Paris ’». Fourier pressentait-il les moqueries par lesquelles serait accueillie quelques années plus tard la Théorie des quatre mouvements, son premier ouvrage, publié en 1808 ? Toujours est-il que c’est dans la Lettre au Grand Juge qu’il construisit pour la première fois cette articulation entre « théorie directe » (l’exposé de la théorie de l’attraction passionnée) et « théorie indirecte » (la critique des sciences incertaines) qui constitua, par la suite, l’ossature fondamentale de toute son oeuvre. Pour Fourier, c’est un effet du règne de ces sciences incertaines si la découverte de l’attraction passionnée a été si longtemps retardée : « ‘Les lois de l’harmonie (...) sont restées ignorées par l’inadvertance ou l’orgueil des trois sciences métaphysique Politique et morale’ » ; et donc, par un renversement dont il se proposait d’être le maître d’oeuvre, c’était par la révélation de cette théorie que serait prononcée la condamnation de ces trois sciences trompeuses. Fourier en avertissait donc son correspondant :

‘« Il est nécessaire, Citoyen Grand Juge, de vous prevenir d’un incident comique qui resultera de la Theorie du mouvement social. elle va porter un coup mortel aux deux philosophies politique et morale. et de plus une blessure incurable à la métaphysique »73.’

Notes
63.

FOURIER Charles (1803a), «Harmonie universelle», Bulletin de Lyon, 11 frimaire 1803, reproduit dans la Publication des manuscrits, t. 1, pp. 52-53.

64.

FOURIER Charles (1803b), «Triumvirat continental, et paix perpétuelle sous trente ans», Bulletin de Lyon, 25 frimaire 1803, reproduit dans La Phalange, 2ème série, t. 2, pp. 1 sq ; dans les Oeuvres complètes, t. 1, pp. 457-460. Pour une présentation détaillée des différentes reproductions et rééditions des écrits de Charles Fourier, on se reportera à la bibliographie qui figure à la fin de la présente étude. Dans ce chapitre seront donc seulement indiquées en notes, d’une part l’édition originale, et d’autre part ensuite l’édition utilisée.

65.

FOURIER (1803b), reproduit in FOURIER Charles (1808c), Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Paris, Presses du réel, coll. «L’écart absolu», 685 pages, suivi de Le nouveau monde amoureux, introduction et édition établie par Simone Debout-Oleszkiewicz, p. 540.

66.

FOURIER (1803b), reproduit in FOURIER, OC01 (1808c), p. 541.

67.

BALLANCHE, Lettre à Victor Considerant, citée lors de la reproduction de l’article de Fourier dans la Phalange, du 1er janvier 1838, et reproduite dans FOURIER, OC01 (1808c), p. 541.

68.

La légende prétend le contraire : certains commentateurs ont ainsi affirmé, sans que cela pût être vérifié de quelconque manière, qu’à la suite de cet article Fourier s’était vu offrir par Bonaparte « un emploi au ministère des Finances » (JANET Paul (1879), «La philosophie de Charles Fourier», Revue des Deux mondes, t. XXXV, 1er octobre 1879, pp. 619-645, cité par BEECHER (1993a), note 19 du ch. V, p. 537).

69.

BALLANCHE, Lettre à Victor Considerant, citée lors de la reproduction de l’article de Fourier dans la Phalange, du 1er janvier 1838, et reproduite dans FOURIER, OC01 (1808c), p. 542.

70.

FOIURIER Charles, Lettre au Grand Juge, 4 nivôse An XII (25 décembre 1803), Archives Nationales, Carton F7 3455, Surveillance des journaux de province, Dossier « Lettre de Fourier ». Charles Pellarin affirme à tort que la Lettre au Grand Juge a été publiée du vivant de Fourier. En réalité, cette lettre, dont le manuscrit original est conservé aux, fut reproduite pour la première fois par Félix Rocquain dans la Revue de France, t. X, le 30 avril 1874. Le texte fut par la suite reproduit successivement dans PELLARIN Charles (1874), Lettre de Fourier au Grand-Juge (4 nivôse an XII). Fourier et ses contemporains ; l’utopie et la routine ; l’expérimentation et l’empirisme en matière sociale, Paris, E. Dentu, 105 pages ; ROCQUAIN Félix (1906), Notes et fragments d’histoire, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 364 pages, « Une lettre de Fourier » ; HEMARDINQUER Jean-Jacques (1964), «La «découverte du Mouvement social», notes critiques sur le jeune Fourier», Le Mouvement social, pp. 59-69. C’est cette dernière transcription, celle due à Jean-Jacques Hémardinquer, qui est reproduite dans les annexes de cette recherche, et que nous citons ici.

71.

Sic. Les particularités orthographiques et syntaxiques de cette citation, comme des suivantes, sont dues à Fourier.

72.

Cf. infra, « Le complexe de Christophe Colomb », ch. VII, B.

73.

La typographie et l’accentuation particulières utilisées par Fourier ont été respectées dans cette citation.