B.011Egarement de la raison (1803-1806)

Entre les quelques articles parus à la fin de l’année 1803 dans le Bulletin de Lyon, et la Théorie des quatre mouvements, son premier traité, paru en 1808, Fourier, s’il ne publia pas, consacra cependant son énergie à la rédaction d’un manifeste intitulé Egarement de la raison démontré par le ridicule des sciences incertaines, qui ne fut édité pour la première fois que dix ans après sa mort74. Dans ce texte relativement long75, Fourier, dans une longue apostrophe, interpelle violemment les représentants des trois sciences incertaines : métaphysique, politique, morale. Le plan suivi ici par Fourier dans ce qu’il présenta comme « ‘un manifeste purement critique’ »76 est relativement simple puisqu’à chacune des trois sciences incertaines correspond une partie, sans que les digressions dont il fut ensuite coutumier ne viennent brouiller cet ordonnancement. Ainsi, dans un premier temps, Fourier s’en prend aux métaphysiciens : il les accuse d’être responsables de « ‘tous les malheurs que le genre humain éprouve depuis 25 siècles’ », dans la mesure où, incapables de découvrir le plan de l’harmonie universelle formulé par Dieu, ils ont enseigné la résignation face aux maux de la Civilisation : incapables de percer les vues de Dieu, ils ne s’appliquent, selon Fourier, « ‘qu’à façonner les peuples aux privations, à l’avilissement et aux calamités inhérentes à l’ordre civilisé et barbare, qu’à nous disposer aux souffrances sans espoir de bien-être’ ».

Fourier s’attaque ensuite aux sciences politiques, qui faute d’avoir su fonder leurs systèmes sur « ‘des idées de justice envers les salariés et les femmes’ », sont impuissantes à combattre les deux vices fondamentaux de la civilisation : les Politiques sont incapables d’une part de faire disparaître l’indigence, de garantir au pauvre « ‘le premier des droits naturels, le DROIT AU TRAVAIL »77 ’ ; d’autre part d’empêcher les révolutions. C’est dans cette partie que Fourier formule d’ailleurs pour l’instant, de façon très brève, une critique des économistes qui, parmi les charlatans qu’il entend dénoncer, sont ‘« les plus modernes et les plus perfides de tous ».’ Avec le prestige croissant acquis par l’économie politique dans la première partie du dix-neuvième siècle, cette critique prendra de l’ampleur, et Fourier dans ses écrits suivants tendra à traiter la science économique à part, et non plus comme une sous-partie des sciences politiques.

En 1806, ce n’était pas encore toutefois aux économistes que Fourier adressait les plus violentes critiques, mais aux moralistes. Et dans cette troisième et dernière partie d’Egarement de la raison, l’apostrophe, dont les effets se renforcent ici par le recours à l’anaphore, prenait alors les accents de la prédication :

‘« Vous êtes des charlatans puisque vos théories sont inconciliables, puisque cent moralistes prêchent cent doctrines contradictoires sans pouvoir se rallier à des théories revêtues du suffrage unanime.
« Vous êtes des charlatans, puisque vos dogmes ne peuvent s’accorder avec l’expérience et produisent à l’essai autant de fléaux que vous en promettiez de bienfaits.
« Vous êtes des charlatans, puisque vous n’usez pas pour vous- mêmes de vos propres antidotes : vous indiquez des moyens de réprimer ses passions pour arriver au bonheur, et loin d’user de ces moyens, vous êtes les hommes du monde les plus asservis à vos passions.
« Vous êtes des charlatans jusque dans les résultats hypothétiques, car vos systèmes anti-passionnés tendent par diverses voies à opérer la métamorphose de l’ordre civilisé en état nomade, dont vous n’oseriez directement provoquer le retour.
« Soyez donc proclamés 3 et 4 fois charlatans. »’

Coupables donc à ses yeux d’incohérence, d’inefficacité et d’hypocrisie tout à la fois, les science morales sont non seulement superflues, en raison de « ‘la nullité de leurs moyens »,’ mais aussi et surtout dangereuses, en cela qu’elles visent essentiellement à justifier les maux de la civilisation, qu’elles devraient au contraire condamner.

Notes
74.

FOURIER Charles (1847), Egarement de la raison démontré par les ridicules des sciences incertaines et fragments, Paris, Bureau de La Phalange, 128 pages, extrait de «La Phalange», Revue de la Science sociale, mars, avril, mai 1847. Sur la composition du manuscrit d’Egarement de la raison, voir notamment BEECHER (1993a), p. 130.

75.

L’édition de 1847, tirée à part de La Phalange, comportait 128 pages.

76.

FOURIER Charles (1852), Oeuvres complètes 10. Manuscrits publiés par la Phalange, revue de la Science sociale 1851-1852, Paris, Anthropos, 1ère éd. 1852, 353 pages, vol. I-II, p. 54, cité par BEECHER (1993a), p. 130.

77.

C’est Fourier qui souligne. Autant que possible, la forme typographique des citations de Fourier sera respectée. Fourier faisait de l’oubli de la question du droit au travail l’un des symptômes les plus spectaculaires de « l’étourderie méthodique » des philosophes : « S’ils traitent des droits de l’homme, ils oublient d’admettre le droit au travail, qui a la vérité n’est pas admissible en civilisation, mais sans lequel tous les autres sont inutiles » FOURIER, OC01 (1808b), « Préambule sur l’étourderie méthodique », p. 192 (1808 : 287 ; 1999 : 302).